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Assemble me, piece by piece

Strip away the incomplete, the model of the future

Colliding minds, it’s just a start

Feel the sparks, we’re building art

It’s the vertigo of freedom ohh[1]...

Viktoria Modesta (Prototype, 2014)

De performances sportives en défilés de mode, les équipements prothétiques ont acquis au cours des dernières années de nouvelles formes de mise en visibilité. Dans les représentations contemporaines de la prothèse, les références science-fictives et des esthétisations artistiques ont progressivement remplacé l’image archaïque de la jambe de bois. Si la grande majorité des personnes amputées restent cantonnées à des équipements prothétiques basiques (reproduisant avec plus ou moins de succès l’apparence du membre organique), force est de constater que de nouvelles techniques de fabrication (impression en trois dimensions (3D), par exemple), couplées au souci toujours prégnant de l’apparence, permettent une personnalisation accrue des dispositifs. À travers l’étude d’exemples de mise en visibilité de corps amputés équipés de prothèses esthétiques personnalisées, nous proposons une réflexion relative aux imaginaires entourant les représentations des corps « bioniques ».

En croisant nos deux disciplines (la philosophie politique pour Léna Dormeau et les sciences de la communication pour Amélie Tehel), nous interrogerons la figure du corps prothétique comme l’incarnation du fantasme d’une société technocratique et néolibérale. Nous étudierons la manière dont la construction discursive et iconographique du corps prothétique vient non seulement répondre à l’injonction contemporaine au corps contrôlé, autonome et en bonne santé, mais s’inscrit plus largement dans une idéologie technolibérale[2].

Puisque nos travaux de recherche respectifs se rejoignent principalement autour d’interrogations sur le corps et sur la nécessité épistémologique de penser les conditions d’émergence des savoirs, nous ne pouvons faire ici l’économie d’une approche réflexive sur notre propre posture de recherche. Nous rappellerons ainsi que notre argumentation émane d’un prisme spécifique, celui de nos corps de chercheuses socialisés comme valides. Nos corps entrent de ce fait dans le référentiel valido-normé dominant qui pose l’efficacité, le contrôle, le caractère complet et fonctionnel comme seules valeurs légitimes dans la société contemporaine occidentale. En proposant d’introduire la réflexion qui suit à partir de notre expérience corporelle personnelle, nous entendons circonscrire notre objet par le truchement de notre propre corporéité, postulant que, si le regard analytique est toujours situé, il convient de l’incorporer à toute réflexion.

La notion d’empowerment que nous traduisons volontairement par « empuissancement[3] » – sera ensuite mobilisée pour interroger l’espace intermédiaire, transitionnel au sein duquel existent et agissent ces corps que nous posons comme corps-frontières. Entre volonté d’émancipation radicale et réappropriations injonctives néolibérales (Bacqué et Biewener 2015), ce choix sémantique porte à lui seul une ambivalence politique qui nous servira à montrer les tensions à l’oeuvre dans les modes de monstration des corps « hors normes ». C’est à travers ce prisme, et en convoquant des concepts liés à l’approche normative et valido-centrée des corps assignés comme handicapés[4], que nous souhaitons explorer les processus de monstration des corps, celle-ci étant entendue comme stratégie de dévoilement rattachée à des enjeux de revendication subjective et de reconnaissance sociale et politique dans des espaces publics (ici numériques). Quelles portées politiques ou subversives peuvent émerger de cette mise en visibilité?

La dernière partie de notre texte nous permettra d’organiser la discussion en nous appuyant sur l’exemple de deux femmes s’autodéfinissant comme bioniques, dont les corps prothétiques esthétisés et érotisés nous semblent incarner la tension et les paradoxes de cet empuissancement. Viktoria Modesta (performeuse) et Tilly Lockey (bionic model – égérie bionique) sont deux femmes amputées équipées de prothèses esthétisées qui font partie intégrante de leur image publique. Conscientes des effets de sidération (Moyse 2010)[5] engendrés par le processus de stigmatisation (Goffman 1975), elles s’emparent en quelque sorte de la prothèse comme outil de réappropriation du stigmate, sans pour autant remettre en cause l’oppression validiste qui les excluait au départ.

Si l’approche exploratoire de ces observations ne nous permettra pas de poser de résultats, elle nous paraît en revanche souligner la richesse des questionnements que contiennent ces stratégies de représentations, à la fois dans nos disciplines respectives, mais également pour le champ des études féministes.

Nos corps situés

Nous avons une conscience aiguë de ce que veut dire avoir un corps historiquement construit. Mais quand il n’y a plus de croyance innocente dans le mythe originel, il n’y a plus non plus de Paradis perdu. En renonçant à la naïveté de l’innocence, notre politique renonce à l’indulgence de la faute.

Haraway (2007 : 42)

Tout propos scientifique implique de préciser les prismes par lesquels il a été travaillé. Nous estimons fondamental d’ancrer notre propos dans une démarche réflexive et de rendre visible – lisible – le regard au travers duquel nous voyons le monde. À noter que nous proposons et partageons ces axes de recherche selon une grille de lecture qui n’est pas neutre. Si ces thématiques nous tiennent à coeur, c’est bien à partir de nos corps qu’elles se formulent, à partir de nos perceptions et de nos affects qu’elles s’élaborent, rendant compte ainsi des imaginaires politiques qui nous ont structurées et, pour partie, déterminées. Nous ne saurions, en effet, observer les corps des autres sans interroger les nôtres propres, sans affirmer les oppressions que ceux-ci subissent, ni les positions de domination dans lesquelles nous sommes malgré tout ancrées, et que nous reproduisons sans cesse comme un motif familier.

Dans la lignée de Donna Haraway (2007), nous pensons qu’il n’y a pas d’accès direct à la connaissance, que la production de savoirs est opérée dans des contextes sociaux, culturels, politiques particuliers, et que le savoir ainsi construit n’est pas une production objective et immanente, mais le produit d’un prisme particulier qu’il convient de reconnaître, de situer et d’expliciter. Les imaginaires politiques, scientifiques et idéologiques qui nous ont façonnées – ce que nous nommons « épistémologie(s) » – sont, à notre sens, des épistémologies de la domination. Cela signifie que le Sujet archétypal souverain de la production, de la validation et de la diffusion de ces savoirs est en réalité un homme blanc, hétérosexuel, cisgenre, valide et en bonne santé, perçu comme séduisant, appartenant aux classes socioéconomiques supérieures, et historiquement associé au pouvoir (colonial, impérialiste, patriarcal). En tant que chercheuses et en tant que femmes (en y ajoutant d’autres facteurs potentiellement discriminants tels qu’être racisée, issue d’un milieu populaire ou usagère en psychiatrie), nous parlons à partir de zones de fractures, interstitielles, dans les angles morts de l’épistémologie dominante. Nous connaissons et vivons les discriminations liées à notre genre, à notre milieu socioéconomique, à notre racialisation ou à nos déficits psychiques présumés. Cependant, nos corps sont des corps socialement assignés comme valides : ils sont vus comme « complets » et conformes, répondent aux normes d’efficacité fonctionnelle dans leur mise en exercice. Nous ne saurions donc prétendre avoir une approche expérientielle de l’objet qui nous intéresse – le corps assigné comme handicapé. Nous ne nous affirmons pas non plus comme alliées[6], considérant que cette qualité n’est pas acquise mais « accordée par », et renégociée à chaque instant (Le Gallo et Millette 2019). C’est donc bien un regard de personnes valides que nous posons, à partir duquel nous nous efforcerons d’opérer un décentrement, nécessaire à la mise en critique de nos préconceptions valido-centrées.

Comment penser alors le corps qui sort des normes? Car s’il y a des corps « hors normes », c’est bien qu’il existe des corps « normés », ou tout au moins représentatifs d’une norme devant laquelle il y aurait une corporéité Autre à revendiquer, une subjectivité à visibiliser; une existence donc, à faire valoir. Et ces existants, nos existences, sont traversés par les rapports de pouvoir. Il n’y a jamais eu plus politique que le corps. C’est la leçon de l’Histoire mondiale, à jamais construite sur la colonisation, la catégorisation, la médicalisation et l’extermination de tous ces corps hors normes, que nous qualifions de (corps) subalternes en référence au philosophe italien Antonio Gramsci[7].

Montrer son corps hors norme : un projet politique émancipateur?

Dans une société où le regard est posé comme sens hégémonique (Le Breton 2013), ce qui est invisible tend à devenir insignifiant (Aubert et Haroche 2011). L’a-normalité physique, longtemps objet de dissimulation, profite aujourd’hui du large éventail d’outils de mise en visibilité de soi pour s’imposer au regard. Ces processus de réaffirmation de l’hors normalité, de la marge ou des subalternités trouvent un écho puissant dans le concept d’empuissancement, qui est au coeur de la pensée féministe. Entre idéal de transformation sociopolitique radicale et instrumentalisation néolibérale (Bacqué et Biewener 2015), entre « pouvoir intérieur » et « pouvoir sur » (Starhawk 2015)[8], l’empuissancement se formule sur une ligne de crête, oscillant entre des projets politiques et des modes d’expression parfois antagonistes. C’est dans l’exposition de soi et la mise en visibilité sociale et médiatique de corps rompant avec le cadre normatif dominant que nous souhaitons explorer cette ambivalence. Nous voudrions poser ici une interrogation sur le corps prothétique qui, porté en objet spectaculaire, ne relève finalement pas tant d’une dynamique monstrative d’empuissancement des personnes dites « en situation de handicap » que d’une mise en spectacle de corps perpétuant les normes dominantes, ce qui permet et pérennise ainsi la construction d’un fantasme technocapitaliste.

Loin d’explorer l’ensemble de ces modes de monstration qui s’affirment comme démarches d’empuissancement, nous interrogeons ici celle du corps prothésé, corps-hybride et corps-frontière. L’absence de membre, qu’elle soit congénitale ou conséquence d’une amputation, pose le corps comme incomplet selon les normes valides. La prothèse comme dispositif médical vient compléter le vide et permet au corps de retrouver un équilibre physique (et potentiellement psychologique) ainsi que certaines fonctions (marche, préhension). Les prothèses que nous allons observer, parce qu’elles introduisent une dimension esthétique marquée, tendent à s’écarter d’une médicalisation techniciste du corps pour s’activer plutôt dans des mises en oeuvre d’un soi visant à se réapproprier le stigmate (Goffman 1975). Puisque ce dernier est visible et désigné comme élément profond et, semble-t-il, inéluctable de discrédit (Goffman 1975), l’individu qui cherche à s’émanciper de ses conséquences doit opérer une reconfiguration identitaire.

Nécessairement, mais ce n’est pas l’objet de notre article, il conviendrait de pouvoir disserter intégralement sur la définition d’empuissancement, car son emploi, ambivalent, est lui-même la marque sociolinguistique de rapports historiques de pouvoir et d’oppression. De façon analogue, si nous ne pouvons effectuer un retour exhaustif sur le concept de subalterne[9], nous pensons qu’il est pertinent de le convoquer ici afin de désigner toute corporéité considérée comme hors normes. Puisque, nous l’avons dit, nos regards ne sont pas neutres, il est entendu que nos plumes ne le sont pas non plus. Ce que nous souhaitons poser comme jalon théorique préliminaire et fondamental, c’est que la catégorie même d’hors normalité que nous mobilisons est de fait inscrite dans une relation de pouvoir et produite au sein d’un rapport de domination. Et précisément parce que la notion de subalternité porte en elle-même cette relation de pouvoir immanente à la situation de domination, l’employer nous permet de préciser le regard posé sur notre objet, la façon dont nous souhaitons l’aborder et le proposer. Il nous semble que ce parti pris notionnel cartographie dès lors un autre lieu, le terrain si particulier de l’empuissancement subalterne – ou sa tentative –, que nous nommons indistinctement « espace liminaire » ou « zone liminale[10] ».

En tant que chercheuses valides, nous interrogeons les corps que nous voyons, à l’aune de ceux que nous ne voyons pas. Car la figure du corps prothésé, telle qu’elle est présentée dans les espaces médiatiques, est rendue acceptable au regard valide dans la mesure où la déficience du corps est parcellaire et circonscrite. Le vide d’un seul membre vient subvertir le regard, tandis que la trivialité du moignon ne saurait heurter la sensibilité valido-normée puisqu’elle est masquée par l’artifice prothétique. Le reste du corps ainsi exposé reste normé, désirable, blanc, lisse et hygiénisé (Dalibert 2015). Le « handicap » construit de cette manière affirme la légitimité de son exposition par un degré de réparabilité potentiellement spectaculaire (Marcellini 2007), tout en mobilisant de prégnants imaginaires technoscientifiques (la figure hybride du cyborg arrivant en tête de file). C’est une déficience contrôlée, limitée, réparable, et non une condition dégénérative conduisant à une dégradation progressive et inéluctable des fonctions du corps, c’est une promesse solutionniste (Morozov 2014) qui tisse des représentations dominantes éloignées des réalités de l’amputation et du handicap (Gourinat 2015).

Bien qu’ils soient intrinsèquement liés, il est à ce stade important de distinguer le processus de subjectivation subalterne de sa visée émancipatrice dans une perspective politique. Pour le dire autrement, si le corps fait fonction d’autoespace transitionnel potentiellement émancipateur, il n’en reste pas moins le lieu d’une reproduction schématique de normes sociales intériorisées, dont il est difficile de se départir. En ce sens, si nous considérons que la mise en visibilité de ces corps (ici prothésés) s’inscrit en partie dans une perspective émancipatrice, c’est précisément parce qu’elle concourt à une construction de soi métamorphique, contre-normative, « anticonformiste » pour reprendre un terme de Ralph Waldo Emerson (2000). Cependant, nous croyons fermement que, en nous limitant à n’envisager le dépassement d’une situation de domination donnée qu’à un instant T, nous nous rendons aveugles aux moyens de la reproduction de cette domination à l’instant T + 1. La volonté d’émancipation, si elle n’est formulée ou manifestée qu’à l’intérieur d’un cadre normatif hégémonique, reste politiquement inefficiente et inopérante, car cela ne constitue pas une proposition politique qui préciserait des intentions sur le partage du pouvoir et les moyens d’actions requis pour ce faire. Il y aura systématiquement, à notre sens, une réincorporation néolibérale des volontés inclusives, lorsqu’elles ne sont pas déjà essentiellement néolibérales.

Des femmes bioniques

Pour étayer notre propos, nous souhaitons nous appuyer sur une étude exploratoire centrée sur deux femmes équipées de prothèses esthétisées et utilisant celles-ci dans leur image publique : Viktoria Modesta et Tilly Lockey. Cette étude se base sur un corpus d’articles de presse en ligne mettant en avant le parcours de vie et l’actualité de ces femmes[11], ainsi que sur leur production iconographique dans leurs comptes Instagram[12].

En raison d’un problème survenu à sa naissance à la suite d’une négligence médicale, Viktoria Modesta a grandi avec une malformation de la jambe qui l’a contrainte à un suivi médical pénible. À 19 ans, elle a choisi de procéder à l’amputation de sa jambe afin de regagner en mobilité et, dit-elle, de se réapproprier son corps. Elle devient alors chanteuse et performeuse : « J’ai grandi dans un environnement extrême, avec une mentalité brutale qui considérait ceux qui n’étaient pas biologiquement “ corrects ” comme des citoyens de seconde zone. Je me sentais tellement exclue que je devais créer ma nouvelle identité » (Nedbaeva 2019). Dans le cas de Viktoria Modesta, la prothèse se détache de toute connotation médicale pour devenir ornement à visée séductive. Au corps de la performeuse, dont les formes entrent par ailleurs dans les canons esthétiques de la beauté contemporaine, viennent s’ajouter des artéfacts prothétiques ornementaux[13]. Cette composition vient produire une érotisation fétichisante[14], qui trouve son apothéose dans les contextes mêmes de mise en visibilité de ce corps : la performance. L’industrie du luxe a su se saisir de la puissance évocatrice de cette figure fantasmatique et l’instrumentaliser à des visées de marketing : Viktoria Modesta a été la tête d’affiche d’un spectacle du Crazy Horse[15] à Paris et l’égérie d’une campagne de promotion pour la marque Rolls Royce en 2019[16].

Amputée à l’âge de 15 mois des suites d’une méningococcie, Tilly Lockey a été l’une des premières bénéficiaires de la prothèse Hero Arm produite par l’entreprise Open Bionics (qui a bénéficié d’une homologation pour ses prothèses open source imprimées en 3D). Équipée auparavant de prothèses myoélectriques « basiques » imitant la chair humaine, Tilly Lockey est rapidement séduite par la personnalisation esthétique des prothèses Open Bionics et devient égérie de la marque : « Je voulais me démarquer de la foule. Je ne voulais pas cacher le fait que je n’ai pas de mains, et je voulais juste être moi-même[17]! » Tilly Lockey pose régulièrement avec les créations de la marque, une des dernières en date étant inspirée du film Alita: Battle Angel, superproduction (blockbuster) de science-fiction sorti en 2019, et commanditée par ce dernier. À l’instar de celui de Viktoria Modesta, son corps est une opportunité promotionnelle d’imaginaires de luxe et de progrès technoscientifique.

Sans être omniprésente dans leur production iconographique sur Instagram, la prothèse est l’élément central de l’image publique de ces deux jeunes femmes. Leur manière de se définir est également notable : Tilly Lockey se présente comme bionic model; Viktoria Modesta, comme bionic pop artist. Si la bionique humaine définit « l’intégration de dispositifs mécatroniques au corps humain, soit l’utilisation des technologies de l’électronique, de l’informatique et de la mécanique dans le but de pallier à diverses dysfonctions physiologiques ou anatomiques telles que les troubles auditifs, la cécité, l’amputation, les troubles neurologiques, les dysfonctionnements musculaires, etc. » (Andrieu 2006 : 400), force est de constater que l’usage populaire et médiatique de ce terme tend à subir des formes d’extrapolation fantasmatique lui conférant des propriétés extraordinaires non présentes dans son acception première.

En appuyant leur image publique sur ce mot-fantasme, et en produisant une iconographie érotisante et fétichisante de leur corps prothésé, les corps-frontières de ces deux femmes deviennent, à notre avis, corps-supports d’une idéologie technocapitaliste. En faisant de leur prothèse une image de marque, elles performent un empuissancement néolibéral, fondé sur le dépassement individuel. Puissantes, mais non subversives, elles imposent de nouveaux fantasmes technologiques, ce qui entretient un régime de promesses basé sur une réparabilité infinie des corps. Ce n’est pas la déficience qui devient désirable, mais bien son potentiel de transcendance identitaire par sa dissimulation ou son remplacement – la transcendance étant ici le dépassement d’une condition jugée inférieure et indigne selon une construction du monde valido-normée.

Si Viktoria Modesta et Tilly Lockey font preuve évidente d’un empuissancement individuel et d’un accomplissement personnel et professionnel, elles affirment pourtant leur volonté d’agir au niveau collectif : « Quand les gens viennent sur ma page, ils se sentent bienvenus et empuissancés, libres d’être comme bon leur semble, et c’est la raison principale pour laquelle je fais ça » (Tilly Lockey, citée dans Kristen O. Bobst (2020); notre traduction). En travaillant une image publique puissante et visible, elles souhaitent influer sur le monde du handicap et produire de nouvelles représentations du corps handicapé : « J’ai hâte au jour où nos “ handicaps ” seront classés comme améliorations et admirés quand on marchera dans la rue, plutôt que fixés et évoqués avec pitié, parce que je pense que je ne parle pas juste pour moi quand je dis que je suis à l’aise (cool) avec le fait que vous voyiez mon handicap. J’ai plein d’ondes positives et je vis ma meilleure vie avec mes bras qui s’illuminent! » (Tilly Lockey, citée dans Bobst (2020); notre traduction).

Cependant, « montrer n’est pas forcément rendre visible » (No Anger 2017). Que disent ces modes de monstration du vécu expérientiel du corps amputé? Le discours de vie qui accompagne la monstration ne met en exergue les difficultés que pour souligner la manière dont elles ont pu être transcendées. L’objet-prothèse est alors objet magique, techno-fétiche qui dissimule les obstacles qui, pourtant, resteront nombreux. Cette volonté de partage et d’influence semble ne se concentrer que sur une dimension réparatrice et méliorative. Trop rares sont les exemples où Viktoria Modesta rappelle qu’elle ne peut pas marcher avec la prothèse en forme de pic, dont la rupture avec un réalisme anatomique croisant érotisme sado-masochiste et animalité mécanique a construit son image de performeuse[18]. Si Viktoria Modesta s’affirme comme femme d’influence[19], elle se place à distance de toute forme d’engagement politique : « Je raconte mon histoire et je constate qu’elle impacte la communauté des handicapés. Mais je ne veux pas être une militante » (Viktoria Modesta, citée dans Yves Derai (2019). « L’heure n’est plus aux débats soporifiques sur l’éthique et le handicap […] Ce n’est qu’en provoquant des sentiments d’admiration, d’aspiration, de curiosité et d’envie que nous pourrons vraiment faire avancer les choses » (Viktoria Modesta, citée dans Juliette Hochberg (2019).

Les productions discursives médiatiques du parcours de ces deux femmes partagent le même motif structurel : tragédie/combat/dépassement. Ces témoignages relatent le « drame » originel, celui qui a privé la personne de l’usage d’un ou de plusieurs membres, font ensuite état des obstacles et des difficultés (souvent dans un registre misérabiliste) et concluent par le processus de résilience qui va permettre à la personne d’opérer une transcendance. Dans les exemples qui nous intéressent ici (et ils sont nombreux), la prothèse est mise en scène comme socle de ce processus de résilience, qui vient compléter des qualités morales particulièrement attachées à ce type de profil (combativité, courage, entrain, créativité). La mise en visibilité semble dépendre d’une exemplarité de parcours basé sur cette structure narrative ou y enjoindre. Par cette mise en scène iconographique et discursive, ces corps revendiquent leur appartenance aux catégories sociales dominantes : elles exposent des corps blancs et séduisants, jouant d’une sexualité faussement subversive, et des qualités morales de résilience et de capacité de dépassement de soi.

Cependant, la capacité de ces représentations proactives, contrôlées et performantes à produire un empuissancement collectif et transformateur est largement mise en doute par des collectifs militants de personnes handicapées. L’avocate et militante Elisa Rojas (2016) dénonce notamment la dichotomie « mendiant/héros » dans laquelle les personnes handicapées sont prises au piège : « Nous ne sommes visibles et acceptables socialement que si nous entrons dans l’une et l’autre de ces catégories. Nous sommes sommés d’être soit objet de pitié, soit objet d’admiration, et en tout état de cause toujours “ objets ”. » Paradoxalement, le héros ou l’héroïne reste subalterne. Sa surhumanité n’est qu’une construction artificielle et dépolitisante accordée par les catégories dominantes. Pendant que ces corps occupent l’espace médiatique, produisant une « pornographie de l’inspiration[20] », les collectifs militants se battent pour un respect des droits fondamentaux, pour l’accès à l’emploi, pour l’accessibilité des lieux publics et privés[21] ainsi que la désinstitutionnalisation.

L’obsession capacitaire s’oppose également à la potentielle réhabilitation d’attributs jugés discréditants. L’essence du handicap, comme le défend la théorie crip[22], serait pourtant cette absence de contrôle, cette vulnérabilité et cette dépendance du corps (Puiseux 2017), cette incompatibilité avec la norme dominante. C’est dans ces corps indociles, incontrôlés, improductifs, que pourrait pourtant naître une reconfiguration paradigmatique des rapports au corps et au monde. En regardant les performances et les interventions de Viktoria Modesta et Tilly Lockey, remettons-nous vraiment en question nos normes valides, ou les perpétuons-nous en célébrant les femmes qui se seraient « extraites » de la condition d’handicapée, celles qui se sont réparées et transcendées? Elles seules sont-elles dignes de nos regards valides, tandis que restent dans l’ombre les corps indomptés?

La dynamique de l’empuissancement, dans sa dimension performative, constituerait ainsi un processus de normalisation, visant une adaptation des subalternes au paradigme de l’entreprise de soi. En valorisant la monstration de corps prothésés dans sa dimension intégrative et revendicatrice, en mettant l’accent sur les possibilités émancipatoires qu’elle porte, nous pensons que le régime technolibéral profite de ces revendications dans le seul but de les incorporer au schéma dominant. La monstration de soi, ici, loin d’être envisagée comme pratique d’émancipation politique, deviendrait au contraire entreprise de dépolitisation de soi. Ainsi, plus encore qu’être « actrices de leur réparation », des personnalités publiques comme Viktoria Modesta ou Tilly Lockey donnent l’impression d’une invitation à gouverner son corps, avec pour objectif de fonder sa propre hybridation « empuissançante », et ainsi amorcer sa propre émancipation. Avec l’aide affirmée des acteurs du techno-libéralisme contemporain, des politiques publiques aux grands groupes privés, l’empuissancement se figure non plus comme un cheminement personnel, collectif et transformateur (Bacqué et Biewener 2015), mais comme une sorte de « produit fini », en place de production du discours. À l’instar d’un retour sur investissement, les effets recherchés de l’ordre de la réparation et de la monstration sont à comprendre comme exhibition d’une vie active, productive surtout, et sans plus d’interférences d’un point de vue symptomatique (médical). La figure du corps prothésé – comme toute subjectivité subalterne – a été rattachée à une forme de discours « authentique » de soi sur soi, en s’éloignant des conditions historiques sur lesquelles elle s’est formée – à savoir le fait qu’elle a été construite dans un rapport à la norme dominante. En cessant d’interroger les racines des rapports de domination qui caractérisent le processus de subjectivation subalterne, l’émancipation est devenue une fin en soi, un objectif qu’il conviendrait d’atteindre, au sein duquel est principalement poursuivie l’affirmation d’une subjectivité dénigrée. Par conséquent, cela a permis aux éléments de discours de l’empuissancement de se populariser et de s’intégrer à la rationalité néolibérale[23]. L’empuissancement, en ce sens, est devenu le nouveau cadre dominant au sein duquel la subjectivité subalterne, non plus se heurte, mais se ré-invente, se revendique et s’envisage émancipée. En définitive, le processus d’empuissancement entend mettre l’affirmation et la reconnaissance de la subalternité au coeur de son fonctionnement, mais sans jamais interroger ce qui est affirmé ou ce qui est reconnu.

La philosophe Chantal Jaquet, qui a longuement travaillé sur la non-reproduction sociale et forgé le concept de transclasse (Jaquet et Bras 2018), avait déjà formulé, dans son champ de recherche propre, cet écueil de la réappropriation des trajectoires exceptionnelles (au sens littéral de hors normes). Les représentations marginales d’individus dont le parcours a fait imploser le carcan normatif ont été incorporées à la rationalité néolibérale, ce qui a permis ainsi aux discours sur la méritocratie et l’auto-entreprise de soi de se renforcer et de délégitimer plus encore tout sujet incapable de transformer ses vulnérabilités – ou les déterminismes qui le structurent – en forces proactives, en somme, de transcender sa propre existence.

Ainsi, ce corps-cyborg, médiatisé et présenté comme tel, est bien cet espace liminal que nous évoquions en préambule, en ce qu’il est le lieu transitionnel de la transformation, sous forme d’hybridation, entre un objet exploité et un sujet résistant. Considérant que nous vivons au sein d’une superstructure que nous qualifions d’« ontopolitique[24] », il nous paraît impératif de nous défaire de conceptions clivées et dichotomiques pour intégrer l’idée que le développement et la médiatisation des corps que nous décrivons sont tout autant des signes d’aliénation totale que des vacuoles d’émancipation. Si l’hybridité est désormais revendiquée comme n’étant plus – uniquement – subie, elle reste en outre un marqueur de l’expansion d’un capitalisme technolibéral et de son esprit[25]. Si des personnalités comme Viktoria Modesta ou Tilly Lockey reprennent possession de leur corps et de leur monstration, il nous semble subsister néanmoins un paradoxe profond, qui consiste à chercher la reconnaissance auprès des structures qui ont délibérément produit et catégorisé leurs corps comme subalternes. Parce qu’en définitive l’aspect attendu dans ce schéma est leur reconnaissance en tant que sujet individuel, et non comme sujet subalterne historique. Néanmoins, il est notable et important de constater que cette lutte pour la reconnaissance (Honneth 2013) a au moins deux conséquences positives et identifiables : le questionnement sur leur légitimité dans la société et la revendication de droits nouveaux. Car c’est précisément parce que ces corps sont hybrides qu’ils constituent, en eux-mêmes et par eux-mêmes, un (des) possible(s). Les contraintes et l’idéologie néolibérale ont certes été intériorisées, et reproduites à l’intérieur du soi; pour autant, le terrain de leur expression est nouveau, résolument contemporain, et permet de mettre en évidence le potentiel subversif de cet espace liminal, envisagé comme puissant vivier de forces dissidentes.

Conclusion : la femme bionique est-elle cyborg?

La cyborg [d’Haraway] se dispense de l’éreintant travail d’« être soi » que la société impose, particulièrement aux femmes qui ont intérêt à manifester leur adhésion au système par une signalétique clairement identifiable. Look, accessoires, coiffure, chaussures, tout compte quand on veut pouvoir se réduire à un pitch. Préparez-vous pendant des heures, puis soyez brève!

ïan Larue (2018 : 32)

Est-il possible de penser un empuissancement féministe et dé-validiste sans une subversion radicale des modes habituels d’appréhension du corps? Si cette hybridité est une force active, elle n’arrive pas toujours à s’extraire du terreau technolibéral au sein duquel elle a émergé, et ne peut donc opérer d’empuissancement radical. Si cet espace liminal est un champ de possibles, il reste à y construire les conditions d’une subversion politique majeure. Le ou la cyborg d’Haraway (2007) reste à ce jour cette figure floue, non figée, cet espace de frontières, dont le mouvement perpétuel et le refus de soumission aux constructions normatives, permet au mieux de penser cet espace subversif, ce renversement des codes. Si ce potentiel transformateur doit émaner des corps-subalternes eux-mêmes, il appartient avec urgence à nos corps valides – corps de chercheuses ou corps de spectatrices ou de spectateurs de ces médiatisations – de décentrer nos regards pour passer au-delà de l’artifice. S’il n’est pas question de remettre en doute la puissance de transformation individuelle de ces femmes dans l’exposition de leur corps, c’est bien l’influence de ces constructions médiatiques sur les modes de représentation des corps amputés que nous avons voulu ici déconstruire. Ce n’est qu’en mettant fin à l’hégémonie de la validité corporelle – condition précaire et ontologiquement éphémère – et par la réattribution collective d’une valence positive à la vulnérabilité, à la lenteur et à la dépendance qu’un empuissancement radical des corps dominés pourra s’opérer.

Dans notre article, nous souhaitions rendre compte d’une situation de seuil, subjectivement et politiquement ambivalente, comme biais constitutif de la condition sociale, et donc vitale, de corps subalternes. En définitive, notre mouvement exploratoire nous a conduites à ne plus envisager simplement l’empuissancement subalterne comme un processus inscrit dans une zone liminale – ce terrain tiers d’expérimentation de soi –, mais bien à considérer le corps subalterne comme étantlui-même cette zone liminale. Le corps est la zone, le terrain-limite, le lieu-frontière de la transformation de sa subjectivité, l’autoespace transitionnel de ses propres désirs d’empuissancement. C’est parce qu’entendu comme entre-deux fécond entre exploitation objectale et résistance subjective que nous proposons en conclusion l’affirmation suivante : l’empuissancement subalterne n’est qu’un prototype, la subalternité est une liminarité.