Abstracts
Résumé
L’autrice s’intéresse au concept du corps utopique dans L’enfant dans le miroir (2011) et Putain (2001) de Nelly Arcan. Le corps utopique arcanien se manifeste par son désir d’atemporalité, c’est-à-dire qu’il aspire à se situer hors du passage du temps de manière à éviter toutes traces du vieillissement. La vision hétéropatriarcale qui teinte cette conception du corps idéal engendre un rapport lacunaire avec celui-ci, qui se manifeste par la quête obsessionnelle des narratrices qui désirent à tout prix répondre aux impératifs de beauté. À partir d’une analyse discursive, l’autrice se penche sur les diverses formes de dominations qui traversent le rapport au corps des narratrices de L’enfant dans le miroir et de Putain et tend à montrer que la concrétisation du corps utopique arcanien ne peut avoir lieu que dans un rapport au corps destructeur et abusif.
Mots-clés :
- Nelly Arcan,
- écriture de femmes,
- corps,
- transformation corporelle,
- féminin (construction sociale)
Abstract
The author examines the concept of the utopian body in L’enfant dans le miroir (2011) and Putain (2001) by Nelly Arcan. The utopian Arcanian body manifests itself through its desire for timelessness, that is to say, it aspires to be outside the passage of time so as to avoid all traces of aging. The heteropatriarchal vision that tints this conception of the ideal body generates a lacunar relationship between the narrators and their bodies: the narrators pursue an obsessive quest to respond to the imperatives of beauty, at any cost. Through a discursive analysis, the author examines the various forms of domination that inform the narrator’s perceptions and treatment of their own bodies in L’enfant dans le miroir and Putain.
Resumen
La autora se centra en el concepto de cuerpo utópico en L’enfant dans le miroir (2011) y Putain (2001) de Nelly Arcan. El cuerpo utópico arcaniano se manifiesta a través de su deseo de atemporalidad, es decir, aspira a estar fuera del paso del tiempo para evitar todo rastro de envejecimiento. La visión heteropatriarcal que matiza esta concepción del cuerpo ideal genera una relación de incompletitud con él, que se manifiesta en la búsqueda obsesiva de las narradoras que desean a toda costa responder a los imperativos de la belleza. A partir de un análisis discursivo, la autora examina las diversas formas de dominación que atraviesan la relación con el cuerpo de las narradoras de L’enfant dans le miroir y de Putain y sugiere que la concretización del cuerpo utópico arcaniano sólo puede tener lugar en una destructiva y abusiva relación con el cuerpo.
Palabras clave:
- Nelly Arcan,
- escritura de mujeres,
- cuerpo,
- transformación corporal,
- femenino (construcción social)
Article body
La question du vieillissement des corps féminins comme déchéance est un aspect largement commenté dans les écrits féministes. Les oeuvres de Simone de Beauvoir constituent à ce propos un point d’ancrage important alors que Ledeuxième sexe (1949) aborde l’adolescence comme chute de la féminité et que la narratrice du roman La femme rompue (1967) est quittée par son mari pour une femme plus jeune. De l’impossibilité de maîtriser sa fécondité aux impératifs de beauté qui privent les femmes de leur autonomie, force est de constater que l’enjeu du corps féminin vieillissant est toujours présenté comme un piège pour les femmes. Inscrivant sa réflexion sur la féminité en rapport avec la hantise du vieillissement, Nelly Arcan participe dans ses oeuvres à interroger et à renouveler les enjeux liés aux conséquences du passage du temps sur les corps féminins. Dans Putain (2001) et L’enfant dans le miroir (2011), le concept du corps utopique, soit celui qui est « infini dans sa durée » (Foucault 1966), trouve son sens dans le culte de la jeunesse qui permet de « vivre hors du temps et du monde, vivre morte comme une vraie poupée de magazine en maillot de bain » (Arcan 2001 : 112). En outre, l’enfance préserverait le sujet arcanien des pressions sociales liées à la féminité alors qu’elle se définit comme « le bon temps de la beauté non faite de canons, la beauté non imprégnée du sexe des hommes, celui de la facétie, de l’autodérision où l’on se trouve à son aise devant les traits de son visage » (Arcan 2011 : 67). Le corps utopique chez Arcan ne serait donc pas seulement un corps dont la beauté serait immuable de par les artifices auxquels il aurait recours – chirurgie, soin de beauté, acharnement esthétique –, mais aussi un corps enfant dont la beauté ingénue et candide s’élaborerait hors de la dimension sexuelle des corps.
Michel Foucault (1966) définit l’utopie comme « un lieu hors de tous les lieux » où l’on possède « un corps sans corps, un corps qui sera beau », et propose ceci : « il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le coeur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel ». Ajoutons que l’utopie chez Arcan se trouve non pas dans l’idée « d’un corps incorporel » qui est « hors de tous les lieux », mais plutôt dans celle d’un corps atemporel. Cette piste de réflexion sur le corps atemporel doit être comprise ici comme l’image d’un corps sur lequel le passage du temps n’aurait aucun effet, ce qui permet d’insister à la fois sur la puberté comme moment d’une rupture et d’une désillusion, ainsi que sur la volonté de se préserver d’une vieillesse certaine qui est entendue chez Arcan comme la marque d’une beauté obsolescente. Le corps atemporel, contrairement au corps intemporel, serait donc précisément lié aux normes qui régulent le corps féminin normalisé venant ainsi ouvrir une brèche dans la vision androcentriste de la pensée foucaldienne sur le corps utopique.
Le concept du corps utopique est mis en place avec force dans Putain et dans L’enfant dans le miroir, agissant comme moteur de réflexion sur les enjeux de la construction et de la représentation du corps féminin. Pour les narratrices, le passage de l’enfance à l’âge adulte appelle un système de pouvoir traduisant les ravages des schèmes culturels qui dictent les normes, ce qui offre la possibilité de mettre au jour la vulnérabilité des corps féminins dans la société. En effet, l’idéal de la jeunesse induit par une féminité normative et contraignante pousse les narratrices de ces deux oeuvres à métamorphoser leur corps à partir du moment où celui-ci atteint la puberté. La puissance d’agir de ces corps s’ancre donc dans une obsession destructrice de ce qui n’est pas conforme à une féminité normalisée, pour engendrer ainsi une image corporelle vulnérable. L’idée d’une vulnérabilité qui prend racine dans une forme de dépendance dommageable conduit d’ailleurs Judith Butler (2020 : 77) à affirmer que, « [e]n d’autres termes, nous sommes en tant que corps, vulnérables face aux autres et aux institutions, et cette vulnérabilité constitue un aspect de la modalité sociale à travers laquelle les corps subsistent ». Dans le présent article, nous entendons nous intéresser à la fois à la mise en valeur d’une vulnérabilité qui traverse l’enfance et l’âge adulte ainsi qu’à la perspective complémentaire offerte par les deux textes que sont L’enfant dans le miroir et Putain en ce qui a trait à la pensée du corps arcanien. Notamment, les narratrices, qu’elles soient enfants, adolescentes ou adultes, se construisent selon une expérience commune qui annihile toute possibilité d’authenticité des corps féminins[1]. Dans L’enfant dans le miroir, la réclusion des changements qu’engendre la puberté amène à observer la manière dont le corps utopique, celui qui se trouve « hors de tous les lieux », s’organise et trouve sa signification dans cette transition que suppose le passage de l’enfance à l’âge adulte. Dans Putain, il est davantage question d’un corps métamorphosé selon certaines normes intériorisées durant le passage à l’âge adulte. La dichotomie « schtroumpfette/ larve » que propose ce texte éclaire d’ailleurs l’utopie que serait celle d’un corps atemporel, puisque la schtroumpfette dédie son quotidien à entretenir son corps afin de correspondre à l’idéal de la jeunesse. Ainsi, nous postulons que ces textes mettent en avant diverses formes de dominations hétéropatriarcales qui traversent le rapport au corps vieillissant des narratrices de L’enfant dans le miroir et de Putain.
À la lumière de ces considérations, il y a lieu de remettre en question la façon dont se forme et se développe l’idée d’un corps utopique atemporel chez les deux narratrices, et les répercussions physiques et psychologiques qu’elles subissent, par conséquent, de cet idéal de la jeunesse éternelle. Pour répondre à ces interrogations, nous définirons d’abord le corps utopique arcanien en rapport avec le concept de corps utopique foucaldien, ce qui permettra de mettre au jour la quête de jeunesse éternelle que poursuivent les narratrices du corpus étudié, ainsi que les normes hétéropatriarcales qui entretiennent cet idéal dominant. Ensuite, nous analyserons L’enfant dans le miroir en procédant à la mise en évidence de passages qui marquent une volonté de contrer les changements corporels qu’entraîne la puberté. Puis nous montrerons que la figure de la schtroumpfette permet de mettre en relief le corps féminin socialisé et normalisé, c’est-à-dire soumis aux injonctions de la beauté, tandis que la larve renvoie à la figure de la mère, corps vieillissant qui ne suscite plus le désir des hommes. À partir de ces deux figures tirées de Putain, nous considérerons les luttes que le corps féminin mène durant son passage à l’âge adulte, ainsi que les recours utilisés par la narratrice au quotidien pour métamorphoser son corps.
Les prolégomènes du corps utopique arcanien
Dans sa conférence radiophonique « Le corps utopique », Foucault (1966) amorce sa réflexion en opposant corps et utopie, deux concepts irréconciliables, selon lui. Il affirme à ce sujet que le corps est « une topie impitoyable […] le corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné ». Ainsi, l’impossibilité de se détacher de son corps ou d’en faire abstraction en fait le contraire de l’utopie qui se définit comme « un lieu hors de tous les lieux » (Foucault 1966). Ce constat le mène à soutenir que le corps utopique prend forme dans l’idée d’un « corps incorporel » dont la manifestation la plus juste serait l’âme, représentation ultime d’un corps sans corporéité. Le corps utopique foucaldien trouve donc son sens dans l’idée de l’absence d’une existence concrète. Outre l’âme, le corps utopique foucaldien peut aussi « prendre la forme de corps investis de pouvoirs magiques comme dans les contes de fées, ou bien encore de corps lisses et transfigurés » (Sforzini 2014 : 120). C’est précisément dans cette suggestion de « corps lisses et transfigurés », que soumet Arianna Sforzini, que nous rattachons le concept de corps utopique aux écrits d’Arcan, notamment parce que la réflexion de Sforzini permet de dépasser le parti pris androcentriste de la pensée foucaldienne[2]. Si le corps utopique de Foucault paraît asexué, celui que conçoit Nelly Arcan s’élabore précisément au regard du corps féminin, c’est-à-dire qu’Arcan façonne son concept du corps utopique selon la construction d’un genre féminin valorisé par les normes sociales. Se situant davantage dans le paraître et évacuant en ce sens un discours s’appuyant sur l’absence de corporéité, le rapport au corps arcanien se construit en parallèle de cette idée du « lieu hors de tous les lieux » que serait l’idéal de la jeunesse éternelle.
Les narratrices de L’enfant dans le miroir et de Putain abondent toutes deux dans le même sens, alors qu’elles désirent un corps sur lequel le passage du temps n’aura aucun effet. Considérant que « les corps n’apparaissent, ne durent et ne vivent qu’au sein des contraintes productives de certains schémas régulateurs déterminés au plus haut degré par le genre » (Butler 2018 : 12), les constats qu’Arcan formule concernant l’apparence physique et l’image corporelle de ses deux narratrices révèlent un lieu de lecture privilégié sur les normes du corps féminin. En effet, le passage du temps dans L’enfant dans le miroir et dans Putain apparaît comme un chaos auquel il faut à tout prix échapper. Ainsi, le mode spécifique de représentation du corps féminin que soutiennent ces deux oeuvres cherche à s’inscrire dans un espace-temps révolu, en l’occurrence la période de l’enfance, afin de se libérer des critères de beauté féminine qui crée un désordre dans l’esprit des deux narratrices. Puisque « [p]enser le corps comme construit exige de repenser la signification de la construction elle-même » (Butler 2018 : 12), les deux parties subséquentes privilégient des retours au texte de façon à bien saisir l’élaboration du corps utopique atemporel chez Arcan et d’en comprendre les fondements.
Le fracas des miroirs ou la prise de conscience de la féminité
Présenté en quatrième de couverture à titre de « conte cruel pour jeunes filles », L’enfant dans le miroir apparaît comme le récit d’une désillusion, en ce sens que la conscience du corps évacue toute possibilité d’une utopie car, après tout, « les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un corps. Pendant des mois, pendant plus d’une année, ils n’ont qu’un corps dispersé, des membres, des cavités, des orifices, et tout ceci ne s’organise, tout ceci ne prend littéralement corps que dans l’image du miroir » (Foucault 1966). De plus, considérant que le titre L’enfant dans le miroir renvoie à la théorie psychanalytique du stade du miroir qui aborde le processus de construction identitaire de l’enfant, on peut affirmer que la narratrice découvre une identité morcelée alors qu’elle atteint la puberté et qu’elle commence à se contempler dans lesdits miroirs. La rupture du passage de l’enfance à l’âge adulte s’élabore d’ailleurs autour de ce moment charnière : le corps de l’enfant grandit suffisamment pour atteindre les miroirs sans avoir à se « hisser sur les lavabos des salles de bains » (Arcan 2011 : 66). Si le rapport au corps de l’enfant ne se montre pas lacunaire, c’est tout simplement parce que la contemplation de son image n’est pas à sa portée (Arcan 2011 : 66-67) : « Quand j’étais petite j’étais si petite que mon visage n’arrivait pas à hauteur de miroir. Quand j’étais petite je me voyais peu, je n’avais pas le temps. » L’expérience du miroir, chez Foucault comme chez Arcan, succède à l’expérience utopique du corps, c’est-à-dire que le corps de l’enfant constitue une utopie et sa matérialisation par l’entremise du miroir intervient dans ce rapport utopique. Dans l’univers arcanien, on représente l’enfant non pas comme un corps en devenir, mais comme un corps déjà parfait qui ne fait que dépérir. La puberté, associée chez Arcan au moment où l’enfant atteint le miroir, est marquée par un chamboulement lié à la prise de conscience par la protagoniste qu’elle est assignée au sexe féminin. À ce propos, la narratrice affirme qu’« il paraît qu’au moment de la puberté le sexe des femmes qui s’ouvre marque un point de non-retour dans la vie, il paraît que l’ouverture du sexe donne une tout autre perspective sur les choses » (Arcan 2011 : 72). Cette « autre perspective des choses » qu’évoque la narratrice peut être comprise à la fois comme le deuil du caractère ingénu de l’enfance, mais aussi comme un corps qui s’inscrit différemment dans le monde social alors qu’il devient objet de désir. Dans le récit, la féminisation du corps se résume en un désenchantement, alors que les changements liés au corps tendent à définir un rapport problématique de l’image de soi.
L’obsession de l’image de la narratrice se développe donc au moment où son reflet lui devient accessible (Arcan 2011 : 68) : « Quand j’étais petite j’ai fini par grandir. J’en suis arrivée au point fatal où je pouvais voir mon visage dans les miroirs, du moins à partir du menton; depuis ce jour-là je n’ai plus pu m’échapper, je me suis tombée dessus à chaque tournant. » Si l’ensemble du propos s’articule autour des angoisses liées à la quête de la beauté, le récit se focalise précisément sur la peau et la prise de poids, deux éléments qui amènent la narratrice à découvrir la possibilité de se métamorphoser en infligeant diverses restrictions à son corps. Cette idée de modifier son apparence s’inscrit à la fois dans une volonté de garder son corps d’enfant pour rester jeune et belle, mais aussi dans l’intention de rompre avec la filiation maternelle et l’héritage biologique qui en découle[3]. En effet, les mentions fréquentes de la figure maternelle sont toujours accompagnées d’un désir de se différencier de son apparence physique et de son expérience féminine. La peau de l’adolescente fait office de premier exemple : ainsi, la narratrice raconte que « [l]a première de [ses] imperfections a été une peau grasse qui reflétait la lumière, une tache permanente sur [son] front, [son] nez et [son] menton, une tache qui a laissé son empreinte sur toutes les vitres des fenêtres où [elle] [s]’écrasai[t] le nez pour mieux voir dehors » (Arcan 2011 : 72). Plus que gênante, la peau luisante du visage devient rapidement incommodante. Par exemple, la narratrice cesse de participer à des concours de grimaces devant les miroirs avec son amie Marie-Claude, ne supportant plus de voir son image et de la comparer aux autres qui n’ont pas le même problème. Comme réponse au désarroi qu’engendre cette problématique, la narratrice trouve une écoute attentive auprès de sa mère qui y reconnaît une lacune de sa propre adolescence (Arcan 2011 : 74) :
Ma mère a tout de suite vu dans ma peau grasse sa propre peau d’enfant malheureuse. Elle a décidé de prendre l’affaire en main; un jour elle m’a dit que sa propre mère avait négligé cet aspect de sa personne alors qu’elle était au bord de la puberté, alors qu’elle était au bord du gouffre de son sexe en train de s’ouvrir d’où une fois tombé on ne sort jamais vraiment, le fond du sexe au fond duquel on passe sa vie à regretter la période mate de l’enfance.
Pour rester dans « la période mate de l’enfance », la mère de la narratrice lui apprend une façon particulière de se nettoyer le visage. Dans l’intention d’insister sur l’importance de cette technique, elle accompagne ses conseils de photos de chiens au visage plissé et prédit que le fait de ne pas obtempérer à cette technique mènera au même visage que celui des photos. Or, à l’écoute des commentaires de son père à l’égard de sa mère, la narratrice tient pour acquis que ces conseils n’ont pas eu d’effet sur celle qui les lui prodigue (Arcan 2011 : 67-68) : « Souvent mon père disait de ma mère qu’elle était une chienne. » L’idée que le père voit en la mère « une chienne » exerce à la fois une violence certaine sur la conception que la narratrice se fait de l’image de sa mère, mais teinte aussi négativement son rapport à la vieillesse. Dans le texte, l’apparence de la peau de la narratrice apparaît comme la première motivation à se définir dans un espace-temps clos qui la tiendrait hors de la possibilité du vieillissement et, par le fait même, hors d’une ressemblance avec sa mère. Après avoir appliqué cette technique, la narratrice prendra plusieurs rendez-vous avec un dermatologue qui lui suggérera de cesser sa consommation de produits laitiers. Cette restriction alimentaire sera infructueuse, ce qui poussera le dermatologue à prescrire un masque facial de soufre de façon à assécher l’épiderme et à bloquer la sécrétion de sébum. Le masque apparaît alors comme une délivrance pour la narratrice, sa formule étant attribuée « aux ancêtres de nos ancêtres et à la sorcellerie, à une formule composée d’invectives et de menaces, d’avertissements adressés au Créateur qui devait alors payer pour les failles de ses créatures » (Arcan 2011 : 76). Les problèmes de peau sont désignés par la narratrice comme la source d’un mal-être qui a des conséquences à la fois physiques et psychologiques (Arcan 2011 : 75) : « j’ai commencé à consulter des dermatologues qui ont été les premiers d’une longue série de spécialistes, mes problèmes de peau ayant entraîné des problèmes psychologiques qui m’ont menée chez des psychologues, des psychiatres et plus tard chez des psychanalystes ».
L’embarras qu’engendre la luisance de la peau est suivi par un second problème, soit celui du poids corporel. Pour la narratrice, sa prise de poids associée à la puberté est intimement liée à la luisance de sa peau (Arcan 2011 : 80) :
Le corps sans graisse composé uniquement de peau et d’os, sans rien entre les deux, que des fibres sèches, que des membranes rocailleuses, ne fournirait plus rien en excès et les différentes couches de mon épiderme ne pourraient plus tremper que dans cette absence, dans cette pureté minérale; pour me soigner il fallait que je me momifie et je suis donc devenue anorexique.
C’est par l’anorexie, expérience extrême durant laquelle la narratrice affame son corps, que l’on peut constater une volonté de reporter les changements corporels dus à la puberté. Dans cet extrait, la graisse du corps et celle qui émane des pores du visage possèdent la même provenance. Pour la narratrice, l’anorexie s’inscrit donc dans la continuité des traitements pour retrouver la peau mate de l’enfance[4]. Les écrits de Sandra Lee Bartky sont éclairants en ce qui concerne l’injonction de maintenir la beauté d’un corps enfant. Tout en faisant référence à Foucault, la philosophe Lee Bartky (1988) affirme ceci :
[T]he body by which a woman feels herself judged and which by rigorous discipline she must try to assume is the body of early adolescence, slight and unformed, a body lacking flesh or substance, a body in whose very contours the image of immaturity has been inscribed. The requirement that a woman maintain a smooth and hairless skin carries further the theme of inexperience, for an infantilized face must accompany her infantilized body, a face that never ages or furrows its brow in thought. The face of the ideally feminine woman must never display the marks of character, wisdom, and experience that we so admire in men.
Si l’anorexie permet à la narratrice de contrer les fluctuations de poids qu’engendre la puberté, c’est aussi un moyen de se détacher de sa mère en annihilant toute ressemblance avec celle-ci (Arcan 2011 : 81) : « Devant ma mère aveugle à mon poids j’étais heureuse, j’étais ravie d’être différente d’elle, ravie de ne pas suivre le parcours de sa propre silhouette; en maigrissant je me suis expulsée de ses jupes. » Le désir de « suivre le parcours de sa propre silhouette » se comprend ici comme une façon de révoquer son héritage biologique et de se différencier de sa mère. C’est donc toute l’idée du corps vieillissant de la mère qui vient jouer dans la conception du corps utopique arcanien, puisque « le lieu hors de tous les lieux » devient également un espace dans lequel la finalité biologique n’a aucune prise sur le corps. En somme, la distorsion qui se joue entre la femme en devenir et le passage du temps fait écho à une hantise de vieillir et de ressembler à une figure maternelle, qui n’a que peu de valeur aux yeux des autres, et plus précisément des hommes – rappelons les commentaires du père à l’égard de l’apparence physique de la mère. L’intention de s’affranchir du corps maternel considéré comme vieillissant est donc un élément qui pousse la narratrice à développer son image corporelle dans un espace autre, marqué par l’altérité. Plus encore, la filiation problématique qui unit la mère et la fille se révèle facilitante pour la narratrice dont le désir est celui de l’éloignement (Arcan 2011 : 81) :
Ma mère qui n’a jamais été anorexique est passée à côté de ma perte de poids, elle ne m’a pas vue disparaître alors que je vivais dans sa maison […] Encore aujourd’hui je lui en suis reconnaissante, je veux dire de son désintérêt pour mon amaigrissement, ma mère m’a laissée seule dans mes efforts pour assécher ma substance et je l’en remercie, enfin on a pu se séparer sans drame, dans le silence de l’indifférence, enfin on a pu se quitter dans la méconnaissance.
La mise en valeur de l’absence du regard maternel poursuit ici la piste selon laquelle la narratrice cherche à dissocier son corps de la filiation maternelle. Ainsi, l’enfance est présentée comme la période durant laquelle l’aliénation des femmes est absente, non seulement parce que le corps n’est pas féminisé, mais aussi parce que, avant d’être confrontée aux miroirs, la narratrice n’arrive jamais à envisager son image corporelle dans son entièreté et à concevoir le poids de son sexe. Le désir de rester belle et jeune a dès lors une perspective double, c’est-à-dire qu’il faut à la fois ne pas vieillir pour ne pas ressembler à sa mère, mais également être épargnée des diktats de la beauté en cherchant à garder les traits physiques propres au corps d’une enfant ainsi qu’une perception apaisée de soi qui découle de tels traits. Le corps utopique arcanien se présente donc dans L’enfant dans le miroir comme un corps qui se construit hors d’une filiation maternelle et qui appartient à une époque révolue. Les transformations infligées au corps visent alors à combler la nostalgie du « corps enfant » et à se réconcilier avec une image de soi qui se développe en parallèle de la désillusion d’un corps qui s’enlaidit avec la puberté. C’est à tout le moins ce que porte à croire la narratrice alors qu’elle énonce les propos suivants (Arcan 2011 : 74) : « en m’enlaidissant je suis entrée dans la période du plus grand sérieux de la beauté à tenir devant les autres, c’est en devenant laide que j’ai eu la certitude d’avoir été belle ».
La schtroumpfette comme incarnation du corps utopique arcanien
Dans Putain, le soliloque de la narratrice Cynthia oscille entre l’assujettissement et la révolte contre le patriarcat. À partir de sa position d’escorte, elle déconstruit les normes hétéropatriarcales en proposant une autoréflexion sur la féminité artificielle et sur les rapports inégaux entre les femmes et les hommes. De plus, la structure même de son discours apparaît subversive dans la mesure où « [l]es rôles de la tradition littéraire se trouvent ainsi inversés : la prostituée devient sujet de discours, alors que le client est réduit au statut de destinataire et d’objet de discours » (Michel 2019 : 139). À l’instar de la narratrice de L’enfant dans le miroir qui trouve dans la nostalgie de l’enfance la conviction d’une beauté qui n’est plus, la narratrice de Putain aborde la jeunesse comme la seule façon de plaire aux hommes et de valider sa beauté.
Considérant que la figure de la prostituée permet « de repenser, de mettre en images et de dénoncer l’oppression des femmes » (Saint-Martin 1997 : 198), de nombreux passages de l’oeuvre prouvent que l’expérience féminine, telle que la prescrit la société occidentale, est aliénante. Se libérer des injonctions de la féminité semble alors la seule solution pour trouver une paix d’esprit certaine alors que la narratrice confesse les propos suivants (Arcan 2001 : 127) : « je vivrai heureuse le temps de me déshabiller de mon sexe ». Le sexe féminin est donc présenté par la narratrice comme un costume à enlever, ou plutôt une mascarade à laquelle son corps féminisé participe en ayant recours à divers artifices. Sforzini (2014 : 121) précise justement à propos du corps utopique foucaldien que « [l]es masques, les tatouages, le maquillage, mais aussi les drogues et les transes mystiques […] sont des expressions de cette capacité du corps à se métamorphoser ». Ainsi, l’expérience de travailleuse du sexe de la narratrice offre un regard privilégié sur les enjeux liés aux injonctions de la féminité alors que l’impératif de beauté supplante le discours. Si l’on estime que « [l]e corps arcanien est un écran sur lequel chacun projette ses attentes et fantasmes » (Delsart 2018 : 22), il faut aussi souligner que le capital érotique du corps est surinvesti sans cesse, puisqu’il est décrété par les désirs changeants des hommes[5]. De ce fait, le perfectionnement du corps n’a d’autre choix que de s’inscrire dans un espace-temps indéfini.
Le processus du devenir-femme tel qu’il se conçoit dans le récit est parsemé de luttes – contre le temps, la filiation maternelle, les autres femmes – qui tendent à cristalliser la position de dominées à laquelle les femmes sont soumises[6]. À ce propos, la dichotomie schtroumpfette/larve sur laquelle se fonde le livre représentent précisément les anticipations et les hantises de la narratrice de même que ses comportements qui oscillent entre la salvation et l’aliénation; Marie-Claude Dugas (2010 : 2) suggère d’ailleurs que dans l’univers arcanien « la femme devient sexe; un objet modelable pour l’homme, dans cette porosité entre être et paraître ». Réduite à son sexe qui la place dans une position plus objectale que subjectale, la narratrice de Putain est victime des normes intériorisées à l’enfance, ce qui encourage son assujettissement aux diktats de la beauté. Le soliloque de la narratrice transpose à de maintes reprises la figure de la schtroumpfette durant l’enfance, alors que le père de la narratrice octroyait l’entièreté de son attention à sa fille. De ce fait, la recherche constante du sentiment d’être élue la plus importante est souhaitée par la narratrice. Par ailleurs, l’aliénation de la schtroumpfette n’est pas causée que par les hommes; les autres femmes se présentent comme des rivales qui ne font qu’alimenter la pression subie par la narratrice. Au même titre que la protagoniste de L’enfant dans le miroir qui trouve son malheur en se comparant à son amie Marie-Claude, les femmes ont un effet néfaste sur la conception de l’image de soi de la narratrice dans Putain, leur présence engendrant le sentiment d’une jeunesse insuffisante (Arcan 2001 : 45-46) : « si je me crois si laide, c’est peut-être à cause de toutes ces filles, enfin il me semble, à cause de ces schtroumpfettes de magazines empilés là qui me défient de les détailler […] jeunes poupées de quatorze ans qui annoncent la nouvelle crème pour les rides ». Le corps utopique ne pourra donc jamais véritablement prendre forme, car l’apparence physique se situe dans une perpétuelle logique de compétitivité qui repousse sans cesse les critères d’une image corporelle satisfaisante.
C’est donc la quête d’un objet inatteignable que le récit propose alors que la narratrice avoue elle-même ne pas s’y retrouver (Arcan 2001 : 108) : « c’est vrai que je finis par me perdre dans tous ces jeux de miroir, que je ne sais plus qui je suis à force d’être comme une autre ». Pour Joëlle Papillon (2013 : 152), cette dépersonnalisation n’est pas étrangère au métier de la narratrice, car « la putain agit comme un corps de remplacement ». À l’instar de Papillon, nous pensons que le corps de la putain remplace celui des autres femmes qui ne suscitent plus le désir des hommes. Il y a donc un enjeu de rivalité qui permet à la narratrice de se sentir puissante, surtout parce que « c’est le corps qui fait la femme, la putain en témoigne, elle prend le flambeau de toutes celles qui sont trop vieilles, trop moches, elle met son corps à la place de celles qui n’arrivent plus à combler l’exigence des hommes, bander sur du toujours plus ferme, du toujours plus jeune » (Arcan 2001 : 58-59). Or, le fait de « prendre le flambeau » des corps jugés trop vieux pour susciter le désir ne peut se faire sans un morcellement identitaire. Puisque « [c]haque jour en est un de trop dans le monde de la jeunesse » (Arcan 2001 : 127), la narratrice organise son emploi du temps de façon à investir le plus d’efforts possible sur son corps. Ainsi, le corps utopique, tel qu’il est conçu par la vision hétéropatriarcale, engendre l’exercice d’un pouvoir destructeur dont la narratrice ne peut faire abstraction. Ce pouvoir prend la forme d’une usine de la féminité, en ce sens qu’il exige un rituel précis, une répétition d’actions qui ont pour objet de métamorphoser l’apparence corporelle pour imiter les canons de beauté. Les efforts pour atteindre le corps utopique engendrent donc un morcellement identitaire causé par un système qui a comme volonté de produire des « filles en série » (Delvaux 2013). En outre, l’idée de « vivre hors du temps et du monde » montre bien que la recherche du corps utopique ne peut se faire qu’au détriment de l’authenticité des corps féminins, alors que l’espace atemporel statufie les femmes comme des « poupées de magazine en maillot de bain » (Arcan 2001 : 112).
Pour bien comprendre la manière dont s’articule le rapport au corps de la narratrice, nous ne saurions passer sous silence les répercussions de son métier d’escorte. Selon Mona Chollet (2015 : 137), « [l]e dualisme occidental a fait du corps un objet de répulsion, étranger au vrai soi, une prison, un ennemi dont il faut se méfier […] Il s’agit de le transcender, de faire taire ses instincts, d’avoir le dessus sur lui – de montrer qui est le patron, dit Bordo ». Dans Putain, le métier de travailleuse du sexe occupe une position paradoxale, alors que le corps s’oublie et se dépersonnalise pour le désir des hommes, en même temps que l’argent rapporté par les clients constitue le vecteur d’un contrôle de la narratrice sur son corps. Le capital monétaire accumulé par l’entremise du corps offert aux hommes permet à la narratrice d’avoir le dernier mot sur son apparence en exerçant diverses interventions qui lui promettent une jeunesse éternelle. Certes, les changements apportés au corps sont toujours conditionnés par le désir d’autrui, mais il reste que la narratrice reconnaît le pouvoir de l’argent (Arcan 2001 : 61) : « je ne vous ai pas dit qu’avec cet argent je peux m’occuper de moi comme je l’entends, à chaque instant, […] courir les chirurgiens, entretenir cette jeunesse sans laquelle je ne suis rien et cette blondeur qui donne un sexe à mes regards, il y a d’abord l’argent pour entretenir ma jeunesse ». Par ailleurs, l’argent rapporté par la « putasserie » permet de s’éloigner du statut de larve et d’ainsi rester une schtroumpfette, car « l’argent sert à ça, à se détacher de sa mère, à se redonner un visage à soi, à rompre avec cette malédiction de laideur qui se transmet salement » (Arcan 2001 : 45).
Tout comme cela se produit pour la narratrice de L’enfant dans le miroir, l’idéal de jeunesse éternelle s’enracine dans le même but qui est celui de se détacher de la figure maternelle en raison du dégoût qu’elle suscite. Chez Arcan, le mythe de la beauté ne peut se construire qu’en contradiction de la figure maternelle, et ce, de l’enfance à l’âge adulte. Le capital monétaire se révèle donc le principal recours que possède la narratrice pour ancrer son corps dans une jeunesse éternelle, sous-entendant par le fait même que la féminité est une marchandise que ce soit au regard des clients qui la paient ou selon les sommes qu’elle investit pour correspondre aux injonctions normatives de la féminité occidentale. Et si la narratrice semble penser que la beauté s’achète, la fatalité pointée sur sa condition de femme et la lucidité avec laquelle elle aborde son sentiment d’impuissance montrent bien qu’elle est consciente que ses efforts sont inéluctables (Arcan 2001 : 133) : « j’aimerais ne pas être une femme pour ne pas larver devant le miroir […] j’aimerais tellement de choses au fond, c’est mon sexe qui ne veut pas ». Le sexe féminin est donc une fatalité pour la narratrice qui ne peut s’en affranchir et s’approprier sa propre identité, étant constamment réduite à ses organes sexuels. Ainsi, l’assujettissement de la narratrice à son corps se trouve à la fois révoqué dans le discours, par la mise en évidence d’une aliénation, en même temps que la narratrice fait de son désir de correspondre aux normes dominantes une obsession. Cette situation paradoxale est aussi relevée par Claudia Labrosse (2010 : 26) qui suggère qu’« Arcan tient un discours féministe des plus ambivalents. Dénonçant les stéréotypes qui encouragent la survivance de la femme patriarcale (la femme-objet), elle les reconduit simultanément en faisant évoluer des narratrices et personnages avides de se conformer aux normes extérieures. » La motivation qui éclaire la poursuite du corps utopique atemporel ne s’enracine pas seulement dans la quête d’un idéal, mais aussi dans la haine et le déni à la source du morcellement d’un corps féminin qui paraît authentique. C’est ce dont témoigne la schtroumpfette d’Arcan, alors que sa recherche d’un lieu « hors du temps et du monde » n’a comme finalité qu’un rapport au corps qui s’égare dans la tension entre l’être et le paraître. Grâce à cette figure, c’est toute une structure sociale défaillante qui est mise en évidence, alors que la critique arcanienne des diktats de la beauté illustre que c’est la structure même qui est faute et non les individus qui y sont soumis. Autrement dit, « [q]ue les normes de beauté féminine commandent de ne pas être une femme, qu’elles contestent l’être même de celles qu’elles tyrannisent, explique le degré de violence qu’elles obligent à s’infliger » (Chollet 2015 : 149).
Conclusion
Le postulat de notre article était motivé par la volonté d’un croisement entre L’enfant dans le miroir et Putain, deux oeuvres qui véhiculent la même vision concernant le corps vieillissant, tout en investiguant deux espaces-temps distincts, à savoir l’enfance et l’âge adulte. La lecture croisée de ces deux textes permet de dégager une représentation discursive du corps utopique arcanien qui se manifeste par son désir d’atemporalité, c’est-à-dire que les narratrices cherchent à obtenir un corps dont la jeunesse serait permanente, en raison d’une vision hétéropatriarcale qui projette le corps des jeunes femmes comme un idéal. Le discours de ces deux textes insiste sur une féminité régulée par divers sévices infligés au corps – chirurgie esthétique, anorexie, traitements de beauté – de façon à préserver cette jeunesse éternelle induite par le corps utopique atemporel. Comme l’avance Marine Gheno (2013 : 136-137), « les écrits d’Arcan, c’est l’utopie féministe qui est transgressée, dépassée par les changements et évolutions permanentes de la société au niveau des discours sur les femmes, le féminin, la beauté et la séduction, les rapports entre les genres, etc. ». Porté par le père sur la mère dans L’enfant dans le miroir et sur la fille dans Putain, le discours hétéropatriarcal traverse les deux oeuvres et occupe une place importante dans la conception du corps utopique atemporel, puisque le personnage enfant chez Arcan est toujours le plus important aux yeux de son père, ce qui la conditionne, une fois adulte, à désirer une place de choix dans le regard des hommes.
L’incarnation d’un corps sur lequel les traces du vieillissement sont absentes peut donc être entendue comme une façon de retrouver un regard masculin admirateur posé sur soi en permanence. En ce qui a trait à L’enfant dans le miroir, nous avons soumis que la prise de conscience d’un corps qui se féminise, ainsi que l’image de la mère influencée par le discours paternel, sont deux éléments qui agissent sur le rapport au corps de la narratrice. En effet, ces deux aspects engendrent un morcellement identitaire qui pousse la narratrice à vouloir rompre toute filiation biologique et à faire violence à son corps de façon à se l’approprier singulièrement. Nous avons également avancé à propos de Putain que le métier de travailleuse du sexe révèle les assignations et les jeux de pouvoir que la société exerce sur le corps féminin, en même temps qu’il permet à la narratrice d’assurer un contrôle certain sur son corps et de ralentir les traces du vieillissement. Tout comme dans L’enfant dans le miroir, la hantise de vieillir dans Putain tire son origine d’une figure maternelle inappropriée en ce sens qu’elle ne répond plus aux impératifs de beauté. Bien que les axes de construction parallèles soient multiples en ce qui concerne les deux oeuvres, certains motifs les différencient. Par exemple, la nostalgie de l’enfance ne revêt pas le même sens dans les deux textes. La recherche d’un retour à la période de l’enfance dans Putain ne tient pas tant de l’ennui des souvenirs passés et « des rêves qui tombent de haut » (Arcan 2011 : 72) que d’une modalité spécifique qui est celle de performer le corps enfant.
Dans son ouvrage intitulé Qu’est-ce qu’une vie bonne?, Butler se questionne sur la vulnérabilité d’une vie qui serait mauvaise en pensant la façon dont les corps s’inscrivent dans le monde social. Ses interrogations conduisent à de nombreuses questions dont celle-ci (Butler 2020 : 73-74) : « [P]ouvons-nous parler des corps sans évoquer les environnements, les machines et les systèmes complexes d’interdépendance sociale sur lesquels ils reposent, et dont l’ensemble forme les conditions de possibilité de leur existence et de leur survie? » Les deux textes d’Arcan rejoignent cette question alors qu’ils mettent en évidence les dispositifs sociaux qui interviennent dans la fabrication des femmes, en même temps qu’ils participent à la déconstruction de ces dispositifs grâce à la résistance que représente l’acte d’écriture[7]. Considérant que « [c]’est seulement en reconnaissant cette coappartenance essentielle de domination et de lutte dans les corps qu’il sera possible de penser des formes de résistance en ne renforçant pas le dispositif qu’elles prétendent combattre » (Sforzini 2014 : 72), les oeuvres d’Arcan participent aux pistes de réflexion sur les façons dont peut s’articuler la résistance aux assignations imposées aux femmes, en mettant en lien des rapports au corps similaires qui se déploient durant deux moments de vie marquants, à savoir l’enfance et l’âge adulte.
Appendices
Note biographique
Catherine Parent est doctorante et chargée de cours à l’Université de Sherbrooke et à l’Université Laval. Elle rédige actuellement une thèse qui interroge la représentation médiatique des écrivaines Claire Martin, Marie Uguay et Nelly Arcan ainsi que les biais genrés des discours concernant la réception de leurs oeuvres.
Notes
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[1]
Nous tenons à souligner que les deux textes en question n’ont jamais été soumis à une analyse croisée selon la perspective du corps utopique, alors que l’enfance et l’âge adulte apparaissent comme le continuum d’une même image corporelle fragmentée.
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[2]
Outre Sforzini, nous tenons à souligner l’importance des travaux de Susan Bordo et de Sandra Lee Bartky qui abordent la question de la discipline corporelle en regard des travaux de Michel Foucault.
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[3]
Topos de l’écriture au féminin, la relation mère-fille et la mère comme contre-modèle s’appréhende comme un pivot de l’identité féminine dans les oeuvres de femmes. Voir, à ce propos, les travaux de Lori Saint-Martin, notamment Saint-Martin (2017).
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[4]
Cette idée de continuité est aussi avancée par Mona Chollet (2015 : 144) qui affirme que « l’anorexie ne constitue pas une rupture, mais se situe au contraire dans la continuité de ce que vivent l’ensemble des femmes ».
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[5]
Cette idée du surinvestissement du capital érotique et de la valeur accordée au corps féminin est abordée dans la postface de l’édition critique de Putain parue en 2019 aux Éditions du Seuil.
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[6]
L’étude de la critique universitaire arcanienne permet d’ailleurs de mettre en évidence une rhétorique qui insiste sur l’obsession de la beauté des narratrices arcaniennes et sur le pouvoir dévastateur de ladite obsession.
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[7]
Nous renvoyons, entre autres, aux travaux d’Isabelle Boisclair et de Barbara Havercroft qui ont exploré le double statut de la prostituée, c’est-à-dire qu’elle se fait à la fois objet et sujet du discours. Elle est donc assujettie aux normes en même temps que son énonciation lui permet d’accéder à une forme de résistance. Si l’oeuvre arcanienne polarise lorsqu’il est question de sa portée féministe, nous croyons que les textes étudiés ici constituent un apport considérable au débat concernant l’image de la femme de la société.
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