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Des vies à la croisée du sexisme et du capacitisme

[À] l’école […] j’avais beaucoup d’amis. J’étais vraiment bien aimée, j’étais bien intégrée […] j’ai toujours fait beaucoup d’efforts pour m’intégrer partout où j’allais. Même encore maintenant, j’ai toujours […] ce besoin de plaire […] pour moi, c’était vraiment l’objectif number one : c’était de me faire des amis, qu’on m’aime bien. Peut-être, au début, c’était pour compenser… Parce que je me disais : ouais, je suis en chaise, donc il faut que je fasse un effort pour être aussi populaire que tout le monde.

Les propos de Céline[1] en exergue, utilisatrice d’un fauteuil électrique, ayant une maladie neuromusculaire et dont le parcours de vie constitue l’étude de cas au coeur de notre article, laissent entrevoir les normes et les structures capacitistes[2] et (hétéro)sexistes qui régulent les corps handicapés, particulièrement celui des femmes qui vivent avec des in/capacités[3] physiques, sensorielles ou intellectuelles/cognitives. Le fait de « compenser » est une réalité avec laquelle sont aux prises de nombreuses personnes qui ont des in/capacités dans un monde capacitiste qui les stigmatise, discrimine, violente, désexualise et dégenrise (Baril 2018; Baril et Trevenen 2014; Clare 2017 et 2009; Garland-Thomson 2002). Dans cet élan de « compensation », Céline a entrepris deux « carrières » (Becker 1963) successives, soit celles d’handisportive et d’entrepreneure-blogueuse. Sous cet angle, elle incarne d’une certaine façon une figure supercrip[4], c’est-à-dire une personne vivant avec des in/capacités qui « dépasse » et « surmonte » ses handicaps pour se réaliser sur le plan professionnel, sportif, social, etc. Alors que d’un point de vue capacitiste ces actions sont considérées comme grandioses, les études critiques du handicap rappellent que ces réalisations relèveraient d’une banalité quotidienne si elles n’étaient pas rendues difficiles, voire impossibles par un monde non adapté aux personnes ayant des in/capacités. De fait, la trame narrative de la figure supercrip vise toujours à surpasser et à effacer le handicap, tout en rendant invisibles les structures matérielles et idéologiques qui entravent diverses actions (Clare 2009 : 2-3).

C’est dans cet esprit que l’activiste handicapée Stella Young (2014) a développé la notion d’inspiration porn : elle critique la manière dont les personnes handicapées sont objectifiées par les personnes non handicapées afin de les inspirer pour surmonter leurs difficultés. Ce qu’elle montre toutefois, c’est que ces réalités difficiles ne sont pas le fruit de variations individuelles, mais bien d’obstacles structurels. La figure supercrip peut ainsi être considérée comme une icône de « porno inspirante » : les personnes handicapées qui deviennent scientifiques ou artistes ou sportifs et sportives de haut niveau inspirent les gens. Parmi les incarnations phares de la figure supercrip se trouvent les athlètes paralympiques qui, au travers de leurs performances sportives et les discours médiatiques sur ces dernières, sont vues comme des figures héroïques (Silva et Howe 2012). Ainsi, la figure supercrip incarne plusieurs paradoxes. D’un côté, elle contribue à défaire certaines représentations stéréotypées des personnes ayant des in/capacités, en rendant visibles publiquement des réalités et des corps habituellement confinés dans l’espace privé ou institutionnel. D’un autre côté, cette figure possède un coût élevé : les accomplissements sont réalisés dans une optique de dépassement des in/capacités jugées négatives. Bref, la figure supercrip évoque le schème de l’intégration par l’assimilation. De plus, par ses valeurs de dépassement de soi, de force, de détermination ou de réalisation d’exploits, la figure supercrip croise des configurations de pratiques de genre associées à la « masculinité hégémonique » (Connell 2014)[5].

C’est à cette intersection de multiples identités et systèmes d’oppression que se trouve Céline, par ses réalisations professionnelles, sociales et personnelles. Notre article, qui vise à mettre en lumière les interrelations entre ces dimensions identitaires et d’oppression, fournit une analyse intersectionnelle (Crenshaw 1989) à la croisée du genre et du handicap. Nous proposons une étude de cas des engagements de Céline dans deux carrières, handisportive et professionnelle, afin de voir comment elle performe le genre et le handicap dans deux contextes normatifs différents : celui du powerchair hockey[6] et celui de la mode et des médias sociaux[7].

Pour ce faire, nous avons divisé notre texte en quatre parties. Après avoir d’abord survolé la littérature sur la thématique « femmes et handicap » puis présenté notre démarche méthodologique dans les première et deuxième parties, nous proposons dans la troisième partie l’étude de cas. La quatrième partie discute du parcours de vie de Céline et l’analyse en fonction de quatre thématiques issues de nos données de recherche.

Corps, genre et handicap : des intersections complexes

Le handicap a historiquement été conceptualisé à travers plusieurs modèles. Les approches biomédicales individualistes du handicap ont dominé au cours des derniers siècles et continuent de prédominer (Clare 2009 et 2017; Davis 2013; Marcellini 2019; Stiker 2009). Ces modèles ont en commun de conceptualiser le handicap comme un problème qui relève de l’individu et de ses in/capacités. L’objectif est d’adapter, de guérir et de « corriger » l’individu afin de le normaliser. Au cours du xxe siècle, des dispositifs sociopolitiques de repérage, d’évaluation et de classification ont été mis en place pour déterminer qui, parmi les personnes ayant des in/capacités, peut intégrer les programmes d’insertion sociale (qu’il soit question de l’intégration scolaire, professionnelle ou dans les pratiques de loisirs). Ces dispositifs participent de la séparation des personnes ayant des in/capacités selon deux catégories, chacune accompagnée d’un script social : la catégorie de celles qui seront « intégrées » individuellement par assimilation aux normes capacitistes et considérées comme « autonomes » versus la catégorie de celles qui seront assignées à une vie en situation de dépendance à l’égard de la famille ou des institutions spécialisées, ou des deux à la fois (Marcellini 2019; Paccaud 2021). Les corps/esprits qui ne peuvent pas être ramenés à la norme sont ainsi confinés à certains espaces : internats d’éducation spécialisés, hôpitaux psychiatriques, centres de rééducation fonctionnelle ou foyer des parents. En Suisse, au moment de l’enquête, deux dispositifs semblent être opérants dans ce processus d’étiquetage. Il y a, d’une part, le diagnostic médical établi par les médecins, associé à l’estimation faite de l’espérance de vie de la personne. D’autre part, il est question de la catégorie administrative de l’Assurance invalidité, qui se construit par référence à des standards capacitaires définis en rapport avec des exigences normatives de santé et la capacité de gain financier (Pont 2018).

En réaction à ces approches pathologisantes et individualisantes, à partir des années 70, les mouvements de personnes handicapées ont élaboré d’autres modèles, plus politisés, insistant davantage sur les facteurs environnementaux, sociaux et politiques qui handicapent les personnes (Davis 2013; Fougeyrollas 2002; Marcellini 2019; Stiker 2009). Par exemple, le modèle social suggère que c’est la société qui handicape l’individu et pointe les processus sociaux de subordination comme la source du problème. La solution consiste alors à transformer les structures et les institutions. Néanmoins, le modèle social instaure parfois un dualisme entre handicap (au sens de désavantage social) et déficit/incapacité, qui a pour effet d’occulter la dimension corporelle des expériences du handicap (Baril 2018; Clare 2017; Crow 1996; Kafer 2013; Parent 2017). Des auteurs ou auteures, comme Liz Crow (1996), Susan Wendell (2001) et Alisson Kafer (2013), ont ainsi élaboré des modèles qui, bien qu’ils aient été fondés sur le modèle social, éviteraient de négliger les expériences subjectives de souffrance en ne focalisant que sur les dimensions sociopolitiques. Alors que Crow (1996) parle d’une approche sociale renouvelée du handicap, Kafer (2013 : 7) se réfère à un modèle politique-relationnel qui évite certains écueils du modèle social en offrant une perspective plus incarnée :

[T]he social model with its impairment/disability distinction erases the lived realities of impairment; in its well-intentioned focus on the disabling effects of society, it overlooks the often-disabling effects of our bodies. People with chronic illness, pain, and fatigue have been among the most critical of this aspect of the social model, rightly noting that social and structural changes will do little to make one’s joints stop aching or to alleviate back pain. Nor will changes in architecture and attitude heal diabetes or cancer or fatigue.

Malgré la multiplication d’analyses féministes intersectionnelles, les intersections entre genre et handicap, de même qu’entre (hétéro)sexisme et capacitisme, n’ont été que peu étudiées, particulièrement en français (Baril 2018; Baril et Trevenen 2014; Brasseur 2016; Masson 2013; Parent 2017). Il existe pourtant une riche production anglophone sur ces intersections depuis la fin des années 80 (Fine et Asch 1988; Garland-Thomson 2002; Hall 2011; Morris 1992; Simplican 2017; Wendell 1996 et 2001). Les études féministes du handicap[8] ont permis de mettre en lumière les processus de pathologisation et de surmédicalisation affectant à la fois les femmes et les personnes ayant des in/capacités, les cycles de pauvreté qu’elles vivent, les hauts taux de violence et d’agressions sexuelles subies, les injustices reproductives dont elles sont victimes, démontrant ainsi comment les femmes ayant des in/capacités se trouvent dans des postures marginalisées et difficiles (Brasseur 2016; Masson 2013; Wendell 1996). Plusieurs analyses montrent la manière dont les in/capacités et le capacitisme interagissent avec le genre et le sexisme (Baril 2018; Clare 2017; Hall 2011). Par exemple, une femme ayant des in/capacités est souvent, en fonction des normes (hétéro)sexistes et capacitistes, dégenrée et désexualisée, et les systèmes sexistes et capacitistes se nourrissent pour contribuer à des représentations stéréotypées de ces femmes comme de mauvaises partenaires sexuelles ou romantiques, des mères inadaptées, des femmes passives et dociles, des victimes sans défense, etc., ce qui autoriserait des formes d’exploitation (Baril et Trevenen 2014; Clare 2009; Fine et Asch 1988; Garland-Thomson 2002). En somme, les théories féministes sur le handicap documentent les violences vécues par les femmes ayant des in/capacités et fournissent des outils permettant de mieux comprendre les interactions entre le genre et le handicap et de lutter contre les effets croisés des oppressions qui en découlent.

La démarche méthodologique : une ethnographie multisituée du powerchair hockey

Laurent Paccaud (2021) a rencontré Céline en 2016 lors d’un entraînement de powerchair hockey, dans le contexte de sa thèse de doctorat sur le rôle des socialisations handisportives dans la formation et la transformation des parcours de vie des personnes ayant des in/capacités physiques dites « sévères ». Paccaud menait alors une ethnographie de ce handisport en tant que chercheur en sciences du sport n’ayant pas d’in/capacités. Dans ce projet, les relations avec les participantes et les participants ont été envisagées comme une collaboration maintenue durant toutes les étapes de la recherche. L’originalité de la démarche méthodologique repose sur l’utilisation combinée de trois outils de collecte de données. Tout d’abord, des observations participantes lors d’entraînements et de compétitions de powerchair hockey ont été réalisées sur une période de trois ans[9]. Puis des entretiens centrés sur le récit de vie ont été conduits, dont un entretien de trois heures avec Céline, avec pour consigne de départ la question suivante : « Pourrais-tu me raconter comment as-tu commencé à jouer au powerchair hockey? » Au cours de l’entretien, différentes dimensions du parcours de vie ont ensuite été investiguées : les trajectoires sportive, familiale, médicale, sentimentale, scolaire, professionnelle, etc. Enfin, une immersion de sept jours dans la vie de Céline a été effectuée pour saisir l’articulation de sa carrière handisportive avec ses autres engagements. Cette semaine d’immersion a été l’occasion de discuter avec Céline et ses proches. Ces échanges et les observations ont été consignés dans un journal de terrain. Le dernier jour de la semaine, un second entretien de trois heures a été mené.

Notre méthode d’analyse est basée sur une approche inductive. Nous avons reconstitué la séquence des positions sociales que Céline a occupées dans différentes sphères au cours de sa vie. Nous avons prêté attention aux oppositions entre les périodes, les groupes de personnes, les activités, etc., qui émergent dans le discours de l’interviewée afin de découvrir les significations qu’elle donne à ses expériences tout au long de son parcours de vie. Cela a permis d’éclairer l’évolution dans le temps des performances de Céline en matière de genre et de handicap. Parmi les engagements qui traversent son parcours de vie, l’analyse de deux carrières (handisportive et professionnelle) qui se succèdent nous paraissent heuristiques pour comprendre la complexité des dynamiques identitaires et d’oppression relatives au genre et au handicap.

Une étude de cas : le parcours de Céline

Avant de discuter des manières dont Céline performe le genre et le handicap dans les contextes du handisport ainsi que de l’industrie de la mode et du blogage, nous proposons de regarder le parcours de vie où ses deux carrières se déroulent.

Céline naît en 1995 dans un village en Suisse. Sa mère est éducatrice spécialisée auprès de personnes handicapées et son père, informaticien. Le couple jouit d’une importante fortune héritée. Vers l’âge de 3 ans, Céline commence à avoir des in/capacités physiques. Les médecins diagnostiquent une dystrophie musculaire évolutive et estiment son espérance de vie à 15 ans. À partir de 5 ans, Céline est scolarisée à l’école publique « ordinaire », ce qui est alors rare en Suisse pour une enfant ayant des in/capacités physiques. Céline est une élève populaire auprès de ses camarades et a de la facilité en classe. À partir de 9 ans, Céline ne parvient presque plus à marcher. Ses parents décident de lui acheter une aide technique pour se déplacer : un fauteuil électrique. Céline parle alors « du plus beau jour de [sa] vie ». Parallèlement, sa mère tient à ce que sa fille fréquente d’autres enfants ayant des in/capacités physiques dans le contexte d’activités associatives et de courts séjours à l’internat d’une école spécialisée. Ce sont les seules occasions où Céline se trouve en contact avec des enfants qui ont un handicap. Néanmoins, Céline se distancie de ces jeunes, qu’elle qualifie, a posteriori, d’enfants assistés et dépendants, et le seul bon souvenir qu’elle garde de ces moments concerne les activités sportives qu’elle y pratiquait :

Bon, j’aimais pas trop, car toujours avec les handicapés, tu vois, là, dépendants, toujours assistés par tout le monde. Et, sauf une fois, on était dans une salle de sport […] on a commencé à jouer au unihockey. Cela nous a trop plu. On a organisé des petits tournois dans le camp […] à la fin du camp, j’ai dit que j’aimerais bien continuer à faire ça.

À 13 ans, Céline voit ses fonctions respiratoires se détériorer. Elle est longuement hospitalisée et doit avoir progressivement recours à un appareil respiratoire qu’elle considère comme stigmatisant et inesthétique. À 14 ans, elle commence à fréquenter un club de powerchair hockey. Comme ailleurs en Suisse, la majorité de l’équipe est composée d’hommes. La pratique est mixte en fait de genre et d’âge. Pour sa part, Céline trouve dans cet espace social une forme de socialisation entre personnes utilisatrices de fauteuils électriques qui ne la « renvoie » pas au statut d’« handicapée dépendante ». En 2011, Céline intègre la sélection de l’équipe nationale.

À la fin de sa scolarité, Céline emménage dans un appartement, avec trois auxiliaires de vie qu’elle emploie, dans le chef-lieu de son canton. Mener de front une carrière d’étudiante en graphisme et d’handisportive, tout en vivant des enjeux de santé loin de sa famille, se révèle alors difficile. À 18 ans, l’Assurance invalidité lui attribue le statut d’« invalide complète ». Céline touche dès lors une rente. Ce statut ne lui permet pas d’accéder à des programmes d’accompagnement pour l’insertion professionnelle. Céline décide alors de se concentrer sur sa carrière handisportive. Elle s’entraîne intensément et expérimente des situations où il lui est demandé de « dépasser ses limites », de s’améliorer, de faire preuve de courage, de performer sportivement. Céline est séduite par cette modalité de pratique et incorpore ces valeurs du sport d’élite. Elle s’identifie aux joueuses et aux joueurs qui occupent le haut de la hiérarchie sportive et qui incarnent fidèlement la figure de l’athlète supercrip (Silva et Howe 2012).

À partir de 19 ans, Céline met fin à sa carrière handisportive. Elle s’engage alors dans une carrière de « femme entrepreneure-blogueuse[10] » : graduellement, elle crée une marque de chandails de luxe et anime un blogue. Elle investit le milieu des affaires et de la mode, afin de se créer un réseau et d’acquérir les compétences nécessaires à son projet. Elle fait un stage au sein d’un magazine économique et est « prise sous l’aile » du rédacteur en chef. Ce dernier la présente à une association de cheffes d’entreprise. Céline entreprend ensuite une formation à distance en marketing digital. Elle se lie d’amitié avec plusieurs blogueuses de mode et fréquente les événements mondains auxquels elles prennent part. Céline se met en scène, dans les médias sociaux et dans la presse, comme une handisportive accomplie qui, « malgré » son handicap, entreprend des projets ambitieux :

Je veux toujours me montrer bien si je suis dans ce milieu, quand je sors. Faire bonne impression, bien soignée, maquillée et tout […] C’est important de montrer que j’y arrive. Alors il faut pousser les limites, comme je faisais au powerchair hockey. Donc il y a des contraintes, parce que comme tu me vois maintenant [soignée et sans appareil respiratoire], je ne peux pas longtemps. Alors il faut s’organiser : je reste à la maison toute la journée si je sors le soir, par exemple.

Céline incarne les valeurs de dépassement de soi, de compétitivité et de leadership. Néanmoins, comme c’est l’une des seules images que Céline préfère présenter en public et qu’elle ne peut y arriver que quelques heures par jour en raison de ses capacités corporelles, elle doit opérer une séparation dichotomique entre ses sphères de vie privée et publique.

Parallèlement, Céline cherche à s’engager dans une relation de couple avec un homme qui fréquente les événements mondains, comme elle, et qui n’a pas d’in/capacités :

Céline : Mon type de mec, un mec grand, et qui fréquente aussi… un peu la jet-set quoi […] Un mec sexy qui a de l’ambition.

Laurent : Pourrais-tu imaginer être en couple avec une personne handicapée?

Céline : Non, hors de question… je ne peux pas m’imaginer, non… pas handicapé, ça c’est sûr.

À partir de 2018, Céline forme un couple avec Karim, qui vient d’un milieu social défavorisé et qui travaille dans le domaine du soin (care). Cette brève présentation du parcours de Céline permet de situer ses performances d’une féminité supercrip que nous analysons dans les prochaines sections.

Performer la féminité supercrip dans les contextes du powerchair hockey et du blogage

Les positionnements de Céline par rapport aux différents collectifs de personnes qu’elle fréquente dans ses carrières d’handisportive et d’entrepreneure-blogueuse sont pluriels et complexes, tantôt traversés par des logiques d’assimilation ou de distinction. Les sections suivantes présentent une discussion des performances de Céline en termes de genre et de handicap concernant quatre thématiques qui émergent de nos données : le rapport aux autres, à la professionnalité, aux technologies d’assistance ainsi qu’à la vie sexuelle et conjugale.

Le corps et le rapport aux autres

Dans le contexte du powerchair hockey, Céline se rapproche des joueurs et des joueuses incarnant la figure supercrip. Au cours des observations, nous avons constaté qu’elle éprouve du plaisir à se mesurer à ceux et celles qui montrent le plus fort esprit de compétition et qui occupent le haut de la hiérarchie sportive, mais aussi à partager des moments de détente ainsi qu’à faire la fête en leur compagnie, en marge des entraînements et des compétitions. Parallèlement, elle opère une distanciation par rapport aux membres de l’équipe à l’esprit de compétition peu marqué, qui ont des habiletés sportives moins importantes et en situation de dépendance. Afin de se distancier des représentations sociales de la dépendance, Céline dévie l’attribut la discréditant sur des personnes porteuses du même discrédit et jugées inférieures :

Je pense que tu as pu remarquer que, dans l’équipe, c’est un peu Benoit et moi, et puis les autres […] Donc, voilà, du coup, pour moi, de voir des gens qui ont mon âge, voire même plus âgés, et qui n’ont pas du tout cette expérience-là […] qui ne font pas les choses par eux-mêmes en fait […] Pour moi, ça, c’est vraiment n’importe quoi.

De plus, parmi les joueurs et les joueuses supercrip, où l’on trouve majoritairement des hommes, Céline tente de se distinguer en tant que femme, mais sa manière de performer la féminité est sujette à désapprobation de la part des autres membres de l’équipe et des personnes qui l’entraînent. Très attentive à son apparence, Céline se rend aux entraînements et aux compétitions maquillée et porte des vêtements féminins de créateurs de mode plutôt que des habits sportifs. En réaction à cette distinction, Céline est souvent dénommée péjorativement la « princesse » ou la « miss » par les personnes qui la côtoient sur le plan sportif. Leurs réactions participent à son assignation à l’identité féminine stéréotypée, qui est perçue par les hommes comme incompatible avec la pratique du powerchair hockey.

Par ailleurs, nous avons observé que, au sein du groupe, les performances sportives de Céline ne sont pas reconnues au même titre que celles de ses coéquipiers du même niveau. Dans le contexte du powerchair hockey, les femmes sont exclues du haut de la hiérarchie sportive et de certains rôles sociaux, tel celui de « modèle » pour les joueurs et les joueuses qui débutent (Paccaud 2021). En ce sens, performer la féminité comporte un coût social et sportif important. Ce résultat fait écho aux travaux de Rémi Richard, Hélène Joncheray et Eric Dugas (2015) qui soulignent les tensions vécues par les sportives handicapées : effacer les signes de leur féminité afin de s’intégrer dans des équipes handisportives majoritairement masculines. Au contraire de ce qui se produit pour les joueuses de « foot-fauteuil » rencontrées par Richard, Joncheray et Dugas (2015)[11], l’expérience de ces tensions identitaires n’amène toutefois pas Céline à se regrouper avec d’autres femmes handisportives pour faire du sport dans un contexte moins sexiste :

Je ne voudrais pas jouer dans une équipe de femmes, mais alors pas du tout, je préfère quand même me mesurer aux mecs, et puis montrer que même si à la base, il y a le handicap, ben que nous sommes capables d’y arriver seuls, de faire du sport comme tout le monde.

Ainsi, l’engagement handisportif de Céline, s’il prend la forme d’une résistance collective (entre joueurs et joueuses supercrip) contre l’assignation des personnes handicapées à la dépendance et à la passivité, n’est pas traversé par une résistance collective au sexisme subi par les femmes handisportives. Comme le souligne Elisabet Apelmo (2016), le potentiel en matière d’autodétermination (empowerment) des socialisations handisportives pour les femmes handicapées se heurte au sexisme inhérent au monde du (handi)sport.

Dans sa carrière d’entrepreneure-blogueuse, Céline est mue par le désir d’être assimilée aux groupes côtoyés :

Quand on m’a fait découvrir ce milieu, lors de mon stage, j’ai tout de suite été emballée […] l’association de femmes entrepreneuses aussi : inspirante oui, la classe et tout, et puis avec du style, féminines, dynamiques. Je me suis dit : « Je voulais devenir comme elles. »

Au cours de ses expériences au sein des associations d’entrepreneures et lors des rencontres avec d’autres blogueuses, Céline incorpore les dispositions des femmes des classes supérieures de ces milieux[12] et semble se plier à des scripts sociaux sexistes impliquant une forme de sexualisation et la performance d’une « féminité complice » (Connell 2014)[13]. Afin de « faire sa place » dans ce milieu, Céline est aussi amenée à se distinguer sur la base de son handicap, en mettant en avant son parcours d’handisportive d’élite. Cependant, cette représentation distinctive du handicap est calquée sur la figure supercrip, la seule qui semble convenable pour pouvoir s’inscrire dans ce monde.

Le corps et le rapport à la professionnalité

À la fin de sa scolarité, Céline fait face à des barrières structurelles pour sa transition vers la vie professionnelle. Placée devant ces situations, Céline travaille les modalités de son engagement handisportif afin d’organiser une bifurcation d’une carrière d’handisportive amatrice à celle d’élite « quasi professionnelle ». Cette nouvelle orientation s’accompagne de changements importants dans la manière dont elle performe le handicap. En effet, en participant aux entraînements de l’équipe nationale et des meilleurs clubs du pays et en côtoyant des joueuses et des joueurs d’expérience, Céline fait de nombreux apprentissages. Elle expérimente la prise de risque, le dépassement de ses limites, la sélection par la performance, bref, l’excellence sportive traversée de valeurs capacitistes. En ce sens, elle incarne progressivement la figure de l’athlète supercrip. Comme l’ont montré Candice Ashton-Shaeffer et autres (2011) ainsi que Marie Hardin (2007), l’incorporation d’une identité handisportive performante, qui s’accompagne d’un travail de mise en conformité capacitaire, participe dans une certaine mesure à la déstigmatisation du corps handicapé. Cette figure supercrip s’accompagne toutefois d’un dépassement du handicap.

Au moment de son engagement dans sa carrière d’entrepreneure-blogueuse, Céline se sert des apprentissages menés à bien au cours de ses socialisations handisportives. L’incarnation de la figure de l’athlète supercrip facilite son intégration dans ce milieu. En réalité, pour les personnes des milieux sociaux qu’elle fréquente, Céline fait figure d’exception, et cette exceptionnalité est une ressource initiale pour son intégration, comme l’explique une de ses collègues et amies blogueuses :

C’est quand même dingue, le parcours de Céline, avec tout ce qu’elle a fait dans le sport : jouer dans l’équipe nationale, quand même. Alors je lui ai dit, il faut qu’elle continue de faire fructifier ça. Parce qu’elle est, entre guillemets, handicapée, mais elle fait des choses hors du commun. Du coup, il faut en faire son crédo, c’est bien pour se faire remarquer.

Si, d’un côté, pour Céline, son assignation à la catégorie assurancielle des « invalides complètes » a été une barrière à son insertion professionnelle, d’un autre côté, son exclusion des programmes d’accompagnement pour l’insertion professionnelle lui a permis d’échapper aux injonctions normatives capacitaires et genrées de ce dispositif étatique de gouvernement des corps qu’est l’Assurance invalidité (Pont 2018).

Néanmoins, afin de pouvoir évoluer avec succès dans le milieu de la mode et du blogage, Céline, en tant que femme, doit se soumettre davantage aux normes esthétiques et intensifier son travail de mise en correspondance avec les normes féminines de ces contextes : elle se maquille selon les codes de ces milieux, porte des habits et des accessoires de designers, fréquente les salons de thé d’établissements renommés et les événements festifs huppés où elle rencontre d’autres blogueuses avec qui elle prend des photos. Elle se met ensuite en scène sur les réseaux sociaux, en ne laissant aucune trace de ses in/capacités autres que celle de son fauteuil électrique à certaines occasions :

Céline : Les photos? Oui, toujours des portraits ou plutôt des plans rapprochés. Je m’inspire des photos des autres influenceuses, mais je m’arrange pour qu’on ne voie pas au premier coup d’oeil […] mon handicap donc.

Laurent : Pourquoi donc?

Céline : Je ne sais pas trop… pour me fondre dans le moule. Je pense que c’est mieux. Parce que « la petite handicapée », ça fait le buzz au début, mais ensuite je ne pense pas que ce serait bien accepté.

Ainsi, lors de ses apparitions publiques, Céline efface certains signes de son handicap, qu’elle juge en inadéquation avec l’incarnation des rôles sociaux féminins auxquels elle aspire dans la mode et le blogage.

Le corps et le rapport aux technologies d’assistance

Comme l’indique Ingunn Moser (2005 : 155), les technologies d’assistance sont souvent perçues comme des « allié[es] et [des] ennemi[es] » par les personnes handicapées. Pour Céline, l’usage d’un fauteuil électrique permet une plus grande participation sociale. Elle s’en sert en tout temps, et n’éprouve aucune difficulté à être identifiée en tant qu’utilisatrice de fauteuil. Au contraire, l’usage d’un appareil respiratoire est perçu comme stigmatisant et elle le porte presque uniquement dans son appartement. De ce fait, elle ne dispose que d’un espace-temps très limité pour prendre part à des activités dans l’espace public sans son appareil, ce qui limite sa participation sociale.

Dans le contexte du powerchair hockey, Céline a beaucoup de plaisir à piloter son fauteuil sportif. Sa fine maîtrise de ce dernier est d’ailleurs un critère de performance sportive, valorisé par le groupe. Comme pour les joueuses de foot-fauteuil (Richard, Joncheray et Dugas 2015), le processus de technologisation du corps participe à défaire le genre, car il remet en question les supposés avantages physiques des hommes sur les femmes dans le sport. Simultanément, Céline singularise son fauteuil, de couleur mauve, pour lui donner une apparence plus féminine, alors que la plupart des joueurs et des joueuses ont des chaises foncées considérées comme plus masculines. Nous voyons ici une certaine riposte au processus de dégenrement susmentionné, à travers une tentative de reféminisation des technologies handisportives codées masculines (Apelmo 2016). De plus, le monde du powerchair hockey est le seul espace social où Céline accepte de porter son appareil respiratoire en public :

Laurent : Et comment se fait-il que tu ne le mettes pas quand tu sors?

Céline : Ben… pour l’apparence… […] C’est moche. Bien sûr. […] Mais […] ça dépend vraiment des endroits. Si c’est des endroits où je suis susceptible de croiser des gens que je connais, ou des gens au niveau professionnel […] alors je ne le porte pas. Parce que j’ai un projet dans la mode et je rencontre beaucoup de gens en ce moment. Alors, je ne vais pas aller me poser au Palace avec mon respi […] au powerchair hockey, je m’en fous. Parce qu’il y a plein de gens qui l’ont. Et c’est d’autres personnes qui ont des maladies […] Donc, au powerchair hockey, cela ne me gêne pas de le mettre.

Comme cet extrait le montre, la situation dans le monde du handisport diffère de celle dans le monde de la mode et du blogage. Il est inconcevable pour Céline de porter un appareil respiratoire dans sa carrière d’entrepreneure-blogueuse. Elle a expliqué craindre que cela soit perçu comme un signe de faiblesse, de maladie, de dépendance. Ainsi, le port de cet appareil contreviendrait à la performance supercrip (ce qui semble moins être le cas du fauteuil). En plus de son manque d’esthétisme, le port d’un masque qui couvre une partie de son visage paraît contraignant dans la performance du féminin. En somme, ne pas vouloir se montrer avec son appareil en public, combiné à l’évolution de ses atteintes respiratoires qui l’oblige à le porter plusieurs heures par jour, limite les possibilités de participation sociale pour Céline et contribue donc à des logiques d’exclusion.

Le corps et le rapport à la vie sexuelle et conjugale

Céline, durant sa carrière handisportive, n’envisage pas d’entretenir des relations sexuelles ou conjugales. Elle porte d’ailleurs un jugement négatif sur le modèle de couple formé par Benoit avec une autre joueuse. Le modèle de couple entre personnes handicapées est inconcevable à ses yeux, au contraire du couple mixte (où une seule des deux personnes a un handicap). L’absence d’enjeu de séduction pour Céline au sein de ses interactions dans le contexte du powerchair hockey explique notamment la raison pour laquelle elle accepte de porter son masque respiratoire.

À l’inverse, dans sa carrière d’entrepreneure-blogueuse, Céline est graduellement à la recherche de partenaires sexuels et conjugaux. Elle décrit son « homme idéal » comme étant non handicapé et faisant partie des classes sociales supérieures. Si Céline n’a pas de difficulté à séduire des hommes, il est difficile pour elle de transformer ces rencontres en relations. En effet, les relations stables impliquent un dévoilement à l’autre et un partage des sphères de vie (publique et privée). Cependant, la performance d’une figure féminine supercrip pour Céline implique une certaine dichotomie entre ses sphères de vie privée et publique. Se pose alors pour Céline le problème de devoir dévoiler, selon ses mots, l’« envers du décor », c’est-à-dire laisser la personne accéder à ses « sphères de vie privée » et montrer une autre image que celle de la féminité supercrip. Autoriser un homme à entrer dans son intimité revient à lui montrer, par exemple, le confinement 20 heures par jour dans son appartement, les nombreuses heures consacrées aux soins, la cohabitation avec une équipe d’auxiliaires de vie, etc. Céline appréhende aussi les contacts intimes et sexuels avec des hommes n’ayant pas l’habitude des corps avec des in/capacités. Devant ces préoccupations, Céline a trouvé un compromis : entrer en relation avec un homme, auxiliaire de soins et venant d’un milieu populaire précaire qui ne fait pas partie du milieu auquel elle aspire, mais dont elle pose l’hypothèse que la découverte de sa sphère de vie privée ne mènera pas au rejet :

Parce que tu vois, un mec, tu lui dis ce qu’il peut faire et il ne se pose pas de question, il fait. Tandis que moi, je n’étais pas trop à l’aise, j’avais peur qu’il s’y prenne mal et qu’il y ait un problème. Tandis qu’avec Karim, pas de problème, vu qu’il sait déjà tout […] Avec mon handicap, il y a quand même des choses pas évidentes, beaucoup de soins, avec ma santé. Du coup, il y a pas mal de contraintes, avec mon respi, on ne peut pas toujours faire ce qu’on veut, il y a un rythme que je dois respecter. Et du coup, Karim, il a d’abord vécu toute cette partie-là, un peu le négatif quoi […] Et puis ensuite, ce n’est que du positif […] Par contre, […] avec les autres, on n’avait d’abord que la partie fun, le flirt, au début. Et puis ensuite, il faut découvrir toute la partie plus lourde.

Ainsi, plutôt que de choisir un ou une partenaire ayant des in/capacités, une relation dans laquelle il serait peut-être plus facile de déconstruire les normes capacitistes, Céline préfère un conjoint soignant n’ayant pas d’in/capacités. En ce sens, elle se plie aux scripts sociaux hétérosexistes dominants. Néanmoins, son couple déjoue aussi, dans une certaine mesure, les normes capacitistes et (hétéro)sexistes car, d’une part, un couple mixte est formé et, d’autre part, certains rôles sociaux genrés y sont inversés, l’homme se trouvant dans la posture de care (Banens et autres 2007).

Conclusion : le paradoxe de la féminité supercrip

Nos résultats mettent en lumière diverses tensions et des paradoxes qui adviennent au croisement du genre et du handicap dans des contextes hétérosexistes et capacitistes. Comme nous l’avons démontré, le parcours de vie de Céline se distingue de celui des autres joueurs et joueuses de powerchair hockey. En effet, ceux et celles qui ont un profil capacitaire analogue à celui de Céline ont été majoritairement assignés au script social de la vie en situation de dépendance dès leur enfance (Paccaud 2021). Céline, elle, s’inscrit à un très jeune âge dans le script social de l’intégration individuelle par assimilation aux normes capacitistes. Les ressources sociales, culturelles et économiques dont Céline a héritées du milieu social favorisé dans lequel elle a grandi expliquent en partie cette possibilité. Pourtant, son inscription dans ce script semble toujours fragile, et Céline s’applique, tout au long de sa vie, à donner les preuves de sa conformité aux standards capacitaires et de genre. Elle s’attèle aussi à se distancier des personnes qui se trouvent dans le script de la vie en situation de dépendance, ce qui l’empêche de créer des liens avec elles.

Dans sa carrière handisportive, à travers un processus de normalisation en fait de capacités qui repose sur la figure supercrip et ses valeurs capacitistes (dépassement de soi, compétitivité, individualité), Céline embrasse une identité sociale liée au handicap. Cependant, cet espace rend difficile la performance de sa féminité. En revanche, sa carrière d’entrepreneure-blogueuse lui permet d’incorporer une féminité normative des classes moyenne-supérieure, souvent niée pour les femmes ayant des in/capacités dans des contextes (hétéro)sexistes, capacitistes et classistes (Baril et Trevenen 2014), mais l’incite à laisser dans l’ombre les signes visibles de ses in/capacités. De là naissent les tensions d’une double injonction contradictoire : effacer les signes de la féminité pour performer le handicap sportif ou faire disparaître les signes du handicap pour performer la féminité.

Si les forces sociales qui traversent ces espaces sociaux capacitistes et (hétéro)sexistes participent du façonnement de la trajectoire de Céline, cette dernière travaille également ces normes, en faisant usage des marges de manoeuvre qui se présentent à elle pour se projeter dans une vie selon le script social de l’intégration par assimilation aux normes capacitistes. En suivant ces injonctions, Céline actionne simultanément un levier pour l’autodétermination. Elle lutte contre les formes de dégenrement et de désexualisation auxquelles font face les personnes handicapées, en particulier les femmes, et remet en question l’assignation au script social de la vie en situation de dépendance encore souvent subie par les personnes handicapées. Céline parvient ainsi à organiser sa vie d’adulte à travers son entrée dans le monde professionnel, son installation dans un logement indépendant, sa mise en couple, etc. Néanmoins, les mécanismes sous-jacents à ces tensions complexes entre féminité et handicap mènent également à des risques importants d’exclusion sociale. En effet, la performance simultanée, pour Céline, de la figure supercrip et de la féminité du milieu de la mode comporte des coûts élevés : celui de la séparation de ses sphères de vie publique et privée ainsi que celui de la limitation de sa participation sociale. Dans la sphère privée, Céline n’interagit qu’avec son proche entourage et ses auxiliaires de vie. Avec l’évolution de sa maladie, elle est de moins en moins en mesure de survivre sans son appareil respiratoire et passe plus de temps dans le privé. On peut penser qu’à l’avenir les possibilités qu’elle aura de diversifier ses réseaux de sociabilité seront donc davantage restreintes.

Au terme de notre analyse, nous pouvons nous interroger sur le paradoxe qu’incarne la figure de la féminité supercrip. En effet, les valeurs associées à cette figure croisent celles de la « masculinité hégémonique » : puissance, compétitivité, indépendance, dépassement de soi (Baril 2018; Connell 2014). Pour les hommes handicapés, performer le supercrip les amène à être reconnus comme « convenablement » masculins. Pour les femmes handicapées, performer le supercrip, c’est endosser d’une certaine façon des codes masculins, ou du moins rejeter certains codes dominants de la féminité. La féminité supercrip relève ainsi du paradoxe. Si l’effacement du handicap à travers la performance supercrip permet, dans un régime capacitiste et (hétéro)sexiste, de regenrer les femmes handicapées, les valeurs qui sous-tendent cette performance s’inscrivent simultanément dans un registre masculin. Du coup, un effort supplémentaire doit être fourni pour être perçues comme « convenablement » féminines, car les valeurs associées à la « féminité complice » (Connell 2014) dans un contexte (hétéro)sexiste sont davantage liées à la passivité, à la collaboration, etc. (Garland-Thomson 2002; Wendell 1996). Nous pourrions donc dire que, outre le fait de performer la figure supercrip, condition qui semble nécessaire à l’inscription dans un script social de l’intégration par assimilation, Céline doit, encore plus que les hommes handicapés, effacer les signes visibles de son handicap afin de satisfaire aux injonctions sociales de la performance du féminin. Sous cet angle, la figure féminine supercrip symbolise de manière complexe une forme d’assimilation aux normes capacitistes et (hétéro)sexistes, mais elle représente simultanément un affront au sexisme ambiant par son rejet des codes de féminité traditionnelle. De fait, si la figure supercrip est toujours déjà marquée par des valeurs codées masculines, son appropriation et son incorporation par des femmes handicapées qui refusent de se plier aux scripts sociaux capacitistes prévus pour elles comme ceux de la dépendance, de la vulnérabilité et de la passivité, peuvent contribuer à défier les représentations unilatérales et homogènes des femmes, notamment celles qui vivent avec des in/capacités.