Comptes rendus

Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard (dir.), QuébeQueer. Le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Nouvelles Études québécoises », 2020, 514 p.[Record]

  • Manon Tremblay

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  • Manon Tremblay
    Université d’Ottawa

Une méconnaissance profonde plombe le queer. Pire, lui colle fermement à la peau le préjugé que « le queer, c’est n’importe quoi ». Or, non seulement l’ouvrage QuébeQueer. Le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises oblige à nuancer cette opinion désobligeante, mais il parvient à faire la lumière sur ce qu’est le queer – ou, à tout le moins, sur ce qu’il est raisonnable de penser qu’il puisse être. L’objectif de l’ouvrage est d’offrir une « actualisation de la recherche sur l’expression du queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques au Québec » (p. 12). Toutefois, il me semble que cette finalité accolée à cet ouvrage par Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard ne rend pas justice à sa richesse et à ses propriétés heuristiques – ce sur quoi je reviendrai plus loin. En outre, QuébeQueer vient ajouter à un bagage beaucoup trop pauvre sur le queer dans la langue de Molière. L’ouvrage regroupe 31 auteures et auteurs qui signent 24 textes, en sus de l’avant-propos, répartis en six parties. Je présenterai ici à grands traits chacune de ces parties et les illustrerai en approfondissant quelques textes particuliers – retenus au seul motif qu’ils m’ont interpellée! La première partie offre une réflexion sur la représentation des corps et des affects – entendus en tant que réponses premières et incontrôlables du corps (de nature physiologique et hormonale), qui plongent leurs racines dans l’inconscient. S’appuyant sur la pensée de Sara Ahmed qui propose de voir dans le choix d’être « non heureuse » un champ de possibles politiques ou d’interpréter le refus des injonctions incessantes au bonheur comme un acte politique, Marie Darsigny considère la dépression non comme une « maladie », mais telle une protestation politique, une posture de résistance à l’ordre patriarcocapitaliste et ses diktats à la productivité. Cette approche m’apparaît particulièrement féconde, car elle ouvre la voie à une réinterprétation de ce qui est dépeint sous forme d’échec en fait d’autonomisation. Certes, ma lecture binaire n’est pas queer, mais le queer s’attache aussi au fond ou aux subjectivités et à leurs resignifications. La deuxième partie de l’ouvrage regroupe trois textes qui ont en commun de réfléchir aux modes de vie, où se déploient des subjectivités queers innovantes qui font un pied de nez à des structures sociales sclérosées par l’hégémonie hétéronormative. Les textes de Loïc Bourdeau (« Queues théorie, ou le “ suçage ” comme mode de vie ») et celui d’Étienne Bergeron (« “ Fourre-moi jusqu’à ce que j’oublie que j’existe ” : subjectivité queer et usages ascétiques de l’abjection ») me semblent entretenir une filiation avec le texte de Darsigny (tous plaident pour résister à l’ordre du Normal); en outre, ils se rejoignent dans leur commune valorisation de ce qui est défini comme abject et, plus que cela, de l’instrumentalisation de l’abject en un dispositif de subjectivation. Pour Bergeron, il est question « de trouver dans les profondeurs de la dégradation une possibilité de salut, de transformer sa sujétion en affirmation de soi […] il est possible au sujet gay de convertir en subjectivation l’objectification à laquelle la société voulait le condamner » (p. 143). La troisième partie appréhende le temps et les lieux en tant que dispositifs clés par lesquels adviennent les subjectivités normatives et aussi les résistances à celles-ci. Poirier Girard offre une lecture stimulante d’une oeuvre phare de l’imaginaire lesbien québécois : Les Nuits de l’Underground de Marie-Claire Blais. Il appuie son interprétation du roman blaisien sur la notion d’hétérotopie, soit un espace alternatif et transgressif où il est possible d’exprimer des façons d’être, de penser, de …