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L’ouvrage de Margot Beal paru en 2019 est issu de sa thèse de doctorat et cherche à démontrer que la domesticité est au coeur de rapports de pouvoir genrés[1]. Il est centré sur deux départements, le Rhône et la Loire, départements polarisés par les villes de Lyon et de Saint-Étienne, mais qui comprennent aussi une vaste zone rurale avec ses espaces de culture et de vigne. Cette étendue géographique socialement et économiquement très variée compte une domesticité urbaine et rurale, de même qu’un patronat industriel et agricole, de petites propriétés et de grands domaines. Comme les ouvrages historiques sur la domesticité française portent tous presque entièrement sur les femmes et sur les villes, la thèse de Beal tire donc en partie son originalité du fait qu’elle a pour sujet les femmes, mais aussi les hommes, et les villes, mais également les campagnes. Elle représente une incontestable contribution aux études et aux recherches féministes.

Beal résume ainsi son but : « Il s’agit donc d’examiner ici comment cette catégorie sociale de la domesticité est travaillée par des rapports de pouvoir variés, comment ils interagissent, et comment les domestiques eux-mêmes ou elles-mêmes se positionnent au sein de ces relations de pouvoir » (p. 12). L’ouvrage aborde autant l’évolution quantitative de la domesticité que les conditions de travail des domestiques, leurs relations avec le patronat, avec les collègues, leurs revendications, sans oublier les attentes des maîtres et les structures étatiques établissant les lois et règles de l’emploi à domicile.

Les types de domestiques étudiés sont variés allant des domestiques « à la personne » (cochers, femmes de chambre, cuisinières, nourrices et « bonnes à tout faire ») aux domestiques « à l’exploitation » (valets et bonnes de ferme travaillant pour des agriculteurs et des agricultrices), le passage d’une catégorie à l’autre étant fréquent en cette période d’urbanisation.

La période à l’étude s’avère suffisamment longue pour analyser l’évolution du statut et des conditions de travail des domestiques dans un contexte socioéconomique lui-même en transformation.

L’auteure s’inspire des travaux récents d’histoire sociale et du renouvellement théorique apporté par l’histoire du genre et celle des relations raciales ou postcoloniales. La bibliographie abondante inclut un grand nombre de titres publiés en langue anglaise souvent utilisés aux fins de comparaison avec la situation qui règne dans d’autres pays[2]. L’utilisation de ces références anglophones est à souligner, car elle n’est pas encore courante dans les pratiques universitaires des historiens et des historiennes en France. Les sources mises à contribution se révèlent diverses : archives administratives (recensements, surveillance des bureaux de placement), quelques archives privées, et surtout des archives judiciaires, soit des dossiers de juges de paix et de tribunaux de justice correctionnelle et surtout de cours d’assises (750 dossiers)[3] pendant la période 1848-1936.

La division de l’ouvrage en onze chapitres à la fois chronologiques et thématiques mériterait d’être revue. Le premier chapitre, qui englobe toute la période de 1848 à 1940, cherche à circonscrire la catégorie professionnelle étudiée, en explorant ses effectifs et le cadre de l’emploi. Les deuxième et troisième chapitres, intitulés « La fabrique d’un corps social », examinent successivement le rôle de l’État et celui du patronat. Les quatrième et cinquième chapitres, qui portent le même intitulé, soit « Travailler chez autrui : la domiciliation au risque de l’exploitation », auraient fort bien pu être fusionnés. Les sixième et septième chapitres ont pour sujet la « crise de la domesticité » ou de la surveillance domestique. Ici encore une fusion des deux chapitres aurait pu être envisagée. Il en est de même des huitième et neuvième chapitres qui traitent des compétences domestiques physiques, relationnelles, spatiales, économiques et juridiques. Le dixième chapitre est consacré à la Grande Guerre et à ses répercussions sur les domestiques, alors que le onzième et dernier chapitre aborde les relations entre le monde ouvrier et le monde domestique. L’ouvrage ne comporte pas de conclusion d’ensemble, ce qui constitue une faiblesse à souligner. En lieu et place, il se termine par un épilogue focalisé sur l’entre-deux-guerres.

La démonstration se ramène en fait à trois grands axes qui auraient pu constituer le plan de l’ouvrage. Le premier axe porte sur l’évolution du nombre de domestiques et de leur situation en rapport avec le contexte (urbanisation, industrialisation, guerre, entre-deux-guerres); le deuxième analyse la pression qu’exercent le patronat et l’État sur les domestiques par divers moyens de contrainte; et le troisième axe est concentré sur la marge d’autonomie que ces employés et employées réussissent à se ménager par leurs revendications ainsi que par différents recours et stratagèmes pour améliorer leur condition. Reprenons donc tour à tour ces trois axes.

Selon le premier axe, en France en 1851, les domestiques à la personne constituent 2,5 % de la population (906 000 personnes) et les domestiques de ferme, 5,5 % (soit environ 2 millions de personnes). Pour les deux départements étudiés dans l’ouvrage, les effectifs globaux se situent entre 75 000 et 100 000 personnes dont 40 % d’hommes, en majorité à la ferme, alors qu’un tiers des femmes s’y trouvent. En diminution au cours de la période, surtout après la Grande Guerre, le groupe des domestiques comprend néanmoins encore de 40 000 à 50 000 personnes en 1836 : les femmes sont alors largement majoritaires (féminisation observable partout en Europe); après 1870 et surtout durant les années 1920 et 1930, elles représentent de 85 à 90 % des effectifs, les grandes familles continuant pour le prestige à embaucher des hommes comme chauffeurs ou cuisiniers. La décroissance quantitative du nombre de domestiques s’explique à la fois par la diminution des besoins sur les fermes avec l’urbanisation, une baisse relative des revenus d’une partie de la population aisée avec la guerre, l’offre de nouveaux services publics et privés (restaurant, blanchisserie, par exemple) et une forte désaffection du métier par les hommes après la guerre pendant laquelle ils ont expérimenté d’autres fonctions. À ces causes s’ajoutent de nouvelles ouvertures professionnelles salariées pour les femmes dans l’industrie (même si elles ont été renvoyées en grande partie à leur foyer après la guerre), dans les bureaux et les commerces. Comme la demande en fait de personnel persiste malgré tout, le patronat se plaignant régulièrement de la pénurie de bras, on observe une augmentation du taux de migration qui passe de 3 à 6 % dans les départements étudiés, du début des années 1920 à 1936. La domesticité n’en demeure pas moins attractive pour les femmes et leurs familles par l’apport monétaire et la sécurité qu’elle représente en fournissant le gîte et la nourriture, ce qui permet une certaine épargne.

Selon le deuxième axe, les politiques étatique et patronale convergent pour créer un corps social dépourvu de reconnaissance et infantilisé. L’État d’abord ne reconnaît pas les domestiques à titre de citoyens et de citoyennes, et il refuse de les traiter comme des travailleurs et travailleuses à part entière. Et dans ce processus, une distinction est faite dès la révolution entre domestiques à la ferme (plus souvent des hommes) et domestiques à la personne (majoritairement des femmes), le premier groupe étant davantage associé au potentiel marchand, alors que le second est lié au ménage et peu valorisé. Les deux groupes n’en sont pas moins tous deux exclus du droit de vote (accordé aux hommes en 1848) et des premières mesures relevant du droit au travail comme la réduction de la journée de travail (1848); jusqu’en 1957, les deux groupes ne peuvent contester leurs droits devant les prud’hommes[4]; ils ne sont pas concernés par la loi qui fixe une échéance sur le règlement des salaires en 1895; par la législation sur les risques professionnels (1898-1905) et, aujourd’hui encore, par l’inspection du travail. En outre, même si cette peine n’est plus appliquée au xixe siècle, le vol domestique demeure passible de la peine de mort. Ester en justice, être juré ou jurée, témoigner pour les actes notariés ou louer une chambre indépendante ne leur sont pas non plus permis. Bref, aux yeux de la loi, les domestiques des deux sexes ont le même statut que l’enfant et sont l’objet d’une suspicion permanente et d’une vision très négative.

Selon le troisième axe, l’infantilisation des domestiques pratiquée par l’État est renforcée par les attitudes condescendantes et les règles imposées par ceux et celles qui les emploient. Le domicile qui constitue un espace de vie pour les patrons et les patronnes devient pour les domestiques à la fois leur habitat et leur lieu de travail. C’est là une des seules professions où une telle confusion existe, et elle pèse lourd sur la vie des domestiques : conséquences sur l’horaire de travail qui se trouve illimité, sur l’appropriation fréquente du corps des femmes domestiques exercée par les patrons et souvent par leurs fils[5], sur les nombreux abus qui peuvent s’exercer à l’abri des regards et sur l’isolement de ces travailleurs et travailleuses ainsi que leur difficulté à se constituer un réseau social. Les maisons où l’on engage des domestiques des deux sexes se raréfient. La pratique la plus courante consiste à n’avoir qu’une « bonne à tout faire », appellation péjorative qui se répand au début du xxe siècle et qui signifie bien que l’employée n’a pas de qualification. Plus on s’approche du xxe siècle et plus les méthodes de gestion patronale se calquent sur celles de la main-d’oeuvre industrielle : l’utilisation maximale des domestiques par une réduction des moments libres, une surveillance permanente et un contrôle strict des allées et venues. Les manuels à l’usage des patronnes multiplient. Sans compter les exigences de respect de la morale bourgeoise parce que la réputation des domestiques se répercute sur l’honorabilité des maîtres.

L’auteure réfute toutefois la vision misérabiliste qui pourrait ressortir de cette seule perspective : les domestiques subiraient leur condition, incapables de réaction. Les sources utilisées par Beal, en particulier les sources judiciaires, lui permettent de démontrer que la réalité est souvent loin de la « petite bonne » soumise et simplette présentée par la littérature, que les domestiques se révèlent capables d’initiative et « peuvent mobiliser un ensemble de ressources hétérogènes, afin d’affirmer leur volonté et leurs intérêts » (p. 131). Il n’est pas rare de rencontrer des cas où la domestique réussit à se ménager un espace de temps et à s’offrir des occasions de rencontres en prolongeant les courses de ravitaillement qu’elle est appelée à faire quotidiennement, à diminuer le rythme du travail en simulant des indispositions ou des malaises, à réduire le poids de la tâche en « oubliant » des consignes. Même si la mobilité semble plus importante chez les domestiques masculins et que la pratique de l’annualisation des salaires réduit les possibilités de quitter un poste à tout moment, les femmes changent également de lieu de travail facilement soit pour éviter une surexploitation, soit parce que le salaire est insuffisant, ou encore pour se soustraire aux avances du patron ou parce qu’elles sont à la recherche de meilleures conditions. Le recours occasionnel à la prostitution, par exemple entre deux places, répond souvent davantage à une attitude de débrouillardise qu’à une exploitation par des proxénètes.

Au xxe siècle et surtout dans l’entre-deux-guerres, les conditions s’améliorent : l’eau courante facilite le travail; les domestiques bénéficient parfois d’un meilleur confort; apparaît chez les femmes domestiques un souci de la mode et de leur apparence; la pratique du congé du dimanche après-midi se répand (même si la loi de 1906 les en exclut); et une partie des domestiques des deux sexes s’engagent dans des actions collectives pour revendiquer de meilleures conditions. Des syndicats ou des associations qui leur sont propres sont créés car les organisations ouvrières, imbues des mêmes préjugés envers les domestiques que les classes supérieures, refusent de les intégrer, sauf quelques domestiques masculins comme les garçons de café, les concierges et des domestiques agricoles. Malgré ce rejet par les structures officielles ouvrières et le peu de relations qu’ils et elles peuvent entretenir avec les ouvriers et les ouvrières, les domestiques s’identifient aux classes populaires et participent aux grands mouvements sociaux comme la Commune de Paris et revendiquent, en vertu de leurs conditions de travail, les mêmes droits que ceux qui ont été accordés aux ouvriers et aux ouvrières. Par exemple, la perspective de dissocier lieu de travail et habitat commence à faire son chemin. Les recours aux mécanismes judiciaires pour faire respecter leurs droits se multiplient, de même que les plaintes à la police ou aux justices de paix contre les bureaux de placement ou leurs patrons et patronnes. Le Front populaire opérera une véritable rupture législative en accordant les congés payés aux domestiques hommes et femmes (à ces dernières après de longs débats), comme aux autres salariées et salariés.

Finalement, malgré quelques commentaires critiques formulés précédemment, cet ouvrage, par son ouverture aux domestiques masculins et aux domestiques de ferme, par sa démonstration convaincante quant aux rapports genrés dans l’univers des domestiques, par une exploitation efficace de sources révélatrices d’attitudes peu faciles à circonscrire en l’absence quasi complète de témoignages, par son utilisation d’une historiographie autre qu’exclusivement francophone, mérite une place de choix parmi les ouvrages historiques et féministes sur la domesticité française.