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Courant de pensée historiquement à la marge et parfois jugé révolu, le féminisme lesbien est à l’honneur dans l’ouvrage collectif Lesbian Feminism: Essays Opposing Global Heteropatriarchies. Sous la direction de Niharika Banerjea, Kath Browne, Eduarda Ferreira, Marta Olasik et Julie Podmore, les 17 textes qui y sont rassemblés illustrent à leur façon la nécessité de réactualiser ce courant, voire ce mouvement, quelque peu délaissés. Se déroulant tantôt en Australie, en Inde, en Afrique du Sud ou au Québec, les récits, tant personnels que militants et universitaires, rappellent remarquablement l’interrelation du genre et de la sexualité et de ses effets sur les expériences et les réalités quotidiennes, celles-ci étant spatialement, socialement et politiquement situées. C’est d’ailleurs ce qui fait toute la richesse de l’ouvrage : la mise en exergue d’une pensée féministe lesbienne plurielle valorisant la pluralité des positionnements sociaux. Publié près de 50 ans après le manifeste The Woman-identified Woman (Radicalesbians 1970), l’ouvrage sous la direction de Banerjea et autres plaide ainsi l’adoption d’un féminisme lesbien trans-inclusif et intersectionnel, s’ancrant de ce fait dans des débats actuels qui ne peuvent plus être écartés ni excusés.
Si l’objectif de l’ouvrage consiste d’emblée à mobiliser le féminisme lesbien afin de mettre en évidence la coconstruction et l’interrelation du genre et de la sexualité, les directrices se sont néanmoins abstenues d’en imposer une quelconque définition. Comme elles le soulèvent en introduction, l’histoire conceptuelle prédominante du féminisme lesbien tend à être géographiquement circonscrite aux États-Unis et au Royaume-Uni, ce qui réduit par le fait même sa complexité inhérente et sa portée transnationale. Les autrices ayant eu la possibilité d’évoquer, de discuter et de développer leurs propres conceptions du féminisme lesbien, on parvient à saisir la façon dont les positionnements sociaux, géographiques et historiques ont formé et alimentent les expériences, les discours et les luttes des femmes qui ne cadrent pas dans les normes hétérosexuelles, d’une part, et la place qu’en est venu à occuper le féminisme lesbien, tant sur le plan militant que sur le plan universitaire, d’autre part. Privilégiant conséquemment les essais issus de milieux non anglophones, l’ouvrage collectif agit comme pièce de résistance aux narratifs dominants occidentalo-centrés, élargissant ainsi les fondements conceptuels du féminisme lesbien.
Animé par un objectif commun d’exposer le caractère sexuel de l’oppression des femmes et de rendre visible l’effet singulier de l’hétéropatriarcat sur les réalités lesbiennes, le féminisme lesbien a toutefois peiné à mettre en avant une pensée consensuelle. Du continuum lesbien d’Adrienne Rich (1981) au lesbianisme politique de Monique Wittig, le féminisme lesbien a ainsi alimenté – et l’a été en retour – par un bon nombre de débats. Qui est le « sujet » du féminisme lesbien? Qui peut se revendiquer de l’étiquette « lesbienne » et qu’implique-t-elle socialement, politiquement? Les 17 récits proposés offrent diverses réponses à ces questions, s’inscrivant à la fois en continuité et en rupture de ces débats. À la lumière des positionnements davantage publics et visibles des personnes qui se réclament du féminisme, mais qui excluent les personnes trans (trans-exclusionary radical feminists (TERF)) au cours des dernières années, l’ouvrage collectif prend fermement position, revendiquant un « sujet » féministe lesbien trans-inclusif.
Mobilisant une approche méthodologique qui met en valeur les histoires orales, Sophie Robinson retrace les moments marquants du développement du féminisme lesbien en Australie. À la suite d’un travail de longue haleine s’étalant sur quatre ans, l’autrice propose un narratif alternatif construit autour des expériences lesbiennes : elle rompt ainsi avec les récits plus dominants centrés sur les réalités et les luttes des hommes cisgenres gais.
Son point de départ étant son propre vécu comme militante engagée au sein d’une organisation pour femmes en Inde, Rukmini Sen s’interroge sur la construction d’alliances entre les organisations pour femmes et les organisations pour lesbiennes à Kolkata et à Delhi. Elle soutient que, en dépit des conflits que la différence peut générer, celle-ci constitue en soi une base politique importante pour construire une alliance. Bien que chaque femme soit multipositionnée au sein d’un système traversé par de multiples rapports de pouvoir, les probables difficultés ne sont pas insurmontables et constituent au contraire une richesse.
Jules Falquet, pour sa part, propose une réflexion plus théorique. Puisant dans les travaux et les écrits féministes lesbiens des années 70, dont ceux de Nicole-Claude Mathieu et du Combahee River Collective, Falquet insiste sur l’importance d’une grille analytique intersectionnelle afin de combattre l’hétéropatriarcat néolibéral et d’y résister.
En réponse à la montée d’une perspective féministe lesbienne trans-exclusive au Royaume-Uni, Katherine O’Donnell se penche sur l’absence d’une telle perspective en contexte irlandais. Elle examine la pensée féministe radicale de Mary Daly, fortement influencée par les travaux de saint Thomas d’Aquin, et en conclut que le caractère antithéocratique du féminisme lesbien irlandais y est sans doute pour quelque chose, sans oublier la dimension postcoloniale de celui-ci qui l’a amené, au fil du temps, à privilégier la construction d’alliances et à faire une place à la pensée intersectionnelle. L’essai d’O’Donnell rappelle ainsi l’importance de bien analyser le contexte pour comprendre les discours et les luttes préconisés par le féminisme lesbien.
De leur côté, Ranjita Biswas, Sumita Beethi et Subhagata Ghosh retracent le parcours en Inde du groupe de défense des droits des femmes lesbiennes et bisexuelles, et des personnes transmasculines, Sappho, ainsi que Sappho for Equality, forum activiste, durant les 18 dernières années. Les trois autrices passent en revue les rationalités théoriques qui ont servi de base à l’organisation des communautés LGBTQ, aux changements étatiques, de même que les luttes menées par le mouvement féministe : elles plaident en faveur d’un point de vue situé lesbien (lesbian standpoint) afin d’enrichir les différentes luttes collectives.
S’intéressant également au point de vue situé lesbien, Karuna Chandrashekar et Shraddha Chatterjee proposent un dialogue qui explore le féminisme lesbien à travers le prisme de l’« amitié érotique ». À la lumière de la perspective queer, elles soulignent l’importance de maintenir des amitiés queers, avec tout l’inconfort que cela peut générer, afin d’assurer un point de vue situé lesbien pour rendre visibles les méfaits de l’hétérosexualité compulsive (Rich 1981). Adopter un point de vue situé lesbien, c’est donc lutter au quotidien et pour un quotidien propre à soi.
Son engagement au sein du collectif queer féministe LABIA à Bombay, en Inde, permet à Shals Mahajan de partager avec le lectorat une série d’anecdotes et de réflexions entourant ses processus d’identification, à la fois personnels et politiques. Elle relate comment et pourquoi elle en est venue à s’identifier différemment au fil du temps, et ce, en soulignant les possibilités et les limites qui découlent des différents positionnements genrés et sexués.
Rose Swayne se montre déterminée à réfuter la posture féministe transexclusive qui a cours au Royaume-Uni. Elle déconstruit ainsi les arguments avancés par cette posture en s’inspirant d’un répertoire de travaux et de recherches antérieures. Elle en vient à délégitimer les fondements mêmes de cette posture et ajoute fermement sa voix à ce débat qui n’a pas de raison d’être. Soulignant l’importance de la reconnaissance de la transidentité pour l’avancée des droits des femmes, elle s’indigne à l’idée que le féminisme radical puisse être réduit à cette posture excluante.
Paramita Banerjee revient sur la façon dont son engagement au sein de différents mouvements de gauche au cours des années 70 et 80 en Inde a forgé son rapport aux normes sexuelles et de genre. Elle propose une réflexion critique de sa propre construction identitaire qui illustre, par le fait même, le non-conformisme de son expression de genre. Cette autrice remet en question la reproduction des normes de genre binaires au sein même de relations amoureuses lesbiennes : elle préconise dès lors un élargissement des contours du féminisme lesbien.
Partant également de sa propre trajectoire, Line Chamberland retrace l’évolution des rapports entre le féminisme lesbien et le mouvement féministe au Québec, des années 70 aux années 90. Ce faisant, elle interroge la capacité des mouvements féministes d’inclure à proprement parler les féministes lesbiennes. Consciente des limites d’une telle inclusion, Chamberland souligne néanmoins la nécessité de reconnaître explicitement les réalités et les perspectives lesbiennes dans l’élaboration des revendications, des discours et des services offerts par le mouvement féministe.
Nitya V., quant à elle, s’entretient avec Nadika Naja et Poorva Rajaram afin de comprendre l’articulation du féminisme et du lesbianisme en contexte indien et à la lumière d’une reconnaissance grandissante de la transidentité, de la non-binarité et de la fluidité des genres. Mettant en exergue la pratique quotidienne de l’existence lesbienne (Rich 1981), la discussion proposée porte sur les fondements de l’identité féministe et de l’identité lesbienne : on y réfléchit aux implications sociales, politiques et morales des différents modes d’auto-identification.
Natacha Chetcuti-Osorovitz revient sur le développement du féminisme lesbien en France des années 70 aux années 90 dans l’optique de réexaminer les contributions de ce mouvement et courant de pensée. Critique des perspectives radicales et matérialistes de l’époque, le féminisme lesbien a non seulement mis à mal la stabilité de l’hétérosexualité à titre d’institution, mais il permet aujourd’hui encore de repenser les catégories de sexe et de genre.
De son côté, Asha Achuthan focalise son analyse sur l’image de la jeune femme (girl child), omniprésente dans le modèle de gestion des enjeux liés au genre par l’État indien. Elle démontre à quel point cette image consolide la représentation de la femme par l’État, réifiant indubitablement un modèle hétéronormatif de la nation indienne : elle illustre la difficulté qu’a eue le féminisme lesbien à élaborer une critique affirmée de cette image.
Dans son texte sur une série de conférences tenues à l’Université Concordia à Montréal en 2016 concernant les études lesbiennes en contexte universitaire, Valérie Simon fait état d’un passé théorique plutôt problématique, marqué de transmisogynie, de blanchité, de biphobie et de classisme, ce qui a exclu certains « sujets » féministes lesbiens. Considérant l’inconfort généré par un engagement actualisé de ce passé problématique, l’autrice propose une logique d’engagement qui facilitera une mise en perspective du féminisme lesbien, et ce, afin de réfléchir aux enjeux de genre et de sexualité contemporains.
Le texte de Mamatha Karollil est consacré à l’organisation des luttes collectives identitaires à la lumière d’une perspective intersectionnelle. Marquée par sa propre expérience au sein de collectifs queers, LBT, féministes et antifascistes à Delhi, en Inde, Karollil relate l’inhérente diversité des positionnements des participantes, que ce soit en matière de classe, de caste ou de région. Cette autrice révoque les risques de fragmentation des luttes collectives par l’adoption d’une lentille intersectionnelle : elle plaide, au contraire, la nécessité de l’intersectionnalité pour l’accroissement des solidarités.
Avec la profonde conviction de l’impératif de faire revivre le féminisme lesbien, en alliance avec le transféminisme, Sara Ahmed mise sur le potentiel politique et contestataire de son caractère ordinaire. Si les expériences quotidiennes vécues par les féministes lesbiennes constituent des données, le féminisme lesbien en permet l’analyse, rendant visibles et matérialisant les diverses structures d’oppression, de même que leurs effets sur les femmes.
Enfin, l’analyse de Nadine Lake prend comme point de départ la dissonance observée entre un discours de tolérance promu par l’État sud-africain postapartheid et une étendue des violences sexuelles ciblant particulièrement les femmes noires lesbiennes, susceptibles de subir des « viols correctifs ». Elle déconstruit ainsi l’emploi de cette expression qui, outre qu’elle nie l’existence de la femme noire lesbienne, contribue à légitimer cette mesure de punition à son égard. Soulignant le potentiel du féminisme lesbien pour réimaginer la place des femmes lesbiennes noires dans le paysage sud-africain postapartheid, l’autrice évoque l’importance d’archives pour documenter les luttes et les réalités des femmes lesbiennes noires.
Ensemble, les 17 textes offrent une version réactualisée du féminisme lesbien, alimenté par une variété de perspectives sociales, historiques, géographiques et identitaires. Ils illustrent, chacun à leur façon et de manière convaincante, la pertinence de ce courant théorique, de même que le potentiel de ses avenues analytiques peu explorées jusqu’ici. C’est en ce sens que l’ouvrage collectif semble avoir réussi son pari de s’émanciper d’une vision réductrice, statique et exclusive du féminisme lesbien en proposant une solution de rechange dynamique, plurielle, intersectionnelle et transinclusive.
Appendices
Références
- RADICALESBIANS, 1970 « The Woman-identified Woman », dans Anne Koedt, Ellen Levine et Anita Rapone (dir.), Radical Feminism. New York, Quadrangle : 240-245.
- RICH, Adrienne, 1981 « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », Nouvelles Questions féministes, 1 : 15-43.