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L’ouvrage intitulé Queering Representation: LGBTQ People and Electoral Politics in Canada, dirigé par Manon Tremblay, se démarque comme le premier « qui traite de manière approfondie de la politique électorale et des personnes LGBTQ au Canada » (p. 32). Il se concentre sur la représentation politique des personnes de la communauté LGBTQ[3] (principalement lesbiennes et gaies) au Canada à travers le prisme des politiques électorales, définies par Tremblay comme des « structures étatiques (institutions, acteurs, processus et activités) qui font de la représentation politique une réalité pratique » (p. 33). Alors que l’activisme du mouvement social LGBTQ n’est en aucun cas exclu de la large enquête contenue dans cette importante publication[4], « il n’est considéré que lorsqu’il contribue à la représentation politique telle qu’issue et incarnée par les structures étatiques » (p. 33). Les auteures et les auteurs soutiennent, en ayant recours à de multiples procédés qui renvoient à la diversité de leur enquête et de leurs méthodes (à la fois qualitatives et quantitatives), que « la représentation politique est importante pour les personnes et les communautés LGBTQ » (p. 33). Au sujet de la représentation LGBTQ en politique canadienne (fédérale, provinciale et, dans une moindre mesure, municipale), les chapitres abordent tour à tour les classiques « qui », « quoi », « où », « comment » et « quand »; tout l’ouvrage s’appuie sur de riches données empiriques pour proposer des théories exploratoires à propos de son importance, des facteurs qui lui sont défavorables et des réalisations qui lui sont, jusqu’à maintenant, rattachées. La représentation est appréhendée à travers les prismes interconnectés des expressions formalistes, descriptives (y compris symboliques) et substantielles : l’auteure examine les institutions, les identités et les intérêts liés à la représentation politique de la réalité LGBTQ.

L’ouvrage se divise en deux parties : la première traite des électrices et des électeurs de la communauté LGBTQ (tout en tenant compte de l’électorat cisgenre et hétérosexuel, des politiciennes et des politiciens ayant affirmé leur réalité LGBTQ); la seconde est consacrée aux personnes LGBTQ élues.

Les douze chapitres, ainsi que l’introduction  détaillée et la stimulante postface[5], expriment avec efficacité le projet de Manon Tremblay; ils comprennent des considérations sociales, culturelles, critiques et queers[6], de même que des méthodes interprétatives, inclusion étonnante compte tenu de l’approche centrée sur l’État et de la vision formelle de celui-ci[7]. Un bon exemple est l’utilisation inédite faite par Tremblay des politiques de l’émotion (politics of emotion) pour parler de l’importance des élues et des élus de la communauté LGBTQ qui représentent des personnes qui en font partie. Cela dit, à d’autres moments, les auteures et les auteurs des douze chapitres auraient pu détailler davantage des idées critiques souvent seulement esquissées dans l’ouvrage, par exemple celles de l’intersectionnalité, de l’homonormativité et de l’homonationalisme. On aurait également pu confronter le puissant capitalisme (néolibéral) au contexte (néo)colonial de la représentation politique LGBTQ au Canada, ce dernier demeurant particulièrement invisible dans cet ouvrage, comme dans plusieurs autres[8]. En ce sens, l’ouvrage Queering Representation apparaîtra à bien des lectrices et des lecteurs comme trop peu queer en ce qui a trait aux questions des identités et à celles qui touchent à l’intersectionnalité, à l’étendue du « sociopolitique » étudié, aux méthodes employées et aux politiques implicitement soutenues.

Cela dit, ce collectif ouvre une voie absolument nécessaire à plusieurs égards et rend compte en effet de la représentation politique queer autant qu’on peut le faire dans la situation actuelle si l’on souhaite rester compréhensible dans le contexte des sciences politiques mainstream/malestream hétéronormatives (Tremblay, Paternotte et Johnson 2016 : 2). L’ouvrage sous la direction de Tremblay participe de manière rigoureuse à cet exercice politique de représentation LGBTQ, si les « politiques » doivent être comprises dans un sens plus large, plus féministe et plus marxiste conforme à la production intellectuelle contemporaine[9]. Sa lecture devrait être considérée comme incontournable, étant donné le caractère encore restreint du corpus en sciences politiques queers encore en développement.

Les auteures et les auteurs démontrent l’importance de la représentation politique LGBTQ – et de son étude – après une longue histoire d’exclusion, hétérosexiste et cissexiste, des pleins droits de la citoyenneté qui a touché les personnes de la communauté LGBTQ. Le plus récent tournant vers l’égalité juridique presque formelle pour les personnes dénotées par certaines lettres du sigle LGBTQ (L, G et B plus précisément) et l’acceptation idéologique de l’homonationalisme par l’État canadien n’ont pas, selon la perspective développée dans les différents textes, délogé l’hétéronormativité et la cisnormativité de la société canadienne et de ses politiques. Si l’on veut étendre et approfondir la lutte pour les droits queers en représentant les personnes queers et en parlant d’elles de manière substantielle, il y a un besoin crucial d’une représentation politique LGBTQ – de politiciennes et de politiciens qui s’affirment comme faisant partie de cette communauté et qui vivent fièrement dans toute leur diversité intersectionnelle. Il est nécessaire de traiter de la représentation politique LGBTQ si l’on veut intervenir dans les zones restantes d’inégalité sur le plan légal (pensons, par exemple, à la récente abrogation complète de la loi canadienne sur le sexe anal en 2019) et dans la poursuite de ce que Tremblay nomme les droits fondamentaux de la citoyenneté queer (substantive queer citizenship rights) (p. 35).

Avant d’entrer dans les détails, je souhaite en premier lieu m’arrêter au fait que l’ouvrage est dédié à « toutes les personnes LGBTQ qui voient la représentation comme un concept étranger[10]. » Je crois que cela révèle un élément important à propos de l’essentiel du contenu. En effet, celui-ci tient compte de l’expérience de bien des Canadiennes et des Canadiens de la communauté LGBTQ (ou LGBTQI2S+) qui continuent de voir la représentation comme un concept étranger (foreign concept) étant donné le manque de réelle représentation LGBTQ, de personnes comme d’idées, au sein de la politique canadienne. Ce sont des gens qui se sentent manifestement sous-représentés, voire aucunement représentés, parce que des barrières historiques persistantes contrarient les enjeux, les identités et les intérêts queers dans les politiques canadiennes. Les auteures et les auteurs conçoivent clairement leurs chapitres comme les composantes d’un projet plus vaste visant l’avancée de la représentation LGBTQ en politique par sa compréhension institutionnelle et par le queering conceptuel de cette représentation, afin qu’elle ne soit plus « autre ». Pourtant, cela pourrait être envisagé autrement : par les textes, on essaie aussi de convaincre des membres de la communauté, des activistes ou des universitaires – peut-être les lectrices et les lecteurs de ce compte rendu – qui appartiennent à des mouvements plus radicaux, critiques, sociologiques ou queers. Ceux-ci voient la question de la représentation politique LGBTQ comme anathème à la théorie et à la politique queer en ce qu’elle ferait insidieusement le jeu de l’État canadien hétérosexiste et cissexiste[11], dans la mesure où celui-ci définit et structure la « représentation » en des termes étroits, minorisants, isolants (plutôt qu’intersectionnels) et exclusifs. Aborder la représentation au sein des institutions, des cadres et des catégories d’identités politiques existantes avec une désillusion et un scepticisme mérités est une chose. Cependant, considérer la représentation politique comme sans importance pour le mouvement queer est très susceptible de consolider, involontairement, les idéologies et les pratiques hégémoniques, hétéronormatives et homonationalistes de la représentation LGBTQ et de contrecarrer les efforts queers populaires, transformateurs et intersectionnels. Ce faisant, on négligerait le puissant appareil de l’État comme lieu de lutte en vue d’un changement idéologique et institutionnel au sens de Gramsci[12].

Examinons plus en détail, mais sans exhaustivité, la façon dont les auteures et les auteurs transforment, queerisent la représentation. L’ouvrage étudie l’électorat de la communauté LGB, en particulier ses penchants idéologiques et engagés. Cette lecture s’avère hautement intéressante et féconde, à l’exception de la notion quelque peu étrange d’un gauchisme qui semble en réalité inclure le « libéralisme social[13] ». L’ouvrage sous la direction de Tremblay sonde également les réactions des électrices et des électeurs à propos du genre et de l’orientation sexuelle de la première ministre Kathleen Wynne au cours des élections ontariennes de 2014. (Bien que cela ne soit pas mentionné, on peut noter que son élection constitue, dans l’histoire mondiale, la première élection d’une personne ouvertement lesbienne à la tête du gouvernement d’un endroit aussi peuplé que l’Ontario[14].) L’analyse s’intéresse aussi aux perceptions de l’électorat en se fondant sur les couvertures médiatiques d’importantes personnes politiques ouvertement lesbiennes et gais comme André Boisclair (ancien chef de l’opposition péquiste au Québec) ou Wade McLaughlin (ancien premier ministre de l’Île-du-Prince-Édouard). J’ai trouvé ce chapitre d’une grande importance en ce qui a trait à la queerisation de l’étude du leadership politique. L’ancien chef d’opposition André Boisclair a joué un rôle de pionnier en étant ouvertement de la communauté LGBTQ dans un Canada où il y avait très peu de discussions à ce sujet dans les médias anglophones et dans les études queers. L’ouvrage explore, de plus, l’effet (ou les effets) des systèmes de vote sur la représentation LGBTQ et l’importance des institutions politiques. Dans la seconde moitié de l’ouvrage, des textes soulèvent des questions déterminantes au sujet de cette représentation sous l’angle politique et des différentes idéologies, parfois contradictoires, du « conservatisme » au Canada, remettant en question quelques-unes des idées reçues sur ladite représentation et sur les partis politiques conservateurs fédéraux et provinciaux. L’ouvrage analyse aussi en détail les rapports du Parti libéral du Canada avec cette représentation dans une perspective théorique et historique; il semble que la discussion minimise quelque peu les contradictions au sein des idéologies « libérales », plus précisément celles du Parti libéral du Canada. La discussion réduit en outre le rôle du pouvoir judiciaire. Suit une intéressante et importante discussion à propos du Nouveau Parti démocratique, qui soulève la question de la complicité problématique de ce parti avec les idéologies et les pratiques homonationalistes actuellement hégémoniques, complicité qui échoue à « reconnaître la diversité et la complexité des communautés LGBTQ » et qui ne tient pas compte des « voix radicales, de la base, et marginalisées » (p. 36). Les chapitres suivants abordent de front l’importance capitale des politiciennes et des politiciens de la communauté LGBTQ, les obstacles et les opportunités que rencontrent ces candidatures à un rôle politique au Canada. On aborde de surcroît la représentation LGBTQ en politique municipale, également du point de vue des complexités et des contradictions qui s’y trouvent.

Comme cela a été mentionné plus haut, des lectrices et des lecteurs remarqueront sûrement des restrictions et des omissions. Je soutiens cependant qu’il serait bien difficile de trouver un autre ouvrage traitant des personnes de la communauté LGBTQ et des politiques électorales au Canada qui, s’inspirant du travail de Donna Smith, adapte la hiérarchie sexuelle classique du cercle privilégié (charmed circle) de Gayle Rubin (1993 : 13) et en fait un usage prudent! Les auteures et les auteurs y arrivent, en utilisant un continuum de « good, respectable lesbian/gay » plutôt que de « bad, not respectable lesbian/gay » dans le respect des politiciennes et des politiciens du Canada qui se disent ouvertement de la communauté LGBTQ (p. 114-115). Les textes sont beaucoup plus sensibles à des considérations de ce genre que ce à quoi bien des gens s’attendraient dans un ouvrage analytique consacré aux politiques électorales. Le chapitre critique au sujet du Nouveau Parti démocratique en est un bon exemple. Il serait difficile de mettre la main sur un ouvrage abordant les aspects les plus critiques ou sociologiques des études queers au Canada qui serait aussi inclusif du côté des considérations institutionnelles[15].

Cela dit, l’intersectionnalité, l’homonormativité, l’homonationalisme et les autres considérations critiques sont souvent traités après coup comme des enjeux marginaux plutôt que d’être mis à l’avant-plan et discutés de façon systémique. Par exemple, on trouvera souvent l’intersectionnalité mentionnée à plusieurs endroits dans le texte sans que l’on cite la fondatrice de la théorie intersectionnelle moderne, Kimberlé Crenshaw (2005), et sans en expliquer ni en appliquer pleinement le concept. L’intersectionnalité est souvent, ces jours-ci, employée tel un mot à la mode et est incorrectement comprise comme un modèle additif de l’identité et de l’oppression (1 oppression + 1 oppression = 2 oppressions) plutôt que comme un outil théorique servant à saisir les interconnections complexes, les imbrications d’identités « différentes » et des structures de pouvoir apparemment distinctes. Par moments, l’ouvrage tombe dans ce piège, mais souvent on y découvre plusieurs applications inédites du concept d’intersectionnalité[16]. Dans un même ordre d’idées, on pourrait aussi estimer que les discussions sur l’homonormativité profiteraient des travaux de Lisa Duggan (2002), tout comme les mentions de l’homonationalisme pourraient faire référence à Jasbir Puar (2007). Dans plusieurs cas, ces concepts sont présents, mais édulcorés, sans leur pouvoir critique ni leur spécificité analytique. Voilà qui est dommage, car le livre y aurait gagné à inclure un ou des chapitres entiers où les enjeux intersectionnels auraient été à l’avant-plan. Ne serait-ce pas merveilleux de voir la Queer of Colour critique (Ferguson 2003) expliquée d’un point de vue théorique et utilisée de façon empirique à propos de la représentation politique LGBTQ des personnes racisées au Canada?

La classe socioéconomique et le contexte capitaliste (néolibéral) qui conditionnent la représentation LGBTQ au Canada sont aussi largement absents de l’ouvrage sous la direction de Tremblay parce qu’ils ne sont pas suffisamment étoffés (en fonction des liens avec l’homonormativité, par exemple) ni analysés[17]. Le colonialisme est également absent, que ce soit celui des relations inéquitables du Canada avec les pays du Sud[18] ou celui du violent contexte du colonialisme sédentaire (settler colonialism) à l’endroit des Premières Nations. De fait, le colonialisme sédentaire est « l’éléphant dans la chambre » électorale LGBTQ. D’ailleurs, même le gouvernement fédéral emploie maintenant le sigle « LGBTQ2 » pour désigner les personnes bispirituelles (d’une manière simplificatrice et dérogatoire), un choix qui désigne rhétoriquement diverses identités et pratiques de minorités sexuelles et de genre au sein des Premières Nations. De la sorte, une réelle attention à la représentation bispirituelle dans les structures de gouvernance des Premières Nations, par exemple, aurait pu être une façon d’analyser l’actuelle colonisation et la résistance en cours au Canada, et ce, tout en gardant comme premier intérêt les institutions politiques qui font partie de l’ordre constitutionnel du pays.

Peut-on imaginer, pour l’avenir, une façon d’intégrer ces préoccupations intersectionnelles, transnationales, anticoloniales et « quotidiennes » (la politique de la vie courante) pour l’institutionnel dans l’étude des représentations LGBTQ en particulier et des politiques queers en général? Pour le moment, nous pouvons dire que Tremblay, de même que les autres auteures et auteurs, atteignent leur but et nous font faire un premier pas crucial dans cette direction en intégrant avec compétence des perspectives tirées des études queers dans leur ensemble, sans oublier de consacrer leur attention à construire une nouvelle science politique queer.