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Dirigé par Anne Lambert, Pascale Dietrich-Ragon et Catherine Bonvalet, trois chercheuses de l’Institut national d’études démographiques (Ined), Le monde privé des femmes. Genre et habitat dans la société française est un ouvrage collectif qui invite au renouvellement de l’étude « de la question du rôle du logement dans la production des rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes » (p. 25) en France. Les trois chercheuses proposent en introduction des pistes d’explication à la faible proportion de travaux consacrés aux rapports entre genre et logement, comme la hiérarchie des objets de recherche ou encore les difficultés conceptuelles et méthodologiques liées à ce champ d’études. Dans les différents textes qu’elles ont réunis, le logement est considéré dans sa globalité, pensé dans ses dimensions matérielle, symbolique, économique et juridique. L’ouvrage est formé de quatorze chapitres organisés en trois parties : « Genre et logement : regards croisés »; « Modes de vie et logement, les luttes pour l’espace » et « Économies domestiques ».

La première partie s’intéresse aux rapports entre genre et logement dans la littérature scientifique. Le premier chapitre traite du genre dans la sociologie urbaine française. Pour Susanna Magri, les premiers travaux qui ont abordé cette question l’ont fait à partir de l’angle de la famille nucléaire, dont le lieu de vie est le logement (le ménage). Elle constate ensuite une rupture vers 1980, alors que s’opère un déplacement du regard de la famille vers ses membres dans une perspective de genre. Cette rupture est liée, selon l’auteure, à des changements sociaux (politique du logement, forme des familles) et à des transformations méthodologiques (développement d’une microsociologie). Dans le deuxième chapitre, Damaris Rose se penche sur les perspectives féministes sur le logement dans les travaux québécois à travers deux questions, soit celle de l’accès au logement des femmes vivant dans des situations sociales spécifiques (soutien de famille monoparentale; situation d’itinérance; vie en solo) et celle des choix résidentiels, entre centralité et périphérie. Elle termine son texte en soulignant certaines différences par rapport aux recherches françaises, notamment en matière de temporalité d’émergence des questionnements, et suggère de nouvelles pistes de recherche communes. Le troisième chapitre, de Michel Bozon, traite de « la double approche du logement comme produit des rapports de genre et élément de leur structuration » (p. 85). Divisé selon les quatre axes de recherche que sont l’histoire matérielle et spatiale des lieux du privé et de l’intimité, la sociologie du modelage et des usages de l’espace privé, l’inscription des couples de même sexe dans l’habitat et, enfin, les espaces de la pratique sexuelle, ce chapitre met en lumière les travaux qui étudient la construction matérielle et spatiale du genre.

La deuxième partie de cet ouvrage collectif s’intéresse à la question des modes de vie dans le logement et aux luttes sexuées pour l’espace domestique. Anaïs Albert propose de prime abord une analyse matérielle des espaces qui composent les logements populaires et des rapports de genre qui s’y jouent dans le Paris de la Belle Époque. Elle présente ainsi au quatrième chapitre une étude de cas de 69 procès-verbaux de scellés après décès, c’est-à-dire des documents juridiques réalisés par un juge de paix lors d’un décès sans héritiers, qui permettent de « pousser la porte des logements et de s’y promener pour découvrir leur aménagement » (p. 101). Vient ensuite le cinquième chapitre où Benoît Coquard expose les résultats d’une enquête menée auprès de groupes mixtes de jeunes des milieux populaires ruraux de l’est de la France. L’auteur montre que le domicile conjugal devient pour ces jeunes un espace de sociabilité basé sur les amitiés masculines. Il s’intéresse aux rapports sociaux de sexe qui s’organisent lors de ces moments d’appropriation masculine du logement conjugal. Il avance que, malgré une domination masculine de ces sociabilités, ces dernières permettent aussi parfois aux femmes de trouver une forme de reconnaissance et de soutien alors qu’elles ont moins de capital d’autochtonie que leur conjoint.

Le sixième chapitre s’intéresse aux squats féministes non mixtes qui deviennent pour les militantes une « solution habitante » (p. 133) aux rapports de domination dans deux contextes nationaux différents, soit la France et l’Allemagne. Édith Gaillard y retrace les trajectoires de 35 militantes et met en évidence les éléments marquants de leur parcours. L’auteure révèle la construction d’un rapport propre à l’espace qui permet de redéfinir les identités en dehors des classifications sociales et culturelles entre le féminin et le masculin. Le septième chapitre, écrit par Lionel Rougé, est le résultat de deux vagues d’entretiens réalisés en 1999 et en 2007 sur les modes de vie périurbains auprès de couples propriétaires de la région toulousaine. Il s’intéresse à la manière dont se réorganisent, avec le temps, les rapports sociaux de sexe par rapport aux choix résidentiels et aux modes de vie qui en découlent. Son étude en deux temps montre que les femmes, après de premières années difficiles liées à une installation périurbaine vécue comme obligée pour des raisons économiques, finissent par développer d’autres rapports à l’espace domestique et social. La différence de traitement institutionnel des femmes sans domicile par rapport aux hommes dans la même situation pour la période 2000-2012 est le sujet du huitième chapitre. Pour Marie Lanzaro, trois logiques cohabitent dans ce contexte : les logiques de compassion et de protection des plus faibles, souvent mises en tension avec celle de l’efficacité maximale dans la réinsertion sociale et économique. L’auteure montre que pour les femmes sans domicile, souvent accompagnées d’enfants, ces logiques se rejoignent, ce qui leur confère un certain avantage par rapport aux hommes sans domicile.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage aborde la circulation de l’argent dans le logement et autour de celui-ci. C’est le neuvième chapitre, portant sur la gestion du budget dans les familles des classes populaires, qui l’entame. Ana Perrin-Heredia y démontre que la mainmise des femmes sur l’argent familial leur confère un pouvoir domestique qu’il importe de réfléchir dans la structure des relations conjugales marquées par une domination masculine, mais aussi économique, sociale et symbolique. Le dixième chapitre s’intéresse aux inégalités entre hommes et femmes en matière de propriété immobilière au sein des couples à l’aide d’une analyse statistique et d’une enquête ethnographique menée en zone rurale. Si Sibylle Gollac conclut que la propriété inégale du logement conjugal demeure minoritaire, elle se questionne sur les futures évolutions de ces inégalités. Celles-ci tendent en effet à augmenter, notamment en raison « des formes d’union correspondant à une non-mutualisation de la richesse des conjoints (union libre et mariage en séparation de biens) allant de pair avec des inégalités de patrimoine en défaveur des femmes » (p. 228).

Au onzième chapitre, Camille François examine la manière dont le genre structure les conditions institutionnelles et les pratiques professionnelles de recouvrement de créances auprès de locataires endettés de la banlieue parisienne. Le recouvrement se révèle alors un terrain propice à l’analyse de l’imbrication des rapports de classe et de genre dans l’encadrement économique et le traitement institutionnel des ménages populaires. Le douzième chapitre s’appuie sur une enquête réalisée en 2014-2015 à Roubaix et dans le reste de l’agglomération de Lille par Cécile Vignal sur le « travail du domicile », c’est-à-dire les travaux d’autoconstruction et de rénovation du logement menés dans un objectif de construction de position sociale. Les résultats montrent notamment que ce travail est rendu possible par une répartition sexuée des tâches et une invisibilisation du travail des femmes sur le logement.

Le treizième chapitre, rédigé par Christelle Avril, remet en question le fait qu’une part croissante de femmes des milieux populaires se maintient en emploi dans des domiciles privés comme femmes de ménage, assistantes maternelles ou aides à domicile. Enfin, le quatorzième et dernier chapitre de l’ouvrage examine les fonctions que des femmes attribuent aux biens immobiliers qu’elles possèdent au moyen d’une enquête menée auprès de 30 propriétaires qui louent des logements indépendants ou encore une ou des parties de leur propre logement. Trois profils différents se dégagent de l’analyse menée par Marie-Pierre Lefeuvre, soit les propriétaires professionnelles, les rentières et les logeuses. L’auteure souligne que, peu importe le profil, la propriété gérée par ces femmes complète ou compense les ressources issues de leur activité professionnelle et leur donne de l’autonomie par rapport à leurs proches.

Cet ouvrage collectif se termine par une postface rédigée par Catherine Cavalin, où elle aborde la manière dont la statistique et les sciences sociales éclairent les relations entre genre, violences et logement. Elle insiste sur la difficulté d’observer et d’interpréter ces violences qui prennent forme dans l’intimité du domicile et en appelle à une « ethnographie dynamique des conditions matérielles et genrées des violences dans le logement » (p. 308).

Comme le souligne Olivier Schwartz dans la préface, les textes réunis dans cet ouvrage incitent « à tourner davantage le regard vers le monde privé des femmes » (p. 17). La qualité et la diversité des analyses présentées éclairent très bien le potentiel de l’étude des rapports entre genre et logement, ce qui ouvre ainsi de nouvelles pistes de recherche prometteuses.