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Je propose la définition suivante de la nation : il s’agit d’une communauté politique imaginée […] Elle est imaginée parce que les membres, même des plus petites nations, ne connaîtront, ne rencontreront, ni n’entendront même jamais parler de la majorité de leurs concitoyens et pourtant, dans l’esprit de chacun vit l’image de leur communion.

Benedict Anderson (2006 : 6)

Il est de plus en plus largement accepté que l’appartenance à un groupe social ne définit pas en soi l’expérience vécue (Grenier 2012). À partir du moment où Simone de Beauvoir a remis en question l’existence même de l’« éternel féminin », depuis longtemps intégré à l’imaginaire collectif, plusieurs générations de féministes ont mis en doute l’idée qu’une seule partie de leur identité (genre, identité sexuelle, etc.) puisse définir leur expérience (Bergoffen 2020).

Il est aujourd’hui fréquent de se référer à une seule communauté, la communauté LGBTQ+[1], pour désigner toutes les personnes dont l’identité sexuelle ou de genre, ou des deux à la fois, ne correspond pas à la norme, selon Jane Traies (2016). D’après cette dernière, une telle volonté d’inclusion pourrait avoir l’effet pervers d’invisibiliser davantage l’expérience de femmes s’identifiant comme lesbiennes. En parallèle, l’emploi du terme « lesbienne » pour parler de femmes ayant vécu une relation de même sexe risque de passer sous silence le fait que les femmes dans de telles configurations conjugales ne s’identifient pas toutes comme lesbiennes (Chetcuti 2010). En effet, certaines se disant bisexuelles ou trans, préfèrent ne pas qualifier leur identité ou bien ont une identité sexuelle qui varie dans le temps (Diamond 2007; Hackl, Boyer Et Galupo 2013). D’autres encore ne se reconnaissent pas dans l’idée d’une expérience gaie universelle, sachant que celle-ci invisibilise, notamment, l’expérience de personnes racisées (Chbat 2017)[2] ou encore de personnes vivant avec un handicap (Baril 2018).

En 2017, nous avons mené des entretiens pour mieux comprendre l’expérience de femmes âgées de plus de 65 ans qui avaient vécu le deuil de leur partenaire de même sexe[3].

Au fil de nos rencontres, nous avons encouragé ces femmes à parler de « leur communauté » sans jamais définir celle-ci. À la suite de Benedict Anderson (2006), qui a introduit le concept de communautés imaginées, nous nous pencherons dans le présent article sur les façons dont nos participantes conçoivent leur communauté et nous examinerons l’incidence de celle-ci sur leurs expériences de deuil.

La problématique

La recherche sur les minorités sexuelles a souvent laissé de côté l’expérience des femmes lesbiennes et bisexuelles en reflétant principalement celle des hommes (Cole 2009). En parallèle, et malgré une recrudescence récente de l’intérêt porté à ce groupe, les écrits sur l’expérience des personnes âgées s’identifiant à la communauté LGBTQ+[4] sont encore rares (Westwood 2018). Kimberley Wilson, Katherine Kortes-Miller et Arne Stinchcombe (2018) ont montré que, outre plusieurs préoccupations partagées avec ceux et celles qui se trouvent dans leur groupe d’âge, les personnes âgées de la communauté LGBTQ+ ont des inquiétudes particulières en rapport avec leur vieillissement. Jane Traies (2018), qui a interviewé plusieurs femmes âgées s’identifiant comme lesbiennes, souligne que celles-ci ont en commun une expérience de stigmatisation liée à leur historique de marginalisation[5] et d’invisibilisation rattachée aux contrecoups d’un manque de représentations culturelles. Au-delà des nombreuses différences entre leurs récits de vie, c’est à travers cette histoire partagée que celles-ci se reconnaissent comme faisant partie de la même communauté (Traies 2016).

S’intéressant à l’expérience du deuil au sein d’un couple de même sexe, Nancy Curtin et Mary Garrison (2018) soulignent que divers facteurs peuvent compliquer cette expérience, dont le manque de reconnaissance de la relation de couple, les questions liées au dévoilement de la relation, l’exclusion et l’isolement. Les études ayant donné la parole précisément aux femmes âgées ayant vécu cette expérience l’ont fait majoritairement dans des contextes où les couples de même sexe ne pouvaient pas se marier légalement (Bristowe, Marshall et Harding 2016). Rare exception issue du Royaume-Uni, l’étude de Charlotte F.A. Ingham et autres (2016) a réuni huit femmes de plus de 60 ans qui avaient vécu le deuil d’une partenaire de même sexe. Outre les défis fréquemment associés au deuil d’un conjoint dans une relation hétérosexuelle, leurs participantes avaient fait face à une accumulation de deuils, par exemple lorsqu’elles devaient s’adapter simultanément à la perte de leur partenaire et à celle de leur réseau de soutien.

Nous avons mené nos entretiens plus de 10 années après la légalisation du mariage entre partenaires de même sexe au Canada. Nos participantes ont nommé trois principales difficultés dans le contexte de leur deuil qui rejoignaient les conclusions d’Ingham et autres (2016). Plusieurs avaient ressenti le besoin de dévoiler leur identité sexuelle au moment du décès d’une partenaire, avaient eu de la difficulté à obtenir du soutien et s’étaient senties invisibles en tant que veuves. Comme nous avons présenté ces difficultés de façon détaillée dans un précédent article (Millette et Bourgeois-Guérin 2020), nous nous concentrerons donc ici sur la parole de nos participantes pour illustrer la manière dont elles conçoivent leur communauté et le rôle de celle-ci au moment de leur deuil.

Le cadre théorique

Notre projet de recherche s’appuie sur un corpus d’écrits interdisciplinaires. Nous nous attardons ici spécifiquement aux concepts d’identité, de communauté et d’intersectionnalité.

Le deuil et l’identité

Le décès d’un être cher provoque une période de transition qui peut mener à un repositionnement identitaire (Feron 1999). Selon Vincent Caradec (2001), qui s’est intéressé à l’expérience de deuil conjugal au sein de couples hétérosexuels, cette expérience serait particulièrement marquée à l’occasion du décès d’un conjoint ou d’une conjointe, puisque les partenaires peuvent s’offrir mutuellement durant leur vie de couple le miroir par excellence pour solidifier leur vision de leur propre personne et du monde (Caradec 2001). L’idée du deuil comme transition peut être vue sous l’angle de la liminalité (Grenier 2012). Ce concept, introduit par l’ethnographe Arnold Van Gennep (1981), fait référence à l’existence d’un « entre-temps » entre deux stades, une période intermédiaire généralement caractérisée par une prise de recul par rapport à la société, situation par laquelle doit passer une personne pour cheminer d’un stade à un autre (Grenier 2012). La femme dont la conjointe décède entrerait dans une zone liminaire de deuil, dont elle émergerait avec un nouveau statut, celui de veuve.

L’idée de communauté

Une communauté peut être définie comme un réseau de liens interpersonnels qui assurent la socialisation, le soutien, l’information ainsi que des sentiments d’appartenance et d’identité (Wellman 2001). Les expériences regroupées sous le thème des « liens à la communauté » peuvent être très diversifiées. Manon Tremblay et Julie Podmore (2015 : 102) définissent le « mouvement lesbien » comme « l’ensemble des idées, des discours, des pratiques et des organisations de lesbiennes ». L’allégeance à un groupe plutôt qu’à un autre mènera à des expériences différentes. Devant cette complexité, nous avons laissé le terme « communauté » à la définition (tacite) des participantes. Cette façon de faire s’appuie, entre autres, sur la notion de communauté imaginée, initialement appliquée par Anderson (2006)[6] à l’étude du nationalisme (Xidias 2017).

Rappelons que Anderson concevait les nations et les communautés comme des construits sociaux. Dans la sphère politique, l’idée de communauté (et la fierté nationaliste associée) est comprise comme ayant aidé des nations à se mobiliser contre les forces oppressives de régimes impérialistes (Xidias 2017). Le concept de communauté « imaginée » a inspiré des chercheurs et des chercheuses au-delà des sciences politiques, qui l’ont utilisé pour analyser des communautés de tous genres (Blok, Kuitenbrouwer et Weeda 2018). Cette métaphore nous aidera à raffiner notre compréhension de l’expérience subjective que nos participantes font de « leur communauté ».

Le féminisme intersectionnel

Il n’existe pas une seule définition du féminisme, qui serait une résistance à une forme d’oppression bien définie, mais bien des féminismes, qui s’adaptent à des contextes spécifiques (Bard et Chaperon 2017). Le féminisme intersectionnel a émergé en Occident vers la fin des années 1970, marquant le début d’une transition vers ce qui allait devenir la troisième vague du mouvement (Deliu et Ilea 2018)[7]. Le terme « intersectionnalité » aurait été créé par Kimberle Crenshaw en 1989 (Bilge 2009)[8]. Cette avocate américaine démontrait alors l’existence d’un vide juridique qui contribuait à invisibiliser l’expérience de femmes noires, les empêchant de bénéficier des protections légales antidiscrimination qui étaient en vigueur pour protéger, d’une part, les femmes et, de l’autre, les personnes racisées (Crenshaw 1989).

Selon Sirma Bilge (2009), l’émergence de l’approche intersectionnelle aurait été grandement soutenue par un climat où les vérités scientifiques étaient de plus en plus remises en question. En contraste, l’intersectionnalité désigne la façon dont des catégories identitaires (aussi appelées « positionnement social », selon l’« emplacement » où un individu se situe en fait d’âge, de classe sociale, d’ethnicité, d’identité sexuelle, de genre, etc.) s’influencent les unes les autres (Hill Collins 2016). Ainsi, la compréhension d’une facette de l’identité d’une personne ne peut s’approcher de son expérience que si l’on tient compte de la façon dont les autres aspects de son identité interagissent avec celle-ci (King, Almack et Jones 2019). Bien que le concept d’intersectionnalité ait été sujet de nombreux débats (par exemple, Yvette Taylor, Sally Hines et Mark Casey (2010) l’ont abordé), il demeure utilisé comme approche théorique et méthodologique ainsi qu’à titre d’outil privilégié pour analyser les inégalités sociales (Calasanti 2019). L’intersectionnalité permet donc de mieux saisir la complexité du monde, permettant par exemple de mettre en évidence non seulement les oppressions liées à une catégorie sociale, mais aussi les privilèges que certaines personnes peuvent en retirer (Calasanti 2019).

Pour notre part, nous nous intéressons ici à l’incidence du positionnement social de nos participantes sur leurs expériences de deuil. Dans une perspective intersectionnelle, nous tentons de mettre en lumière les différences au sein d’un groupe à première vue plutôt homogène, puisque nos participantes ont en commun le genre, l’identité sexuelle, l’ethnicité et la langue maternelle et qu’elles appartiennent à la même cohorte d’âge. Pour ce faire, nous examinerons ce qui les distingue en matière d’interactions avec la communauté, sachant que celle-ci représente généralement un levier pour améliorer la résilience et une importante source de soutien à l’occasion d’évènements difficiles (Higgins, Sharek et Glacken 2016; Wilkens 2015).

La démarche méthodologique

Les données analysées dans notre article sont issues du projet de thèse doctorale[9] de Valérie Millette, sous la direction de Valérie Bourgeois-Guérin. Le recrutement s’est fait à travers des contacts avec divers groupes offrant des services à la communauté LGBTQ+ de l’agglomération de Montréal, au Québec. Nous avons mené des entrevues semi-structurées avec dix participantes : deux ont été rencontrées pour un entretien d’une durée de 75 à 120 minutes; les huit autres ont pris part à deux entretiens d’une durée variant de 60 à 90 minutes, tenus à deux semaines d’intervalle. En plus de l’approfondissement du témoignage des participantes sur les thèmes[10] de notre recherche exploratoire, les deux rencontres ont permis de développer un meilleur rapport avec elles, ce qui peut améliorer la qualité des informations recueillies (Morrow 2005). Les entrevues ont été menées par Millette, étudiante formée en psychologie clinique et en recherche. Pour participer au projet, les participantes devaient s’identifier comme des femmes, âgées de 65 ans ou plus, qui avaient été en couple avec une personne du même sexe. Pour des raisons éthiques, la perte par décès devait avoir eu lieu au moins un an avant la première entrevue.

Une fois transcrites intégralement, nos entrevues ont été analysées thématiquement à travers un codage « en continu » (Paillé et Mucchielli 2016). Sans établir de catégories préalables, chacune de nous deux a codé quatre entrevues de façon indépendante. Une rencontre nous a ensuite permis de mettre en commun et de renommer les thèmes émergents qui capturaient le mieux les diverses réactions de nos participantes à l’égard de la communauté. Ces thèmes nous ont servi de guide pour l’analyse des entrevues subséquentes.

Les participantes

Les participantes que nous avons rencontrées étaient âgées de 66 à 73 ans (âge moyen de 70 ans), francophones et Québécoises. Elles vivaient dans l’agglomération de Montréal. Toutes avaient connu l’émergence des mouvements féministes et lesbiens des années 1970. Le tableau ci-dessous précise leur âge, le terme qu’elles ont choisi pour nommer leur identité sexuelle, la durée de leur relation, l’année du décès de leur partenaire et l’âge de celle-ci au moment de son décès.

Données sociodémographiques

Données sociodémographiques

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Pour sept participantes sur dix, le décès de leur partenaire a eu lieu après la légalisation du mariage de même sexe au Canada (2005). Trois sur dix avaient des enfants. Trois femmes disaient avoir des croyances religieuses[11]. Cinq participantes ont déclaré que leur situation économique était « très satisfaisante », alors que les cinq autres l’ont décrite comme « satisfaisante ». Concernant les études, sept avaient obtenu un diplôme universitaire; deux, un diplôme collégial; et une, un diplôme d’études secondaires.

Malgré des efforts de recrutement pour assurer une représentation diversifiée sur le plan ethnique, linguistique et d’identité de genre dans l’échantillon (nous avons communiqué avec des organismes montréalais offrant des services aux personnes de la communauté LGBTQ+ racisées, anglophones et s’identifiant comme trans), les dix participantes étaient toutes caucasiennes et francophones, et elles se désignaient comme Québécoises. Nous reviendrons plus loin sur les limites et les risques de « blanchiment » de l’intersectionnalité associé à ce type d’échantillon (Bilge 2015).

Les résultats

Les témoignages de nos participantes nous ont permis de mieux comprendre la diversité de leurs contacts avec « la communauté » au moment de vivre leur deuil. Nous nous penchons ici sur la façon dont elles conçoivent cette communauté, puis nous nous attardons aux formes que prennent les interactions avec celle-ci.

Une communauté basée sur le genre et l’identité sexuelle

Les conceptions de nos participantes de « la communauté » sont variées. Une majorité d’entre elles semblaient spontanément définir celle-ci en fonction de leur identité sexuelle et de genre, parlant donc, selon leurs propres termes, de femmes lesbiennes, gaies ou homosexuelles. Parfois, ce groupe paraissait se limiter aux femmes connues des participantes, qu’elles soient des connaissances, des amies ou d’anciennes partenaires. Pour d’autres, la communauté s’élargissait à toutes les femmes lesbiennes locales ou membres de la même association. Par exemple, Michèle (70 ans), plusieurs années après le décès de sa partenaire, a souhaité rencontrer d’autres femmes homosexuelles : « Quelqu’un m’a mis en contact avec un groupe de femmes, près d’ici. Elle m’a dit qu’il existait différents groupes qui faisaient des sorties. » Même si Michèle ne s’identifie pas totalement aux femmes de ces groupes, elle y retrouve un sentiment d’appartenance : « Ça me permettait de rencontrer du monde comme moi. Comme moi. » Pour Anne (70 ans), qui a voyagé, cette collectivité n’aurait pas de limites géographiques : « À Paris, je suis allée dans un bar magnifique... Il y avait des femmes de tous les âges […] Ça fait du bien de sentir que c’est du monde de ta race... de ta condition! »

Alors qu’Anne voit sa communauté comme étant composée de femmes lesbiennes dans un contexte de voyage qu’elle associe à un sentiment de liberté, le terme s’élargirait dans d’autres circonstances. Vivant maintenant en résidence pour personnes âgées, elle dit y être « dans le placard » et semble rechercher une complicité avec toute personne présumée homosexuelle, sans égard au genre. Lorsque nous lui demandons si elle saurait s’il y avait d’autres personnes homosexuelles dans la résidence, Anne répond :

On se reconnaît entre nous... On a un oeil avisé quand même. D’abord il y a un homme que je soupçonne d’être gai […] [Il m’a dit quelque chose qui m’a fait croire] qu’il a détecté quelque chose […] J’aimerais qu’on puisse en parler ensemble. On se sentirait une complicité.

Les propos d’Anne révèlent qu’elle est portée, dans un contexte plus hétéronormatif où elle se sent davantage marginalisée, à élargir sa définition pour y inclure toute personne qui partagerait une expérience analogue à la sienne en matière d’identité non hétérosexuelle. Son sentiment de ce qui constitue sa « communauté » ne serait donc pas seulement touché par ses propres caractéristiques, mais aussi par celles de son environnement. En outre, le fait qu’elle parle au conditionnel de la possibilité de tisser des liens avec d’autres personnes de la communauté LGBTQ+ laisse entrevoir qu’il demeure impossible pour elle de briser le silence dans ce contexte.

La communauté et l’expérience de deuil

La communauté peut jouer différents rôles au moment du deuil. Source de soutien d’une part, elle peut aussi être vécue comme une source d’attentes, voire d’injonctions, avec lesquelles l’endeuillée doit composer.

La communauté : une source de soutien

Bien que l’expérience des participantes par rapport à « la communauté » soit de façon générale assez positive, certaines expriment des réserves ou des perceptions négatives devant celle-ci. Par exemple, Céline (73 ans) décrit la communauté comme un « ghetto » dans lequel elle veut éviter de se confiner. Toutefois, au moment de parler de leur deuil, toutes perçoivent la communauté de façon positive. Certaines nomment alors les effets positifs dont elles ont personnellement bénéficié, tandis que d’autres parlent d’avantages que pourraient en retirer d’autres femmes qui vivent une situation similaire. La communauté est alors souvent vue comme une source de soutien.

Cette perception est illustrée par Solange (70 ans), qui a vécu pendant plus de dix ans avec la partenaire dont elle nous raconte le deuil. Le décès ayant eu lieu avant la légalisation du mariage entre partenaires de même sexe, elle a dû affronter lors du dernier séjour de sa partenaire à l’hôpital un manque de reconnaissance de la relation. Solange a toutefois trouvé un grand réconfort dans la présence de nombreuses connaissances lors des funérailles :

Mon implication passée, ça a paru, parce qu’après le décès […] des lesbiennes se sont occupées de faire passer le mot et un très grand nombre sont venues à la cérémonie que j’ai organisée […] C’était une preuve d’amitié, et aussi des témoins de qui elle avait été en relation avec moi. Ça, c’était vraiment un grand baume.

D’après Solange, le soutien apporté par plusieurs membres de la communauté a permis de reconnaître la relation et la perte, ce qui a ainsi contribué à alléger sa souffrance.

La communauté : une source d’attentes

Pour certaines de nos participantes, la communauté est source de soutien, mais aussi d’attentes. Fabienne (71 ans), par exemple, affirme que ses proches ont relativement bien réagi lorsqu’elle a été en couple avec une femme pour la première fois. Si sa famille s’est montrée accueillante à l’endroit de ses partenaires, cette acceptation n’était pas réciproque dans la famille de sa partenaire. D’origine latino-américaine et pratiquants, les parents de celle-ci n’acceptaient pas l’identité sexuelle de leur fille, qui demeurait très discrète à ce sujet. Lors de son décès soudain, Fabienne s’est retrouvée prise entre les volontés de la famille de sa partenaire (ne pas nommer la relation lors des funérailles), son propre désir ambivalent (honorer sa partenaire, mais respecter ses volontés présumées) et les attentes de ses amies, qui comprenaient mal qu’elle puisse rester dans l’ombre en tant que conjointe à cette occasion :

Dans ce cercle d’amies là, il y a des femmes qui sont... je dirais plus militantes, féministes, ouvertement lesbiennes, et donc, pour qui ça allait de soi [de nommer la relation lors des funérailles]. Ces femmes-là ont plus été surprises que je ne le fasse pas […] Après, je me suis longtemps demandé : « Est-ce que j’aurais dû le dire? » […] Les personnes plus militantes auraient été satisfaites, mais en même temps je n’étais pas là pour ça.

Dans ce contexte, Fabienne semble avoir trouvé dans la communauté une source de réconfort, mais aussi de stress, puisqu’elle devait gérer les attentes de diverses personnes, tout en tentant de prendre la décision avec laquelle elle serait le plus à l’aise. Elle fait notamment ressortir les croyances religieuses de sa belle-famille comme une source majeure des difficultés qu’elle a éprouvées au moment du deuil, établissant un lien entre celles-ci et leur attitude à son égard.

La communauté : une ressource « quand on est prête »

Certaines femmes n’ont pas été en contact avec la communauté au moment de vivre leur deuil. Comme le souligne Julie Beauchamp (2018), ces contacts subissent souvent l’influence de la gestion du dévoilement de l’identité sexuelle. Cette réalité est illustrée par Nicole (68 ans), qui, en 30 années de relation avec sa partenaire, n’a jamais nommé ouvertement sa relation de couple ni son identité sexuelle :

On vivait en couple, mais… il n’y a pas eu de coming out [d’affirmation de notre identité sexuelle]. On ne le disait pas, mais les gens savaient quand même […] Chez mes parents et ses parents, on a été toujours bienvenues, mais y’a jamais eu d’allusions, aucune.

Bien que Nicole insiste pour dire que sa famille acceptait sa relation, la difficulté à nommer celle-ci a rendu difficile, sinon impossible, la reconnaissance de certaines composantes de son identité au moment du deuil. N’ayant pas de contact avec d’autres femmes qui étaient en couple avec des femmes avant le décès, elle n’a pu obtenir de soutien de celles-ci par la suite, ce qui lui a manqué :

Nicole : Ma soeur, mon frère, nous avons toujours été très proches. Si quelque chose n’allait pas, je les appelais. Ça m’a beaucoup aidée.

Intervieweuse : Vous étiez capable de leur parler de ce que vous viviez?

Nicole : Hmm…. Non. Pas vraiment. En fin de compte, je n’ai pas vécu mon deuil en tant que lesbienne […] Le support familial, ce n’est pas le support d’un couple d’amies, qui diraient : « Je peux comprendre, c’était ton amour. » Ces choses-là n’ont pas été dites, les mots n’étaient pas là.

Ce n’est que plusieurs années plus tard, au moment où elle s’est sentie prête à le faire, que Nicole a été vers les ressources à sa disposition, a rebâti son réseau et, éventuellement, a rencontré une nouvelle amoureuse. À l’instar de Nicole, d’autres participantes n’ont pas été en contact avec la communauté au moment de vivre leur deuil, mais perçoivent cette dernière comme une ressource précieuse au moment où elles sont prêtes à en bénéficier. Les liens que nos participantes entretiennent avec d’autres personnes de la communauté LGBTQ+ peuvent donc changer avec le temps. Elles peuvent notamment se tourner vers celles-ci pour tenter de répondre à des besoins jadis comblés par leur partenaire.

La communauté : un filet de sécurité

Les personnes âgées de la communauté LGBTQ+ seraient moins nombreuses que les personnes âgées hétérosexuelles à utiliser les services sociaux, ceux-ci étant le plus souvent mal adaptés à leur réalité (Furlotte et autres 2016)[12]. Nos participantes étaient divisées dans leur perception des ressources à la disposition des femmes endeuillées d’une partenaire de même sexe. La moitié de nos participantes a avancé avoir estimé que les ressources offertes à toute personne endeuillée avaient été suffisantes et ne pas avoir eu besoin de se tourner vers des ressources spécifiques pour les personnes appartenant à la diversité sexuelle. C’est le cas notamment de Mireille (69 ans) :

Les gens ne vont pas facilement chercher de l’aide, mais il y en a. Je suis allée au CLSC [centre local de services communautaires] et puis on m’a référé une ligne d’écoute. Ce n’était pas spécifique [à la communauté LGBTQ+], mais je n’ai pas senti l’ombre d’une fermeture.

Certaines participantes ont dit ne pas avoir eu besoin de ressources, tout en reconnaissant que celles-ci pourraient être utiles à d’autres, qui seraient moins privilégiées qu’elles. Voici ce qu’en pense Johanne (69 ans) :

C’est sûr qu’il faudrait qu’on commence à penser à avoir des groupes de soutien dans la communauté. Ça pourrait être aussi pour les personnes trans… toutes les personnes qui risquent d’être marginalisées dans un groupe traditionnel.

Aux yeux de Johanne, le besoin de regroupement semble donc émerger en rapport avec le risque d’exclusion accru auquel font face les personnes dont l’identité de genre n’est pas conforme à la norme[13]. Quelques participantes ont réfléchi à la façon dont pourraient évoluer leurs besoins au fil du temps et des épreuves. Affectée par le manque de reconnaissance de sa place auprès de sa partenaire lors du décès de celle-ci, Solange s’imagine revivre une situation semblable en accompagnant une amie en fin de vie :

Il y a beaucoup de lesbiennes qui n’ont pas eu d’enfants. Quand elles seront malades et en fin de vie, les personnes qui vont aller les visiter seront des personnes comme moi, des amies de longue date. J’aimerais qu’il y ait une reconnaissance de notre place, notre peine. 

D’après Solange, il est donc primordial que les personnes formant la « famille de choix[14] » des femmes en fin de vie voient leur rôle et leurs émotions reconnues au même titre que les membres de la famille biologique.

Considérant son propre vieillissement, Nicole semblait espérer trouver dans la communauté une source de soutien et de sécurité : « [Si je suis seule,] il va bien falloir que je m’en aille quelque part… C’est sûr que ce serait mieux d’être dans la communauté […] Tu peux échanger, tu restes dans le réseau… » Bien qu’elle ne décrive pas directement les personnes près de qui elle souhaite vivre, on peut imaginer que Nicole croit qu’elle serait plus à l’aise dans un lieu d’hébergement réservé aux femmes qui, comme elle, s’identifient comme lesbiennes[15].

Le deuil : au seuil d’une redéfinition du lien à soi et aux autres

Nous avons constaté que les participantes concevaient la communauté LGBTQ+ de diverses manières et avaient des histoires d’interactions et des degrés d’aisance variables avec celle-ci au cours de leur vie. Placées devant le deuil d’une partenaire, certaines ont pu compter sur un réseau déjà formé de personnes partageant la même identité sexuelle, qui leur a été bénéfique. Des participantes ont eu accès à du soutien à l’extérieur de la communauté, mais reconnaissent l’importance de celle-ci comme filet de sécurité pour d’autres personnes.

Le deuil comme transition identitaire

Dans la perspective constructiviste, chaque deuil est considéré comme unique (Hooyman et Kramer 2006). Les témoignages de nos participantes illustrent bien que, même au sein d’un groupe relativement homogène, il y a autant de façons de vivre le décès d’une partenaire de même sexe que de femmes qui le vivent. Cependant, nous trouvons des fils conducteurs reliant leurs expériences diverses. Nous constatons, entre autres, que pour plusieurs le rapport à la communauté est amené à changer à travers le deuil. Qu’elle soit imaginée ou que l’on entre en contact avec elle à travers des ressources concrètes, pour soi-même ou pour les autres, la communauté est considérée comme un filet de sécurité pendant la période de transition que représente le deuil.

Si la période liminaire du deuil est généralement temporaire, Amanda Grenier (2012) attire notre attention sur le danger, pour des personnes déjà à risque en matière d’exclusion, de demeurer dans cette zone perçue comme temporaire et de se retrouver de façon permanente en marge de la société. Ce risque pourrait être d’autant plus marqué pour les aînées et les aînés n’affirmant pas leur identité LGBTQ+, qui ont moins souvent accès à un réseau social fort (Fredriksen-Goldsen et autres 2017) ainsi que pour les femmes lesbiennes, qui se définissent davantage à travers la conjugalité (Chetcuti 2010). Considérons Nicole, qui, au moment de vivre son deuil, n’a pas accès au soutien nécessaire pour faire sens de sa perte. Sa « différence », qu’elle n’arrive pas à nommer aux membres de sa famille, l’amène à vivre son deuil en étant isolée sur le plan affectif pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’elle se sente prête à entrer en contact avec des organismes LGBTQ+.

Le deuil peut être vu, notamment, comme un processus au cours duquel une personne tente de se conformer ou de résister activement au scénario culturel dominant qui décrit la « bonne » façon de le vivre (Neimeyer, Klass et Dennis 2014). Le récit de Fabienne, qui a dû se positionner quant à des injonctions contradictoires sur la « bonne » façon d’agir en tant que conjointe endeuillée lors des funérailles de sa partenaire, reflète cette tension. Coincée entre les désirs de la famille de sa partenaire et ceux de ses paires, Fabienne s’est elle aussi trouvée temporairement dans une zone d’exclusion. Cependant, contrairement à Nicole, elle recevait du soutien de sa propre famille, qui reconnaissait toutes les facettes de son deuil, ce qui l’a aidée à émerger de cette zone plus rapidement.

Le deuil et la communauté : perspective féministe intersectionnelle

L’approche intersectionnelle propose de considérer les caractéristiques individuelles pour comprendre l’expérience des aînées et des aînés de la communauté LGBTQ+. Toutefois, en examinant l’histoire de Fabienne, nous remarquons que l’élément le plus déterminant de son expérience de deuil est lié à la famille de sa partenaire plutôt qu’à ses caractéristiques personnelles. Le récit de Nicole subit lui aussi largement l’influence de sa famille, qui contribue à maintenir le silence, et ne lui offre pas, par le fait même, le soutien affectif dont elle a besoin. Si, dans le cas de Fabienne, l’invisibilisation de l’identité sexuelle (voire l’homophobie) est comprise comme une conséquence de l’origine ethnique et des croyances religieuses, le récit que fait Nicole à propos de sa famille « québécoise de souche[16] » ne tient pas compte de ces éléments.

Plusieurs participantes ont comparé leurs situations à celles d’autres personnes, évoquant notamment comme sources de privilège leur classe sociale, leur niveau de revenus ou leur éducation. Aucune toutefois n’a mentionné son statut de personne blanche, ce qui peut laisser croire à une vision blanche des minorités sexuelles. Une telle vision se reflète nécessairement dans nos résultats, ceux-ci n’incluant pas les expériences de femmes racisées. La situation particulière de nos participantes (en particulier leur statut de femmes cisgenres, blanches et scolarisées) et les privilèges qui peuvent y être associés constituent une limite de notre projet. Il serait important que de futures recherches mettent en place des stratégies de recrutement plus poussées pour représenter une vaste diversité d’expériences. Malgré tout, la nature exploratoire de notre projet nous a permis de voir émerger, en cours d’analyse, la pertinence d’écouter la trame intersectionnelle sous-jacente au discours de nos participantes et d’« entendre » le silence des personnes absentes parce que difficiles à joindre. À la suite de Sue Westwood (2016), qui réserve une place en analyse à ces « voix entendues en marge[17] », nous tentons d’enrichir notre réflexion en nous penchant sur ces réalités.

La communauté imaginée : espoir de protection et de continuité

Nous avons observé que l’attitude de certaines participantes s’est transformée lorsque nous avons abordé avec elles les questions du deuil et du vieillissement. Les avantages de l’appartenance à un groupe devenaient alors plus centraux dans leurs discours, comme si la réflexion sur les pertes qu’elles pourraient vivre à l’avenir les amenait à repenser à la place qu’elles souhaiteraient voir la communauté prendre dans leur vie. Le fait d’avoir perdu leur partenaire entraîne, pour plusieurs, une accumulation de pertes, et leurs besoins non comblés à la suite du deuil peuvent venir à bout de réticences passées (Ingham et autres 2016). De plus, il est possible que le processus d’entrevue ait eu un effet sur les participantes, les aidant à prendre conscience de leurs besoins d’affiliation.

Barry Wellman (2001) décrit la communauté notamment comme source d’appartenance et de soutien. La communauté que l’on pourrait dire « réelle » (avec des lieux physiques permettant des rencontres) est d’une grande importance pour le développement et le maintien de l’identité lesbienne à des moments précis, par exemple en cas de ruptures amoureuses (Chetcuti 2010). Les parcours de nos participantes indiquent que ces lieux et groupes sont tout aussi importants, pour celles qui les fréquentent, au moment de la perte d’une partenaire par décès. De surcroît, qu’elles aient pris contact avec la communauté « réelle » ou non, plusieurs ont projeté sur une version imaginée l’espoir d’une source future de sécurité. En effet, le souhait commun de pouvoir compter sur la présence d’autres personnes « comme elles » en vieillissant semblait basé tantôt sur l’espoir, tantôt sur l’angoisse liée au questionnement de l’existence de ressources.

Conclusion

Nos participantes ont en commun une expérience de marginalisation en tant que personnes s’identifiant à une sexualité non hétérosexuelle. Au moment de se sentir plus vulnérables et de faire face à l’incertitude, celles qui avaient déjà trouvé du soutien au sein de la communauté LGBTQ+ se sont tournées vers cette dernière plus facilement. Les comportements passés ne sont toutefois pas garants des manières d’agir actuelles, puisque les temps changent, tout comme les participantes elles-mêmes. Celles-ci ont en effet souligné différents marqueurs de la plus grande acceptabilité sociale de l’homosexualité au Québec et au Canada, et certaines ont noté que leur propre degré d’aisance par rapport à leur identité sexuelle avait augmenté en parallèle.

Ces progrès contribuent à rendre encore plus pénible pour nos participantes de penser avoir à dissimuler une partie de leur identité en vieillissant. Se projetant dans l’avenir, plusieurs ont exprimé le désir de se retrouver en présence d’autres personnes « comme elles ». Se faisant le porte-parole de la même revendication, le président de Grey Pride (France), cité dans Alessandrin et autres (2020 : 182), a déclaré ceci :

Le nouveau droit que nous devons promouvoir est celui de pouvoir vieillir avec les personnes de son choix! Toute notre vie nous choisissons les personnes (qui nous entourent) […], pourquoi cela devrait-il se terminer lorsque nous sommes vieux?

Espérons que ce message sera entendu. D’une part, des ressources généralistes pourraient former les professionnelles et les professionnels pour les amener à reconnaître les besoins spécifiques des personnes âgées de la communauté LGBTQ+ et à leur offrir des services culturellement appropriés[18]. D’autre part, plus de ressources spécialisées pourraient être mises en place au sein de la communauté. De telles ressources, tout en accentuant l’idée de communauté pour ceux et celles qui vivent en résidence pour personnes âgées, les aideraient éventuellement à faire face aux forces hétéronormatives de ces milieux. Elles renforceraient peut-être aussi leur capacité de se diriger, à leur rythme, vers les ressources de la communauté « réelle » dont elles ont besoin. Nicole en témoigne éloquemment : « À un moment donné, il faut [aller vers les ressources]… Moi, ça m’a aidée. Quand tu es prête! […] Chacune vit son deuil d’une façon différente. »