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L’ouvrage intitulé La globalisation du genre. Mobilisations, cadres d’actions, savoirs est issu du programme collectif de recherche « Regards croisés sur la globalisation – GLOBALGENDER », réalisé de 2013 à 2016, sous la coordination d’Iona Cîrstocea. Ses 13 chapitres, y compris l’introduction et la conclusion, sont regroupés dans trois parties thématiques suivies des résumés et des notes biographiques des onze auteures. Celles-ci sont associées à divers titres à des universités et/ou à des centres de recherche en sciences sociales, en France. L’objectif poursuivi dans cet ouvrage par Iona Cîrstocea, Delphine Lacombe et Élisabeth Marteu, conceptrices du projet, est de « développer un questionnement commun sur la portée globale du genre » et « une analyse critique » du « succès globalisé et globalisant » qu’il connaît aujourd’hui au point d’en être devenu « routinier » (p. 7-9).

En première partie, le genre est abordé en tant qu’« expertise ». Dans « Le genre comme ‘ plateforme ’ transnationale de socialisation féministe en contexte postsocialiste (Europe de l’Est, 1990-2000) », Iona Cîrstocea trace les profils individuels de 86 pionnières féministes est-européennes, originaires d’une quinzaine de pays. Formées en sciences sociales et humaines à l’étranger, la plupart occupent un poste universitaire permanent et ont eu des activités militantes avant et surtout depuis la chute du mur de Berlin, en 1989. L’auteure souligne notamment les clivages qu’elle a pu observer parmi ces pionnières non seulement entre universitaires et militantes en général, mais aussi entre universitaires déjà « établies » avant 1989 et « intellectuelles converties au genre » (p. 30) après 1989 de même qu’entre militantes d’associations pour les droits des femmes et expertes à l’emploi d’organisations internationales, sans oublier les différences selon l’histoire de leurs pays d’origine respectifs. À partir du cas du Centre d’études des femmes de Belgrade, en particulier, elle met en lumière les paradoxes, les ambiguïtés et les tensions découlant de l’institutionnalisation du féminisme en ex-Yougoslavie.

Dans le chapitre suivant, Lucia Direnberger transporte le lectorat au Tadjikistan, où elle a mené des recherches au sein d’associations engagées dans la prévention de la violence domestique et où elle a pu étudier également les trajectoires de femmes devenues expertes en genre qu’elle présente ici. Les témoignages de ces femmes révèlent des motivations diverses à ce choix de carrière : militer pour les droits des femmes, certes, mais aussi parfois sortir d’une situation économique difficile ou échapper personnellement à la violence domestique. L’auteure souligne les rapports de pouvoir qui existent entre les organismes internationaux et les expertes tadjikistanaises ainsi que les stratégies que ces dernières doivent déployer pour la reconnaissance aussi bien de leur statut professionnel que de l’utilité du genre. Ces femmes se butent en effet à la disqualification du genre et du féminisme, considérés comme des produits importés de l’étranger. Direnberger souligne de plus les inégalités entre expertes nationales et internationales, inégalités qui ne sont pas propres au Tadjikistan, mais que le partage du même titre d’experte en genre peut facilement occulter.

Isabelle Giraud, pour sa part, procède à une analyse détaillée de l’évolution du projet de démocratie cosmopolitique et du « cosmoféminisme de type onusien » à partir de sa recherche à Genève, dans les réseaux formés par les instances internationales. Elle a donc pu observer de près ce qu’elle appelle les « pratiques sociales de normalisation du genre » (p. 66) à visée internationale, le Forum des ONG Beijing + 20, les tractations qui ont entouré les grandes conférences internationales sur les femmes, la cooptation des organisations non gouvernementales (ONG) féministes par l’Organisation des Nations unies (ONU) et la montée d’un cosmoféminisme bourgeois et élitiste, manifeste dans le cheminement de carrière des expertes concernées. Cela amène Giraud à conclure que « la contestation féministe ne structure plus le débat international comme dans les années 1990 », alors qu’à chaque conférence internationale le « mouvement global des femmes » et les féministes faisaient « avancer la reconnaissance des droits des femmes ». Aujourd’hui, « leurs militantes se replient sur l’action locale » (p. 87).

Réunis sous le titre « Mobilisations et politisations », les cinq chapitres de la deuxième partie sont justement consacrés aux actions et aux résistances locales de mouvements de femmes dans différentes cultures et régions du monde. Après une éclairante présentation historicopolitique du Guatemala, « pays marqué par une violence colonialiste ininterrompue liée à un long processus d’appropriation des terres et des ressources des populations autochtones » (p. 93), Jules Falquet retrace les décennies de luttes féministes menées par des groupes de « survivantes » pour la reconnaissance des violences sexuelles commises contre les femmes autochtones, particulièrement durant la guerre des années 1980, et plus récemment dans le contexte néocolonial de l’exploitation minière. Par leur « patient travail collectif » (p. 111), ces militantes ont contribué à la chute et à la condamnation pour crimes contre l’humanité du dictateur Efraín Ríos Montt. De plus, grâce à un recours stratégique à des fonds d’agences internationales et à des collaborations politiques variées, notamment de la part de militantes lesbiennes, elles ont, comme le souligne l’auteure, « mené une lutte bien à elles, définie selon leurs propres besoins, termes et rythmes », malgré le « processus de globalisation du genre qui plaque une véritable novlangue institutionnelle souvent impérialiste sur les contextes locaux » (p. 112).

Le texte de Delphine Lacombe porte aussi sur la violence contre les femmes et également dans un pays d’Amérique centrale, le Nicaragua. Cependant, les deux pays ont connu une histoire différente depuis leur indépendance en 1821, et il en est forcément de même des femmes. L’auteure analyse le processus de publicisation et de politisation des violences intrafamiliales et sexuelles envers les femmes qui s’est produit dans ce pays de 1979 à 1996, grâce aux militantes féministes nicaraguayennes et à leur ouverture stratégique aux collaborations féministes étrangères actives dans le domaine. Dans ce pays, explique Lacombe, le discours féministe international sur l’égalité des sexes et les droits des femmes en tant que droits humains a pu jouer un « rôle catalyseur » parce qu’il rejoignait une « dynamique similaire » durant la révolution sandiniste d’inspiration marxiste-léniniste pendant la période 1979-1990 et que « l’essai de démocratie libérale » (p. 147) qui a suivi (1990-1996) mettait l’accent sur la question des droits et sur la société civile.

Le chapitre signé par Azadeh Kian porte sur la Plateforme des femmes de la capitale, une ONG fondée en Turquie, en 1995, par des militantes musulmanes pour les droits des femmes. Comme son nom l’indique, Baskent est basée à Ankara, où « les sensibilités conservatrices » seraient beaucoup plus prononcées qu’à Istanbul et le discours féministe laïque, « plus conciliant » (p. 115) à l’égard des associations musulmanes qui se sont constituées notamment avec la montée de l’islamisme à partir des années 1980 et la victoire des partis islamiques aux élections municipales dans ces deux villes en 1995. Les membres de Baskent sont des femmes d’origine modeste qui ont pu profiter de l’accessibilité de l’éducation comme instrument de mobilité sociale. Elles appartiennent à différents courants de pensée « allant de la gauche islamique au libéralisme islamique », mais toutes sont engagées dans une « nouvelle interprétation, celle du xxie [siècle], depuis le point de vue des femmes », des préceptes et des traditions islamiques, y compris une relecture du Coran fondée sur « le postulat de l’égalité » (p. 126). La majorité sont voilées, mais l’association ne les y oblige pas. L’auteure souligne qu’au Moyen-Orient l’aide internationale aux organisations de la société civile vise « la promotion de l’individualisme », ce qui fait en sorte que « les normes internationales de genre profitent aux femmes voilées » qui associent le port du voile islamique à un combat pour la liberté et la démocratie (p. 132).

Toutefois, l’interprétation de la liberté individuelle et l’application des « normes internationales de genre » (p. 132) peuvent varier grandement selon l’histoire et la culture locales. Ainsi, au début des années 2010 à Canton, grande ville du sud de la Chine, dans les petits groupes de militantes lesbiennes auxquelles appartiennent les jeunes interlocutrices de Monique Selim, les comportements que l’anthropologue a observés sont aux antipodes de ceux qui ont été analysés par Kian en Turquie. Pour ces jeunes lesbiennes, les droits des femmes sur leur corps passent par l’émancipation des normes patriarcales de féminité et la liberté sexuelle. Une liberté apparemment sans limite, qu’elles prennent le risque de revendiquer publiquement dans des écrits chocs diffusés dans Internet, des performances artistiques et d’autres actions d’éclat. Cependant, la modernité chinoise n’a pas fait disparaître les attentes traditionnelles à l’égard des femmes. Pour les soutenir dans leur émancipation, ces jeunes lesbiennes comptent, comme le note Selim, sur l’« aide pléthorique » (p. 187) d’organisations étrangères de défense des droits des femmes et des droits humains telles que le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), Oxfam, la Fondation Bill et Melinda Gates ainsi que des associations américaines du champ LGBTQ (p. 187), qui leur sont toutes facilement accessibles en ligne. L’abolition de la politique de l’enfant unique en 2015 n’a pas non plus mis fin à la préférence traditionnelle pour les garçons. Ces jeunes Chinoises nées au cours des années 1990 en subissent toujours les conséquences. Or, on sait depuis un bon moment que l’application de cette politique a entraîné beaucoup de violence à l’égard des femmes chinoises. On sait aussi que le déséquilibre démographique qu’elle a provoqué a des conséquences sociales à long terme, y compris parmi les garçons si fortement désirés et chéris, particulièrement en milieu rural. Devenus adultes, beaucoup d’entre eux, dans leur recherche désespérée d’une épouse, contribuent au trafic transfrontalier de jeunes femmes pauvres, notamment du Viet Nam. On connaît toutefois moins les effets psychologiques de la politique de l’enfant unique sur les filles chinoises nées pendant la période 1979-2015. Grâce aux témoignages de ses interlocutrices, Selim contribue à combler en partie cette lacune en distinguant les filles uniques, qui considèrent avoir été aimées par leurs parents; les filles aînées avec des frères cadets, dont elles payent souvent les études tout en abandonnant les leurs; les filles « surnuméraires » qui ont des soeurs aînées parce que leurs parents ont connu plusieurs échecs avant d’avoir un garçon. Ces dernières sont les plus touchées (amertume, sentiment d’abandon, etc.), plusieurs d’entre elles ayant été échangées contre un garçon ou « confiées » à une autre famille (p. 186) et n’ayant pas de relations avec leurs parents biologiques.

Élisabeth Marteu, pour sa part, expose les stratégies mises en oeuvre par les mouvements de femmes israéliennes et palestiniennes pour l’intégration politique de la résolution 1325 « Femmes, paix et démocratie » du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) en Israël et dans les Territoires palestiniens. Adoptée en octobre 2000 dans le cadre de la plateforme d’action de Beijing + 5 pour pallier l’absence de prise en considération des femmes dans les conflits armés, cette résolution englobe à la fois la contribution des femmes à la résolution des conflits, la violence faite aux femmes dans les conflits et les femmes dans les opérations de maintien de la paix. L’auteure fait « l’hypothèse que la résolution 1325, plus que toute autre, concentre toutes les ambiguïtés et les flottements, et donc aussi les ressources et les contraintes dont s’emparent les associations de femmes pour capter l’aide internationale » (p. 163-164), véritable manne financière. Hypothèse que confirment l’adaptation stratégique, le pragmatisme et la lucidité dont font preuve aussi bien les militantes féministes israéliennes que les militantes palestiniennes interviewées par l’auteure, notamment dans l’élaboration de leurs plans d’action respectifs. Cependant, comme le souligne Marteu, les militantes de longue date sont « fatiguées » et elles sont aussi divisées par des priorités nationalistes et identitaires, exacerbées par la complexité et la durée du conflit lui-même.

Les trois études de cas réunies dans la troisième et dernière partie du livre se sont déroulées respectivement en République démocratique du Congo (RDC), au Tamil Nadu (Inde du Sud) et en Arabie saoudite. Jane Freedman s’est intéressée aux répercussions des politiques internationales de lutte contre les violences sexuelles et basées sur le genre en contexte de guerres et de conflits armés, en RDC. Elle déplore que, malgré les nombreuses et complexes transformations provoquées par les conflits armés dans les rapports hommes-femmes, les recherches, les prises de position internationales, notamment la résolution 1325 du CSNU, les décisions politiques de même que l’attention des médias locaux et internationaux soient essentiellement concentrées sur les viols et autres crimes sexuels commis par les soldats et les groupes armés. Sont ainsi négligées les violences commises par des civils et celles qui se poursuivent au terme ou en cas de diminution des conflits armés. Cela comprend non seulement la violence domestique mais aussi les mariages forcés et les pratiques matrimoniales traditionnelles du lévirat et du sororat. Les fonds consacrés à l’application des politiques internationales sont si considérables, dit-elle, que les organisations concernées devraient écouter et soutenir davantage l’ensemble des luttes féministes locales.

Au Tamil Nadu, les recherches d’Isabelle Guérin ont porté sur les femmes comme « sujets financiers ». Dans son texte, celle-ci effectue d’abord un retour dans l’histoire économique indienne jusqu’aux années 1970. Cela permet de comprendre les conditions d’émergence de la lutte contre la pauvreté et du microcrédit ainsi que le processus de financiarisation de ces activités par les banques et autres institutions privées, qui remplacent aujourd’hui les ONG de microcrédit tout en s’appuyant sur l’infrastructure sociale et les réseaux féminins que celles-ci avaient mis en place. L’auteure souligne ensuite la singularité du contexte indien (contrôle serré exercé par l’État sur les ONG, les priorités du développement et les fonds étrangers, mais aussi diversité de programmes sociaux visant les femmes et les familles pauvres). Dans la dernière partie du chapitre, elle se place carrément du point de vue des femmes. Celles-ci sont en effet des cibles privilégiées dans la « fabrique du marché du crédit privé », particulièrement en milieu rural, car elles sont déjà familières avec le microcrédit et certaines peuvent aussi servir d’intermédiaires locales entre les femmes et les banques (p. 240). Toutefois, insiste Marteu, il serait « simpliste » de réduire les utilisatrices du microcrédit à la position de victimes du capitalisme. Si les femmes empruntent et s’endettent parfois énormément, c’est non seulement par nécessité financière et pour acquérir des biens de consommation, mais aussi pour combler leurs aspirations en ce qui a trait notamment au statut social de leur famille et au leur, au mariage et à la dot de leurs filles ainsi qu’à la mobilité sociale de leurs enfants par l’éducation. Cependant, lorsque l’endettement augmente, le risque d’exploitation sexuelle augmente également, particulièrement pour les femmes les plus vulnérables, comme les membres de la caste dalit, par exemple. De plus, les femmes qui ont un mari violent peuvent apprécier des relations affectives avec un prêteur attentionné qui les épaule financièrement. Néanmoins, tout en reconnaissant les avantages des nouvelles modalités d’emprunt (souplesse, rapidité, économie de temps, contrats formels, etc.) introduites par les opérateurs privés, plusieurs femmes regrettent les espaces de socialisation, les liens de solidarité entre femmes et la reconnaissance de la communauté qui caractérisaient leur participation à des groupes de microcrédit gérés par des ONG.

Dans « Women’s Rights Washing. La circulation sélective des ‘ droits des femmes saoudiennes ’ entre diplomatie, médias et mobilisations », Amélie Le Renard s’intéresse en particulier au rôle des médias français dans la diffusion du discours officiel sur les droits des femmes destiné à redorer l’image de l’Arabie saoudite dans le monde, particulièrement depuis les attentats du 11 septembre 2001, dont la majorité des auteurs étaient de nationalité saoudienne. Le régime répressif et misogyne saoudien est, en effet, passé maître dans l’utilisation des médias et des relations diplomatiques pour se glorifier de changements dans la reconnaissance de droits (droit de vote, droit de conduire son propre véhicule) qui sont reconnus aux femmes depuis longtemps dans les pays démocratiques. L’auteure présente trois figures de Saoudiennes : une femme d’affaires, une cinéaste libérale et la militante pour le droit de conduire des femmes, Manal Al Sharif, dont la visibilité médiatique n’a toutefois pas empêché son arrestation et sa détention pendant neuf jours ni la perte de son emploi. Ces femmes ont été très visibles dans la presse française comme symboles de progrès social en Arabie saoudite, alors que les militantes féministes saoudiennes qui critiquent à fond le régime, voilées par mesure de sécurité, ne suscitent pas le même intérêt de leur part.

Intitulée « Le genre, une ‘ catégorie utile ’ pour la sociologie politique de la globalisation », la conclusion est l’occasion pour Iona Cîrstocea, Delphine Lacombe et Élisabeth Marteu de réitérer la « portée universelle » du genre et son utilité comme « catégorie conceptuelle et d’action globalisée » (p. 271). Cependant, devant l’institutionnalisation, la professionnalisation, l’instrumentalisation et l’hétérogénéité des pratiques dont celui-ci fait l’objet, elles estiment que « la question du ‘ comment étudier le féminisme? ’ » se pose dorénavant « de manière aigüe ». De plus, étant donné la diversité des actrices, des lieux d’intervention et des intérêts, elles sont d’avis que « l’opposition entre ‘ féministes institutionnelles ’ et ‘ autonomes ’ doit être nuancée et peut-être même fondamentalement repensée ». Cela entraîne, de leur part, une autre question, celle de la transmission. Selon elles :

il s’agit désormais de communiquer non seulement une mémoire militante des luttes et des savoir-faire, mais aussi de communiquer des acquis théoriques et experts, des théories pour produire des savoirs, tout comme des ressources institutionnelles constituées, pour beaucoup, en dehors des espaces de mobilisation.

p. 273

Les auteures soulignent également « la prégnance des logiques étatiques et des régimes politiques » malgré « le fait que le genre s’impose désormais aux États, quelle que soit la nature de leur régime politique » (p. 274).

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Dans les pages précédentes, j’espère avoir réussi à mettre en évidence l’intérêt de chacune des onze études de cas, très fouillées et instructives, réunies dans ce volumineux ouvrage. Dans les paragraphes qui suivent, je présenterai brièvement certaines réflexions que m’a inspirées la lecture du livre lui-même, en commençant par quelques remarques concernant la terminologie et la langue. Considérés dans leur ensemble, les treize chapitres sont très denses et foisonnent de détails historiques et de dates, de dénominations, de sigles et d’acronymes, ce qui rend certains exposés difficiles à suivre par moments. Quelques figures supplémentaires auraient pu remédier à cela. À tout le moins, un index s’imposait. Quant à la langue, même si l’anglais parlé et écrit est incontournable comme lingua franca dans les échanges scientifiques internationaux présentement, je comprends mal qu’un ouvrage publié par des presses universitaires françaises et destiné à un lectorat francophone, notamment étudiant, contienne autant de termes en anglais. Ceux-ci n’ont aucune valeur sémantique ajoutée pour désigner simplement des femmes d’affaires ou des informateurs clés, ou lorsqu’une traduction libre aurait été facile. (N’est-il pas déjà suffisamment compliqué, voire impossible parfois, de rendre en français tout le sens et toute la dimension politique de concepts centraux comme empowerment, par exemple?) Par ailleurs, certains chapitres semblent n’avoir pas fait l’objet d’une révision linguistique. La qualité de la langue et la lisibilité varient donc d’un chapitre à l’autre.

Cela dit, une réflexion plus fondamentale concerne le flou qu’engendrent la multiplication et la diversité des définitions, des métaphores, des évocations, etc., utilisées dans ce recueil relativement au terme et à la notion de genre. Quelques exemples : « genre globalisé »; « perspective genrée »; genre comme « plateforme transnationale de socialisation féministe »; genre comme « norme de gouvernement »; genre « comme catégorie d’actions et de production de savoirs institutionnalisée »; genre comme « matrice directionnelle de normes »; « experte en genre »; « passeuse de genre ». Toutes ces expressions pourraient être ajoutées aux centaines de données du même ordre, obtenues par Marie-Victoire Louis au moyen du « partiel recensement » qu’elle a effectué, il y a une quinzaine d’années, afin de « voir comment ce mot [genre] était employé, essentiellement dans le domaine des recherches en sciences sociales, mais aussi dans le domaine politique » (Louis 2005 : 1). Devant les résultats de son enquête, qui montrent que « l’emploi du mot genre […] permet de produire des analyses qui font abstraction des rapports de domination patriarcaux » (ibid. : 10), la sociologue formule « une invitation à rigoureusement re-définir tous les termes employés par les féministes et/ou par ceux et celles qui écrivent dans le domaine de, au sujet de, concernant les multiples relations institutionnelles, politiques, personnelles entre les hommes et les femmes » (ibid. : 11).

De mon point de vue, les onze études de cas montrent bien que la recherche féministe centrée sur les femmes n’a rien perdu de sa valeur heuristique mais constitue véritablement un angle d’approche obligé pour la (re)connaissance des femmes en tant qu’actrices sociales et en tant qu’enjeux des discours, des politiques et des pratiques du « genre globalisé ». Ces études de cas documentent concrètement le rôle stratégique que jouent les femmes dans la gestion des priorités, des fonds et des activités du vaste champ professionnel créé par les organisations internationales d’aide ainsi que les inégalités qui existent entre les différentes catégories d’actrices. Je m’étonne cependant du peu de visibilité des hommes en tant qu’acteurs dans les rapports de pouvoir globalisés et au sein même des organisations internationales où ils agissent comme supérieurs hiérarchiques ou collègues, adversaires ou alliés des « expertes en genre ». Car, selon ses promotrices et ses promoteurs au cours des trois dernières décennies, l’approche genre, comme dans genre et développement, « accueille favorablement les contributions potentielles des hommes qui partagent son intérêt pour les questions d’équité et de justice sociale » (Rathgeber 1994 : 84). Certes, dans les milieux universitaires, cela n’a pas fait augmenter, ou si peu, le nombre d’hommes qui en font leur champ d’intérêt principal, mais qu’en est-il dans les organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, qui ont précisément pour objectifs l’égalité entre les sexes, la démocratie et la justice sociale?

En revanche, ce n’est pas l’absence mais l’abondance qu’expose éloquemment ce recueil, en ce qui a trait aux fonds que la pléthore d’organisations internationales mettent présentement à la disposition des « expertes en genre », des chercheuses et des militantes pour la réalisation de projets concernant le genre. À Élisabeth Marteu qui l’interrogeait afin de « savoir si les financements extérieurs étaient suffisants pour couvrir l’ensemble des projets du Centre de Jérusalem pour les femmes, [son interlocutrice] avait répondu simplement : ‘ On a toujours de l’argent. Ça va. Mais il faut juste trouver le truc original ’ » (p. 180).

Si cette déclaration est emblématique de nombreuses situations analysées dans ce livre, elle n’en est pas moins consternante, sachant que, durant les années 1980-1990, les agences d’aide internationale étaient au contraire « avares de fonds destinés aux femmes » et l’existence des « Bureaux Femmes » était « rien moins que précaire sinon menacée » (Dagenais et Piché 1994 : 32-33). Même au sein de l’Agence canadienne de développement international (ACDI), qui était pourtant à l’« avant-garde » des organisations de ce type en matière d’initiatives pour « incorporer des préoccupations concernant les rapports entre les sexes dans ses programmes », la direction Intégration des femmes au développement/Women in Development (IFD/WID) n’avait qu’un « petit budget à sa disposition » et devait « investir beaucoup de temps et d’énergie à convaincre les responsables des autres bureaux d’appuyer ses activités concernant les femmes » (Rathgeber 1994 : 89).

Quelques mots enfin sur les questions soulevées dans la conclusion. Au premier abord, le programme que les rédactrices semblent envisager pour répondre à la question de la transmission apparaît si ambitieux qu’il pourrait rebuter. Heureusement, le travail est déjà en cours et dispose, me semble-t-il, de solides fondations. Même si on se limite à la francophonie, la somme de travaux scientifiques féministes réalisés depuis les années 1970, y compris les collaborations entre chercheuses, groupes autonomes de femmes, féministes d’État et milieux syndicaux, s’avère considérable. Et la transmission de ces travaux au moyen d’enseignements, de thèses et de mémoires, de livres et de périodiques, de congrès et de colloques ainsi que de réseaux de recherche locaux, nationaux et internationaux se poursuit également. Les huit congrès internationaux des recherches féministes dans la francophonie (CIRFF), qui ont eu lieu de 1996 à 2018, en fournissent des exemples probants (voir le site web en référence ci-dessous).

Quant à la question : « comment étudier le féminisme? », elle n’est pas moins ambitieuse ni moins complexe que la précédente, ni seulement méthodologique. Cependant, la réflexion qui m’est venue spontanément à l’esprit en la lisant ne portait pas sur les débats prévisibles. J’ai plutôt pensé que, si on juge un arbre à ses fruits, on pourrait en faire autant pour le féminisme.

Dans le champ même des organisations et des politiques internationales qui font l’objet du présent ouvrage, je pense à la Politique d’aide internationale féministe du Canada, adoptée par le gouvernement canadien en juin 2017, après une très large consultation (plus de 15 000 personnes dans 65 pays). Outre son titre exceptionnel – pour ne pas dire provocateur –, cette politique internationale est intéressante pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle stipule que « toutes les initiatives [canadiennes], quel que soit leur champ d’action, devront être élaborées et mises en oeuvre de manière à améliorer l’égalité des genres et le renforcement du pouvoir des femmes et des filles » (p. 3). De plus, dans cette politique, « [l]es droits des femmes […] englobent les droits sexuels et reproductifs – et le droit d’avoir accès à des avortements sûrs et légaux » (p. 2). En conséquence, le Canada « facilitera un meilleur accès à une gamme complète de services de santé, englobant notamment la planification familiale et les moyens de contraception modernes, une éducation sexuelle complète, un service d’avortement sécuritaire et légal, des soins post-avortement » (p. 18). Sont aussi mentionnés explicitement, dans le « Champ d’action 2 : La dignité humaine », « les mariages d’enfants, précoces et forcés et les grossesses et maternités précoces » (p. 16).

Comme le souligne l’anthropologue Marie-France Labrecque dans l’analyse critique qu’elle en a faite : « Il est clair que cette politique ne va pas remettre en question l’ordre mondial. […] L’avenir dira s’il existe une véritable volonté politique quant au changement préconisé » (Labrecque 2018). Néanmoins, le terme « féministe » n’ayant jamais été, contrairement à « genre/gender », considéré comme neutre, il risque peut-être moins de devenir un simple mot à la mode (buzzword). En tout cas, l’espoir est permis et surtout nécessaire. N’est-ce pas précisément ce qui a nourri la persévérance des militantes féministes pendant les longues mobilisations politiques analysées dans cet ouvrage?