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Dans son ouvrage synthétique intitulé Travail gratuit : la nouvelle exploitation? et paru à l’automne 2018, Maud Simonet, directrice de recherches en sociologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et directrice du laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHE.S-Nanterre), observe des activités peu ou mal rémunérées sous la loupe de la sociologie du travail. Elle utilise les apports théoriques des féministes « marxistes », telles que Mariarosa della Costa, Selma James ou Silvia Federici, et du « matérialisme radical », comme l’a développé Christine Delphy, entourant les débats pour la reconnaissance du travail ménager au cours des années 70 pour analyser des formes plus ou moins nouvelles de travail gratuit. Malgré leur apparente disparité, notamment en termes d’« employeurs » (État, municipalité, entreprise, jeune pousse (start-up)), ces activités se trouvent en dehors « du droit du travail et avec peu ou pas de compensation monétaire et de droits sociaux » (p. 10).
L’ouvrage de Simonet est structuré en cinq chapitres. Dans le premier, elle résume l’apport des théories sur la reproduction sociale en trois leçons. La première porte sur la définition du travail gratuit en tant que tel, que l’auteure comprend comme un « déni de travail » fondé sur une autre valeur, comme celle de l’amour. Le travail gratuit le serait donc parce qu’il est valorisé autrement et régi par une autre institution que celle du salariat, soit la famille (p. 45-46). La deuxième leçon est que l’exploitation ne se résumerait pas aux sphères marchandes. En effet, pour fonctionner, le capitalisme repose sur le travail gratuit de milliers de travailleurs et de travailleuses, à commencer par celui dans la sphère domestique (p. 46-47).
Enfin, Maud Simonet souligne la contribution du féminisme noir (black feminism) et, en particulier, de la militante et intellectuelle bell hooks, aux débats sur la reconnaissance du travail domestique au sujet des rapports sociaux de sexe, de race et de classe qui conditionnent le travail gratuit (p. 47). Cette professeure critique l’absence de considération pour l’importance du foyer comme espace de résistance et d’amour, particulièrement pour les femmes noires et les femmes blanches des milieux populaires. La troisième et dernière leçon serait donc la reconnaissance de la maison comme un lieu au potentiel de « subversion politique », sans pour autant négliger le caractère genré de la naturalisation du service (ou du travail) en son sein (p. 40-41).
C’est à partir de ces trois leçons que la sociologue fait le lien, dans le deuxième chapitre de son ouvrage, avec ses enquêtes de terrain dans les parcs new-yorkais et sur les plages françaises, observant le travail des bénévoles associatifs, des jeunes en service civique et des allocataires d’aide sociale. Elle constate ainsi que les gens qui travaillent sans salaire sont aujourd’hui des travailleuses pour la plupart racisées. Par exemple, dans la ville de New York, le travail d’entretien des parcs, typiquement effectué par un fonctionnaire municipal syndiqué jusqu’aux années 90, s’est progressivement féminisé à travers deux nouveaux statuts non syndiqués. D’un côté, il prend la forme d’une activité bénévole pour les femmes des classes moyennes. De l’autre, il devient du bénévolat « contraint » (p. 68) pour les allocataires du programme de travail obligatoire (workfare) (p. 57). Ce second groupe, composé à 75 % de femmes et à plus de 90 % de Noires ou de Latinas aux États-Unis, effectue alors l’entretien des parcs en contrepartie de son aide sociale (p. 56). Cet exemple de politique d’allocation conditionnelle financée et mise en oeuvre par les pouvoirs publics permet également à Simonet de souligner au passage comment le travail gratuit ne profite pas seulement au secteur privé.
Au milieu de l’ouvrage, la grille d’analyse du travail gratuit est transposée à d’autres contextes d’activités. Dans le troisième chapitre, l’auteure s’intéresse à l’univers numérique et aux débats autour du travail numérique (digital labor). Elle s’interroge alors sur l’usage de cette grille d’analyse lorsqu’il est question de qualifier certaines activités jusqu’alors non définies comme du travail ou non vécues comme tel, mais qui profitent aux entreprises ou à l’État. Par exemple, peut-on considérer comme du travail impayé le fait de signaler une erreur sur un site Web? Qu’en est-il de la publication de photos en ligne sur Facebook? L’amélioration des systèmes de reconnaissance visuelle numérique (du type Captcha) qui demandent d’identifier des mots ou des chiffres pour s’authentifier représente-t-elle une forme de travail gratuit? Autrement dit, « faut-il nécessairement qu’il y ait travail pour qu’il y ait valeur » (p. 88)? Cette question soulève alors l’importance accordée à la reconnaissance du désir ou du plaisir dans une expérience de travail ou d’exploitation – question qui reste cependant en suspens dans le livre.
Dans le quatrième chapitre, Simonet se penche sur le travail gratuit et son lien avec l’emploi. Elle aborde ainsi la question de la dévalorisation du travail attribué socialement aux femmes, tel que le soin, l’aide ou l’attention. Ces tâches continuent de ne pas être totalement reconnues comme un « vrai » travail, même lorsque les femmes sont en emploi, comme c’est le cas pour les secrétaires, les infirmières ou les aides soignantes (p. 118-119).
L’auteure traite également de l’activité des stagiaires sans rémunération et du travail gratuit motivé par l’espoir d’obtenir éventuellement un emploi. Ce travail comme « investissement », outre qu’il fragilise les conditions de travail des personnes salariées, participe à la reproduction des inégalités sociales, puisque son « coût » est différent en fonction des capitaux symboliques et économiques de chacun et de chacune. En effet, la capacité de travailler gratuitement sans (trop) s’endetter et de précariser ses conditions de vie n’est pas la même pour toutes et tous.
Enfin, dans le dernier chapitre, la sociologue expose deux scénarios pour résoudre la multiplication des formes de travail gratuit. Le premier serait la reconnaissance de ce travail par son intégration dans le salariat. Cette proposition permettrait donc les protections courantes du droit du travail et l’organisation syndicale, au même titre que n’importe quel autre emploi. L’auteure souligne cependant le risque de multiplier les formes de précariat, si, par exemple, les allocataires de programmes de travail obligatoire coûtent moins cher que des stagiaires, qui demeurent toujours moins coûteux que des employées ou des employés.
Le deuxième scénario serait ce que Simonet désigne comme la dissolution du salariat dans le travail gratuit, qui fait référence à la mise en place d’un revenu universel garanti. Cette proposition aurait l’avantage d’éviter l’écueil de la définition binaire et hiérarchisée du travail : toute forme de travail, qu’il soit productif ou reproductif, serait soutenue par un revenu. Cependant, précise Simonet, si l’on déconnecte le travail du revenu, il devient plus difficile de s’attaquer aux rapports sociaux qui créent les inégalités et la dévalorisation du travail des femmes. La mise en place d’un revenu universel risque donc de renforcer la division entre le travail « productif », pour un salaire, et celui des femmes, le travail gratuit, rétribué par le revenu universel. Devant cette contradiction, l’auteure se penche sur la proposition de Bernard Friot de créer un « statut politique du producteur » (p. 151), en offrant un salaire à vie pour toutes et tous de même qu’en ouvrant sur des débats sur la définition du travail plutôt que sur sa valeur.
À l’instar des analyses présentées, l’ouvrage de Simonet réussit le tour de force d’unir des catégories d’acteurs et d’actrices en apparence disparates à l’aide du fil rouge que constitue le travail gratuit. À partir d’exemples divers, elle interroge les notions d’amour, de citoyenneté, d’engagement civique, de visibilité (exposure) et d’expérience pour observer ce qui s’y dissimule, soit des formes de travail mal ou non rémunérées et des conditions de travail difficiles. Toutefois, à certains moments, sa force constitue aussi sa faiblesse. À cet égard, l’ouvrage aurait bénéficié d’un peu plus de place pour une mise en dialogue des retours et des analyses qui ont continué depuis les années 70 sur la question du travail reproductif, car la distinction théorique entre l’analyse des féministes marxistes comme Silvia Federici et les militantes de la campagne Wages for Housework, et celle du matérialisme radical de Christine Delphy réside en fin de compte dans le caractère « totalisant » du capital, à savoir si l’oppression dans la sphère domestique prend racine dans le système capitaliste ou si un autre système distinct, le patriarcat, en tire profit. Pour les premières, la sphère domestique, comme la sexualité, est accaparée par le capitalisme, et c’est l’analyse intersectionnelle de ce système qui permet de voir que ce sont les femmes, et particulièrement les femmes racisées et dans les pays du Sud, qui sont touchées par la nouvelle division internationale du travail. Aux yeux de Delphy, l’exploitation des femmes est irréductible à un effet du mode de production capitaliste, mais celui-ci relève du patriarcat, compris comme un système d’exploitation indépendant. Dans cette perspective, revendiquer un salaire pour le travail domestique risque d’accentuer son intégration dans le mode de production capitaliste plutôt que de le combattre. Distinction importante aussi reprise par Simonet, Delphy restreint la notion de travail à ce qui est approprié par autrui : « le travail fait pour soi, n’est pas du travail gratuit » (p. 35). Pour mieux comprendre les tensions entre ces deux perspectives, il aurait été profitable de consacrer davantage d’espace à ce débat autour des implications politiques liées au fait de revendiquer la fin du travail gratuit qui a toujours cours aujourd’hui.
L’analyse de Simonet fait écho à la mobilisation étudiante pour les stages rémunérés qui a eu lieu au printemps 2019 au Québec. Ayant pour slogan « L’exploitation n’est pas une vocation », cette grève a rendu visible le fait que les stagiaires sans rémunération se trouvent dans les domaines traditionnellement féminins comme les soins infirmiers, le travail social ou la pratique de sage-femme, et que, ce faisant, ces stagiaires partagent une réalité commune à bien d’autres travailleuses et travailleurs sans salaire qui voient, comme le résume Simonet, la « naturalisation, l’invisibilisation et la gratuitisation » de leur travail (p. 119) (voir Poirier et Tremblay-Fournier (2017)).
Simonet rappelle ainsi que le travail et l’exploitation existent également hors du salariat. Son ouvrage permet de constater une fois de plus la nécessité pour les chercheuses et les chercheurs de se décentrer des analyses orthodoxes du capitalisme et du travail pour en arriver à une compréhension globale. Simonet invite également le lectorat à observer d’un point de vue critique l’engagement civique et le bénévolat comme solution de rechange dans le cas de la lutte contre le capitalisme. C’est là une tâche qui, comme la lutte pour la reconnaissance du travail des femmes, n’est pas terminée.
Appendices
Références
- POIRIER, Amélie, et Camille TREMBLAY-FOURNIER, 2017 « La grève des stages est une grève des femmes », Françoise Stéréo, [En ligne], [francoisestereo.com/greve-stages-greve-femmes/] (11 mars 2019).