Abstracts
Résumé
Un grand nombre de recherches sont conjointement élaborées par des chercheuses et des groupes de femmes en vue de changer les structures d’inégalité et d’augmenter le pouvoir d’agir des femmes. Au Québec, ces initiatives s’inscrivent depuis près de 50 ans dans une tradition de développement et de promotion de la recherche partenariale. Les auteures présentent les résultats d’une recherche empirique menée afin de tracer un portrait des pratiques de recherche partenariale féministe et mieux comprendre la manière dont ce type de recherche est conçu et vécu par les chercheuses. Les résultats montrent que la recherche féministe partenariale est privilégiée pour son potentiel de contribution à la société. Son exercice doit par ailleurs relever des défis qui éclairent l’enjeu irrésolu de la hiérarchisation des savoirs, celui-ci se traduisant notamment dans les façons de nommer les pratiques de recherche, de concrétiser la coconstruction des connaissances et de développer des pratiques de résistance devant les inévitables dynamiques de pouvoir.
Mots-clés :
- coconstruction,
- connaissance,
- coproduction,
- division du travail,
- financement,
- hiérarchie des savoirs,
- pouvoir,
- partenaire,
- recherche collaborative,
- visée égalitaire
Abstract
Quite a few research projets have been developed by researchers and women’s groups in order to change structure of inequalities and empower women. These initiaves have been involved for almost 50 years in the development and promotion of collaborative or community-based research in Quebec. The authors present the results of an empirical research. Objectives are to draw a portrait of feminist collaborative research practices and to better understand how this type of research is perceived and experienced by researchers. The results show that feminist collaborative research is favored for its potential contribution to society. Its practice also encounters challenges that shed light on the unresolved issue of the hierarchy of knowledge reflected in the ways of naming research practices, concretizing the coconstruction of knowledge, as well as developing resistance practices to the inevitable power dynamics they faced.
Resumen
Investigadoras y grupos de mujeres están desarrollando conjuntamente una gran cantidad de investigaciones para cambiar las estructuras de desigualdad y aumentar el poder de actuar de las mujeres. En Quebec, estas iniciativas han sido parte de una tradición de desarrollar y promover la investigación de asociaciones durante casi 50 años. Este artículo presenta los resultados de la investigación empírica dirigida para proporcionar un retrato de las prácticas de investigación de asociación feminista y así comprender mejor cómo las investigadoras conciben y experimentan este tipo de investigación. Los resultados muestran que la investigación de asociación feminista se ve favorecida por su potencial para contribuir a la sociedad. Su ejercicio también enfrenta desafíos que arrojan luz sobre la cuestión no resuelta de la jerarquía del conocimiento, reflejada en particular en las formas de nombrar las prácticas de investigación, de materializar la co-construcción del conocimiento y de desarrollar prácticas de resistencia frente a las dinámicas inevitables de poder.
Article body
Un grand nombre de recherches ont été élaborées conjointement par des chercheuses[2] universitaires et des groupes de femmes pour agir sur les structures d’inégalité et augmenter le pouvoir d’agir des femmes. Au Québec et au Canada, l’Université du Québec à Montréal (UQAM) est à l’origine du mouvement de promotion de la recherche partenariale ou collaborative à partir des années 70 par des projets pilotes avec des syndicats et des groupes de femmes (Doray et autres 2018). Le développement des assises institutionnelles et politiques de ce type de recherche découle en grande partie de l’existence de Relais-femmes fondé en 1980, de son protocole avec l’UQAM formalisé en 1982 (géré par le Service aux collectivités) et de la présence du Groupe interdisciplinaire d’enseignement et de recherche sur les femmes (GIERF) qui a donné lieu en 1990 à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). Minoritaires dans le corps professoral, les chercheuses féministes ont participé de façon disproportionnée au développement des services aux collectivités et aux objectifs de démocratisation de la recherche collaborative. Dans la foulée de ces développements et des pressions exercées auprès des organismes subventionnaires, la recherche partenariale est aujourd’hui devenue un préalable à certains types de financement universitaire (Fontan et autres 2018).
La recherche partenariale
La recherche partenariale ou collaborative intègre dans ses différentes étapes les personnes visées par les réalités à transformer. Elle met en relation des chercheuses, des citoyennes et des citoyens ou des praticiennes et des praticiens sur la base d’intérêts communs et d’expertises spécifiques. Le partenariat s’appuie idéalement sur une entente de collaboration s’inscrivant dans la durée pour permettre aux acteurs et aux actrices de participer au processus de la recherche et de développer une compréhension commune de la démarche scientifique. L’entente peut définir un mode de gouvernance et un partage des contributions (intellectuelles, financières ou matérielles) entre les partenaires (Relais-femmes 2014).
Le succès de la recherche partenariale pour effectuer des changements sociétaux est largement documenté (Doray et autres 2018; Van Schendel et autres 2018). Plusieurs ouvrages attestent au fil des ans la portée novatrice de cette approche qui a contribué à de grandes réformes ainsi qu’à plusieurs mobilisations sociales et politiques[3]. Ces apports découlent directement d’une approche de recherche collaborative avec les citoyennes et les citoyens ainsi que les groupes qui les représentent pour résoudre des problèmes concrets et jugés prioritaires.
La coconstruction des connaissances provient d’une culture de recherche partenariale qui valorise les formes les plus collaboratives de recherche en intégrant à la production des connaissances scientifiques plusieurs types de connaissances : universitaires, expérientielles, politiques ou traditionnelles (Akrich 2013 : 4). Ces différentes connaissances sont mobilisées au sein d’un processus dynamique et intégré, plutôt que suivant un échange linéaire entre les partenaires visés (Lévesque 2012 : 294). Les formes partenariales qui intègrent la coconstruction des connaissances participent à la critique générale du positivisme en recherche (Dumais 2011; Morrissette 2013), posture qui rejoint les visées d’émancipation et de changement social portées par la recherche féministe.
La recherche féministe
Michèle Ollivier et Manon Tremblay (2000 : 10) proposent trois éléments caractéristiques de la recherche féministe : 1) une double dimension comme projet sociopolitique et scientifique; 2) une place centrale accordée aux rapports sociaux de sexe dans les analyses; et 3) un caractère foncièrement pluriel, tant en ce qui concerne les objets d’étude, les problématiques et les approches théoriques que les outils méthodologiques et les « lectures, parfois contradictoires et souvent complémentaires, de la nature et des causes de la subordination des femmes à travers l’histoire » qui en découlent. Porteuse d’une critique des rapports de pouvoir dans la construction même du savoir, la recherche féministe reconnaît et valorise les différents savoirs. Elle encourage un engagement féministe partagé entre les parties prenantes en vue de dépasser les oppositions classiques entre la théorie et la pratique, la réflexion et l’action, la neutralité et l’engagement (Bayer, Rollin et Modak 2018; Descarries et autres 2011). Ce mode non traditionnel de recherche lui permet de maintenir des liens étroits avec le mouvement et les luttes des femmes ainsi que de contribuer à une meilleure connaissance de leurs actions et à une amélioration de leurs pratiques (Descarries et autres 2011; Kurtzman 2009).
Les travaux qui valorisent cette posture épistémique reconnaissent qu’elle est source de connaissances et d’apprentissages nouveaux, sans pour autant en minimiser les difficultés : langages différents, intérêts divergents, manque de temps et de ressources, tensions relationnelles, risques d’instrumentalisation, reconduction de rapports inégalitaires (ex. : Clément et autres (1995), Gervais (2004) de même que Kurtzman et Lampron (2018)). Ces enjeux traversent le champ de la recherche partenariale et sont sujets à diverses interprétations. Si le champ des études féministes a depuis longtemps remis en question certaines dimensions des inégalités épistémiques, notamment par sa critique des biais androcentriques du monde scientifique, Lucie Dumais (2011 : 13) rappelle qu’à ce jour « la démarcation du savoir universitaire des autres savoirs » est un questionnement qui demeure non résolu.
Le contexte et les objectifs
Notre article se fonde sur une démarche de recherche empirique auprès de chercheuses en études féministes ayant mené des projets de recherche partenariale ou y ayant été associées. Notre étude est issue de préoccupations partagées par des chercheuses, des membres des groupes de femmes et des étudiantes à l’occasion d’une activité sur la coconstruction des connaissances[4]. Dans quelle mesure la coconstruction des savoirs est-elle présente dans les pratiques actuelles des chercheuses en recherche féministe? Comment les rapports de pouvoir entre les partenaires sont-ils abordés et « travaillés »? Quelles sont les stratégies et les pratiques conçues en ce sens?
Nos objectifs sont de tracer un portrait des pratiques en recherche partenariale au sein du réseau en études féministes et de mieux comprendre la manière dont elles sont conçues et vécues du point de vue des chercheuses. Nous présenterons d’abord la démarche méthodologique, suivie des résultats et de leur discussion à la lumière des enjeux qu’ils soulèvent à travers le prisme des valeurs égalitaires en recherche.
La démarche méthodologique
Nous avons privilégié un devis de recherche à méthodes mixtes afin d’harmoniser des données quantitatives et qualitatives avec un devis intégré (Creswell et Plano Clark 2011). Par ce choix, nous voulions relever des tendances générales sur les perceptions et les pratiques en matière de recherche partenariale (volet quantitatif) ainsi que recueillir des données de type expérientiel à partir du point de vue de chercheuses engagées dans ce genre de recherche (volet qualitatif). Il était attendu que l’articulation de ces deux formes de données complémentaires conduise à une compréhension approfondie de la recherche partenariale féministe. Nous inscrivons notre démarche dans ce que nous proposons d’appeler un « pragmatisme féministe », c’est-à-dire une posture qui reconnaît la réalité du monde social, ses régularités et le rôle central qu’y jouent les significations construites par les actrices, de même que les apports du « point de vue » à la production des connaissances.
La population à l’étude et le lieu de recrutement
La population à l’étude se compose des personnes ayant été associées en tant que chercheuse ou chercheur à un projet de recherche partenariale ou réalisé en collaboration avec des partenaires hors université[5] et dont les travaux s’inscrivent dans le champ de la recherche féministe. Le Réseau québécois en études féministes (RéQEF) est apparu comme un lieu de choix pour mener cette étude. Issu de l’alliance historique entre Relais-femmes, l’UQAM et l’IREF, le RéQEF est le plus grand regroupement de chercheuses en études féministes au Québec et au Canada. Créé en 2011, il regroupe des professeures-chercheuses et des professeurs-chercheurs, des stagiaires postdoctoraux, des étudiantes et des étudiants inscrits aux cycles supérieurs ainsi que des collaboratrices et des collaborateurs des milieux de pratique, communautaire et institutionnel. Plusieurs membres collaborent avec le Protocole UQAM/Relais-femmes du Service aux collectivités de l’UQAM, instance dont le personnel professionnel soutient concrètement la recherche et diverses formes de collaboration avec des partenaires de la collectivité. Au moment de la collecte de données, le groupe ciblé par le recrutement était composé de 126 personnes.
Le recrutement
Nous avons effectué le recrutement et la collecte des données de façon séquentielle : d’abord le volet quantitatif (de septembre à décembre 2016), ensuite le volet qualitatif (de janvier à juin 2017)[6]. Les méthodes par questionnaire autoadministré et par entretiens semi-dirigés ont été choisies. Nous avons contacté par courriel les membres du RéQEF afin de les inviter à répondre à un questionnaire anonyme en ligne. Par cette collecte de données, nous visions à joindre le plus grand nombre de chercheuses et de chercheurs du réseau ciblé (échantillon volontaire). Un courriel de relance a été effectué deux semaines après le premier envoi. En ce qui a trait au recrutement pour le volet qualitatif, dix personnes ont été sollicitées pour participer à un entretien semi-dirigé sur leur expérience de recherche partenariale ou en collaboration. Elles ont été choisies pour assurer au sein de ce sous-échantillon une représentation diversifiée de statuts (professeure ou professeur et doctorante ou doctorant) et d’universités québécoises basées dans différentes régions administratives. Deux des personnes pressenties ont refusé de participer par manque de temps.
Les caractéristiques de l’échantillon
Au total, 51 personnes sur 126 ont répondu au questionnaire, soit un taux de 40,5 %. Sur ces 51 personnes, 37 ont dit avoir déjà participé à une recherche partenariale (dont 35 au cours des cinq dernières années) et 14 ont indiqué n’en avoir jamais fait. Les répondantes[7] ayant déjà pris part à ce type de recherche sont professeures (n = 26), doctorantes (n = 3), stagiaires postdoctorales (n = 2), chargées de cours ou chercheuses autonomes (n = 6). Elles comptent en moyenne 16 années d’expérience en recherche, pour un maximum de 35 années. Plus de la moitié ont contribué à ce type de recherche de trois à cinq fois (64,9 %). La grande majorité (70,0 %) des répondantes sont actives dans le domaine des sciences humaines et sociales, les autres se répartissant en sciences de la gestion, administration, relations industrielles, arts ou études littéraires, communication, sciences de la santé ou sciences juridiques et droit.
Notre sous-échantillon qualitatif était composé de 9 personnes affiliées à cinq universités québécoises et dans des disciplines variées (études féministes, études littéraires, développement communautaire ou international, management, sexologie, sociologie et travail social); 5 participantes sont des professeures ayant plusieurs années d’expérience en recherche, 2 sont de nouvelles professeures et 2 autres sont doctorantes, assistantes de recherche et chargées de cours. Ces participantes ont été également ciblées par le recrutement du volet quantitatif, mais nous n’avons pu déterminer si elles avaient aussi répondu au questionnaire.
Les outils de collecte des données
Le questionnaire a été construit à partir d’une recherche antérieure effectuée auprès de groupes de femmes participant à des recherches avec des chercheuses universitaires (Lafranchise et autres 2013-2014). Nous y avons fait des adaptations pour formuler les questions à partir de la perspective des chercheuses. Le questionnaire comportait 35 questions, dont 25 étaient des questions fermées (choix de réponse). La première partie du questionnaire portait sur le profil de recherche des répondantes (ex. : statut, discipline de recherche, type de recherche, années d’expérience en recherche). La deuxième partie s’adressait aux répondantes ayant participé, au cours des cinq dernières années, à une ou plusieurs recherches partenariales ou menées en collaboration. En gardant en tête une recherche récente, les répondantes étaient questionnées sur les principales caractéristiques de ce projet (rôle, degré d’avancement, type de partenaire, octrois et appuis institutionnels, participation des personnes visées, retombées). La troisième partie du questionnaire concernait leur perception générale de la recherche partenariale ou menée en collaboration (motivations à participer à ce type de recherche, valeurs, difficultés éprouvées, stratégies mises en place, satisfaction). Un prétest effectué auprès de trois chercheuses nous a permis d’établir que le temps de réponse au questionnaire variait de 10 à 15 minutes.
Afin de compléter et d’enrichir les informations déjà recueillies, nous avons élaboré une grille d’entretien souple pour le volet qualitatif à partir des résultats de l’analyse des données quantitatives. Des questions brèves sur le profil de recherche ont d’abord été posées. Par la suite, les participantes ont été invitées à raconter deux démarches de recherche partenariale ou menée en collaboration auxquelles elles avaient été associées comme chercheuse : une qu’elles considéraient comme réussie et une autre qu’elles estimaient moins réussie. Pour chacun des projets mentionnés, la grille d’entretien comptait neuf questions spécifiques abordant : a) le projet de recherche (contexte, partenaires, financement, objectifs et thèmes); b) les leviers et les défis qu’ont comportés ces démarches; c) le rôle et les responsabilités des parties prenantes; d) leur définition, sur le plan théorique et pratique, de la coconstruction des connaissances; et e) le lien entre leur posture-approche féministe et leur pratique de recherche. Nous avons enregistré chacun des entretiens.
L’analyse statistique
Nous avons procédé à des analyses statistiques descriptives avec le logiciel SPSS 24. Des croisements de variables pour tester des hypothèses de recherche ont également été effectués, mais ils ne feront pas l’objet des résultats présentés dans notre article. Les premiers résultats obtenus ont orienté l’élaboration de la grille d’entretien. Les enregistrements sonores des entretiens ont été transcrits dans leur intégralité, à l’exception des données potentiellement identificatrices. Nous avons privilégié une analyse thématique afin de produire, par l’examen en profondeur d’un nombre restreint de cas, des connaissances satisfaisant les critères de fiabilité en matière de recherche qualitative (Braun et Clark 2006). Les entretiens ont d’abord été lus à plusieurs reprises pour générer une vision d’ensemble des données; puis nous avons procédé à une description détaillée permettant de comprendre et d’extraire chacune des propriétés signifiantes de l’expérience de la recherche partenariale féministe (Braun et Clark 2006). Plus de 1 000 codes (n = 1 192) ont été générés. Ils résument et traduisent le plus près possible les données brutes et font office d’étiquettes pour marquer les données à l’aide du logiciel d’analyse Atlas Ti 7.5.7. Associés à des segments de texte provenant des verbatims, les différents codes ont par la suite été regroupés en fonction de leurs liens. Huit catégories thématiques ont émergé : 1) changement social; 2) définition et pratique de la coconstruction; 3) distance perçue entre les parties prenantes; 4) engagement, participation et rôles des partenaires; 5) modes de fonctionnement et prise de décisions; 6) mots employés pour nommer ses pratiques de recherche; 7) obstacles, leviers et facilitateurs; 8) rapport au féminisme. Le contenu des thématiques a fait l’objet de discussions entre les auteures en vue de s’assurer d’une compréhension commune des catégories et de leur contenu spécifique.
Nous avons effectué par la suite la mise en commun des données qualitatives et quantitatives afin de jumeler les informations pouvant être regroupées en raison d’un éclairage différent, complémentaire ou similaire. Cette dernière étape d’analyse a donné lieu à plusieurs discussions par écrit et de vive voix entre les chercheuses jusqu’à l’atteinte d’un consensus. Les constats qui en ont découlé nous permettent de présenter ici nos résultats en cinq sections abordant respectivement les aspects suivants : 1) les caractéristiques des recherches en question; 2) le choix des mots et l’importance de la visée égalitaire; 3) les motivations, les valeurs et la place du croisement des savoirs; 4) les pratiques de coconstruction; et 5) les défis sous-jacents aux priorités des différents milieux.
Les résultats
Les caractéristiques des recherches féministes menées en collaboration
Au total, 35 répondantes au questionnaire ont mené des recherches partenariales ou collaboratives ou y ont été associées à titre de chercheuse au cours des cinq dernières années : 48,6 % comme chercheuse principale ou coresponsable; 40,0 % comme cochercheuse; 8,6 % comme professionnelle; et 2,8 % comme assistante de recherche. Comme le montre le tableau 1, ces projets ont le plus souvent été réalisés en collaboration avec des organismes communautaires (48,6 %) ou des groupes de femmes (34,3 %). Les partenaires étaient majoritairement situés dans de grands centres urbains (85,3 %). Plus de la moitié des projets ont bénéficié d’appuis institutionnels (61,8 %) ou d’octrois (77,1 %) (fonds de recherche, subventions internes, bourses, dégrèvements, soutien du partenaire), dont 45,7 % provenant d’organismes subventionnaires gouvernementaux.
En ce qui a trait aux participantes que nous avons rencontrées en entrevue, elles ont principalement mené leurs projets avec des groupes de femmes et des organismes communautaires locaux. Des recherches ont aussi été réalisées avec des groupes provinciaux ou nationaux, des organisations non gouvernementales (ONG) ou des organismes issus de milieux institutionnels. Trois projets ont bénéficié de l’appui d’organismes qui agissent à titre d’interface comme le Service aux collectivités de l’UQAM et Relais-femmes. Sept projets ont reçu l’appui financier d’organismes subventionnaires gouvernementaux et sept autres ont bénéficié de fonds alloués par un établissement institutionnel ou d’enseignement, une fondation, un ministère ou encore par l’organisme partenaire. Par ailleurs, 4 participantes ont discuté de projets auxquels elles ont pris part à titre d’assistante de recherche ou de doctorante.
Des pratiques de recherche à visées égalitaires
Invitées à choisir les termes correspondant le mieux à leurs pratiques, la grande majorité des répondantes a privilégié celui de « recherche féministe » (91,9 %). Près de la moitié d’entre elles ont également indiqué employer les termes « recherche partenariale » (48,6 %), « recherche collaborative » (43,2 %) ou « recherche-action » (37,8 %). Dans les entretiens que nous avons menés, toutes ont qualifié leurs pratiques de féministes; 2 participantes ont ajouté les termes « recherche-action »; 2 autres, celui de « recherche-création »; une autre, l’expression « recherche en collaboration ou collaborative »; et une dernière, l’appellation « recherche participative ». La plupart ont émis des critiques quant aux pratiques de recherche « traditionnelles » (n° 4)[8] ou de recherche partenariale « habituelles » (n° 2) qui se soucient peu du lien avec le partenaire, comme l’exprime cette dernière (n° 2) :
On connaît bien les recherches habituelles où les gens copinent avec les gens de la communauté pour qu’ils aident au recrutement et après ça on n’en entend plus parler… On fait des entretiens, et c’est fini, ça s’en va dans des articles ou sur des tablettes…
La moitié des participantes rencontrées ont dit éviter le dénominatif « partenarial » au profit d’autres termes afin de mettre l’accent sur une plus grande égalité dans le travail de recherche entre les partenaires. L’une a précisé par exemple (RQ) : « Je préfère le terme “ collaboration ” ou “ recherche participative ” parce que cela réfère moins à un discours d’affaires ou de gestionnaires. C’est plus en ligne avec une posture féministe. » Ces dernières ont également fait état d’autres façons de nommer et de voir le rôle des partenaires, favorisant les appellations de « cochercheu[ses] » (n° 6), « chercheu[ses] communautaires » (n° 5) et de « chercheu[ses] des milieux de pratique » (n° 3). Deux participantes ont étayé leur position :
[Je fais] de la recherche féministe participative [dans laquelle] les participantes ne sont pas des fournisseures d’informations, elles sont des coproductrices de connaissances [n° 6].
Dans les termes utilisés, je vois une sorte de hiérarchisation […] Je pense qu’il faut revoir notre façon de positionner les rôles […] il y a des rôles qui sont beaucoup plus parties prenantes et égalitaires quand on parle de coconstruction [n° 5].
En somme, presque toutes les chercheuses interrogées situent de prime abord leurs pratiques dans le champ politique de la recherche féministe. Quant à l’emploi du terme « partenarial », on lui préfère, du moins chez certaines, des dénominations qui traduisent mieux leur volonté de transformer les pratiques scientifiques et d’atténuer les clivages traditionnels en recherche.
Les motivations et les valeurs : le changement social doit-il passer par le croisement des différentes formes de savoir?
Interrogées sur leurs motivations à faire de la recherche partenariale ou collaborative, les répondantes au questionnaire ont le plus souvent indiqué procéder ainsi afin de renforcer la pertinence sociale du projet (68,5 %) ou de favoriser des retombées concrètes (65,7 %) ou encore parce que ce type de recherche facilite la mise en évidence de pistes de solution et d’action (48,5 %). Dans une moindre mesure, les répondantes ont également précisé participer à ce type de recherche pour avoir accès à des informations privilégiées (25,7 %), contribuer à réduire les inégalités (22,9 %) ou travailler sur des problématiques émergentes (20,0 %).
Invitées à cibler ce qu’elles estiment le plus important dans leurs pratiques de recherche, les répondantes ont favorisé certains choix de réponses : la reconnaissance des savoirs des partenaires (51,4 %); le croisement des savoirs (45,7 %); et l’engagement de part et d’autre (45,7 %). Dans une proportion moindre, elles ont aussi sélectionné la coopération (37,1 %), le partage du pouvoir (28,6 %), l’ouverture (28,6 %) et la solidarité (25,7 %).
De leur côté, les participantes rencontrées en entretien ont décrit une posture de recherche porteuse de changement social, dont le but est la diminution des inégalités sociales et la transformation des rapports sociaux de sexe par la déconstruction des stéréotypes de genre et la lutte « contre les violences, le sexisme, la misogynie, l’hétérosexisme, l’homophobie et le système patriarcal » (n° 5). L’une d’elles souligne ceci :
Quand je collabore avec des intervenantes ou avec des militantes sur le terrain, on utilise différents moyens, mais nous avons les mêmes objectifs. Mon moyen, c’est la recherche; mais notre objectif, c’est de faire diminuer les inégalités entre les hommes et les femmes [n° 8].
Toutes les répondantes estiment que leurs pratiques de recherche permettent de soulever des enjeux issus de préoccupations de terrain et qu’elles entraînent une compréhension plus fine des dynamiques inégalitaires à l’oeuvre et des solutions à mettre en place pour y remédier. Un projet qui suscite l’intérêt du milieu visé constitue un levier important pour la collaboration. L’une d’entre elles exprime ce qui suit à cet effet (n° 3) : « Quand quelque chose répond à un besoin, les gens sont là. Je n’ai pas ressenti, jamais, le besoin de tirer du monde. » Outre les engagements universitaires et scientifiques traditionnels (ex. : tenue de conférences, publication d’articles scientifiques, formation des étudiantes et des étudiants), les projets exposés ont visé des retombées pour les milieux (ex. : changement de pratiques, sensibilisation du grand public, amélioration des conditions de travail et de vie ou prise de conscience collective quant à une situation donnée). La question des retombées dans la communauté a été décrite comme un gage de réussite et de pertinence sociale. Par exemple, une chercheuse a confié à propos d’un projet qu’elle jugeait moins réussi (n° 2) : « Je suis certaine que la dame de l’organisme ne l’a pas trouvé drôle. Elle s’est dit : “ Bon, encore une autre étude qui ne change rien pantoute ”. »
La moitié des chercheuses rencontrées en entretien ont précisé poursuivre des objectifs de coconstruction ou de valorisation des différents savoirs (expérientiels, professionnels, universitaires, traditionnels, tacites, etc.). Une conception somme toute consensuelle des enjeux de la coconstruction se dégage de leurs propos. Pour elles, la production du savoir scientifique est enrichie par le croisement des différents savoirs, comme en témoigne l’extrait suivant (n° 9) : « Il y a des épistémologies qui permettent de développer des positions articulées par rapport à certaines choses et de voir des points de vue qui sont peu représentés dans la société […] il n’y a pas qu’une façon de produire du savoir, il y en a plusieurs. » Des participantes ont décrit le processus de coconstruction comme la rencontre de différents savoirs au sein d’une relation « qui implique une mise en commun d’expériences, d’expertises et d’intérêts » (n° 7) favorisant un coapprentissage. Elle précise ceci (n° 7) :
La logique de la coconstruction, c’est tout le temps du don contre don. Et un intérêt commun. [Ça commence dès] la question de recherche : qu’est-ce qu’on peut faire à partir des réflexions universitaires et de celles des praticiennes? Parce qu’elles aussi elles y ont réfléchi…
Chacune des parties prenantes visées devrait en ressortir avec de nouvelles connaissances, une « plus-value » (n° 8) qui pourrait aussi bonifier la formation étudiante. Dans ce processus de « va-et-vient » (n° 3), la perception d’un « réel » échange était source de « confiance réciproque et mutuelle » et de satisfaction (n° 5), ce qui ne signifie pas pour autant que le processus était exempt de négociations ou de rapports de pouvoir. Articulant théorie et pratique de la recherche, des participantes ont également soulevé l’importance de s’adapter (en employant, par exemple, un langage accessible ou en revoyant les objectifs en cours de projet), ce qui implique également de faire des choix méthodologiques conséquents (ex. : méthodes participatives de la collecte de données, coanalyse des données, mécanismes de validation des résultats).
La concrétisation de la coconstruction
La majorité des projets présentés par les répondantes ont été lancés par la chercheuse principale (60,0 %) et près du tiers par les partenaires (31,4 %). Très peu avaient été instaurés de façon commune (8,6 %). Mis à part la planification du projet (82,8 %) comportant la répartition des tâches et l’établissement du calendrier de travail, les partenaires avaient le plus souvent été engagés dans le transfert des résultats (93,9 %) et le recrutement (87,1 %) (tableau 2). Les mêmes tendances ressortent des entretiens. Dans la plupart des projets exposés, les partenaires avaient surtout facilité l’entrée dans les milieux, le recrutement et la rédaction des lettres d’appui. Dans la moitié des projets, les partenaires avaient participé à la collecte des données, à leur analyse ou à la validation des résultats. Les partenaires ont surtout été mobilisés pour la diffusion des résultats et le développement d’outils de formation. Comme le montre le tableau 2, les décisions pour lesquelles il y a eu le plus souvent concertation avec les partenaires se rapportent aux activités de transfert (85,7 %), à la diffusion des résultats (80 %), aux objectifs de la recherche (74,3 %) et au calendrier de travail (62,9 %). Dans 8,6 % des projets, les partenaires n’avaient participé à aucune de ces prises de décision.
Par l’entremise des entretiens, les participantes ont souligné que les décisions étaient généralement prises de manière concertée dans le contexte de comités désignés de différentes manières : « orienteurs », « collectifs », « réunions ». Toutefois, si ces termes semblent employés comme des synonymes pour signifier le caractère collectif du travail, notre analyse plus serrée, à savoir qui prend les décisions sur quoi, nous a permis d’observer que les décisions concernant les contenus de recherche (problématique, démarche méthodologique, analyse) étaient le plus souvent prises par les chercheuses universitaires, alors que les partenaires étaient surtout engagés dans les décisions portant sur l’entrée dans les terrains, les interventions et les outils de formation, d’intervention et de transfert des connaissances. « Rendues à l’étape du développement de l’outil, c’était [maintenant] les intervenantes les expertes sur le comité », a insisté une chercheuse (n° 8).
Quatre chercheuses ont opté pour des mécanismes qui assurent la participation de toutes et de tous à chacune des étapes du projet. Comme l’illustrent les deux extraits suivants, des modes de fonctionnement ont été élaborés ou « copensés » pour répartir les rôles et les responsabilités de leadership :
Une chercheu[se] des milieux pratiques [une intervenante collaboratrice dans le projet] était responsable de chacun des comités de travail. L’idée de ces groupes de travail, c’était aussi pour décentraliser la recherche [n° 8].
Nous avons développé la grille d’analyse […] et avons appliqué pour des demandes de subventions ensemble […] Nous autogérions l’embauche […], combien nous allions payer les gens. C’était vraiment une gestion collective dans tout [n° 3].
Toutefois, ce qui a constitué une expérience démocratique dans certains projets n’a pas été le cas dans d’autres, comme le mentionne cette participante en faisant référence à un projet en particulier (n° 1) : « J’avais le sentiment que la recherche n’était pas leur domaine d’expertise. Je pense qu’elles se seraient senties très maladroites […] Je ne vois pas quel rôle elles auraient pu jouer. » En somme, la participation des groupes partenaires au processus de recherche a varié considérablement d’un projet à l’autre.
La tension des priorités et des cultures distinctes
Les chercheuses ont nommé, et parfois anticipé, trois sources de tension : la temporalité, les sources de financement ainsi que les distances géographiques et idéologiques.
La temporalité
De prime abord, le temps est apparu comme un défi majeur selon la plupart des chercheuses interrogées (57,6 %). Pour l’une, les difficultés liées au temps sont nécessairement accrues quand on se soucie de « respecter les contraintes d’horaire de tout le monde » (n° 1). Pour une autre, c’est la recherche d’un « équilibre » entre « consulter mais en même temps […] ne pas trop demander » aux partenaires qui est en cause (n° 6) :
Il ne faut pas tomber dans le piège de l’idéal type de participation. Il faut faire l’exercice d’exiger le minimum de temps de la part des femmes puisqu’elles sont très occupées […] nous ne pouvons pas nous attendre à ce que leur investissement ne nuise jamais à leur travail […] Il faut garder à l’esprit qu’elles ne sont pas dans les mêmes conditions de travail que nous [les chercheuses] et que, si je travaille à la recherche à temps plein, ce n’est pas leur cas. Les étudiantes aussi…
D’autres chercheuses ont mentionné que les exigences en amont des terrains de recherche (ex. : demande de financement, évaluation scientifique, certification éthique) impliquent des délais pouvant affaiblir l’engagement des organismes partenaires. Bien souvent, certains espèrent des résultats rapides pour réagir à des éléments de conjoncture, alors que la recherche scientifique ne peut faire l’économie du temps et des exigences de rigueur méthodologique. La temporalité différente (36,4 %) et les impératifs divergents (51,4 %) entre les parties ont ainsi constitué des enjeux d’importance. Des participantes ont également mentionné la pression à publier et, paradoxalement, le temps que demande le partenariat pour établir et maintenir des liens de confiance, « faire des retours constructifs » (n° 5), « faciliter le consensus » (n° 3) et favoriser l’engagement de toutes. Ces exigences ont semblé particulièrement toucher les jeunes chercheuses qui doivent, ainsi que l’illustre l’extrait suivant, jongler entre les obligations universitaires assurant leur carrière et le temps nécessaire à l’instauration du partenariat (n° 3) :
J’étais dans une logique où le processus était central mais, en même temps, il fallait que je gère ma permanence. Il y avait tout le temps une espèce de tension. Par exemple, publier dans telle revue, ce n’était pas vraiment l’objectif de ma recherche, mais il fallait publier quand même. Et en collectif, ça prenait du temps.
Chez les chercheuses plus expérimentées, le manque de reconnaissance perçu à l’égard de la recherche partenariale et le temps nécessaire à sa mise en oeuvre ont été le plus souvent mentionnés (RQ) : « Elle n’est pas assez valorisée lorsque vient le temps de demander une promotion. Encore plus si on choisit de publier dans des revues professionnelles plutôt que scientifiques. » Soulignons que 12,1 % des répondantes ont également déploré le manque de reconnaissance de la recherche partenariale et de ses résultats.
Les sources de financement
Le manque de ressources financières se présente comme un autre défi important, comme en témoignent des répondantes (33,3 %). Elles ont constaté qu’un financement approprié tenant compte des spécificités de la recherche partenariale est une condition nécessaire à la réalisation des projets. Par ailleurs, les questions liées au financement de la recherche interféreraient aussi avec la situation financière des organismes partenaires. La précarité de leur situation pourrait nuire à leur participation et générer des conflits, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une instabilité organisationnelle, comme l’explique cette chercheuse (n° 9) :
On a toujours de petites chicanes d’argent […] c’est la capacité de tes partenaires aussi à contribuer au projet sans que leurs ressources et leurs énergies y passent. Ça, je trouve que c’est un gros problème.
Les questions des ressources et du temps dépassent l’enjeu du financement de la recherche partenariale comme telle : elles posent l’enjeu du financement même des organismes communautaires. Comme l’exprime une chercheuse (RQ), « si les collectivités avec lesquelles nous travaillons étaient elles-mêmes mieux financées, elles pourraient s’impliquer encore plus activement dans les projets de recherche ».
Les distances géographiques et de positionnements sociaux
Enfin, la perception d’un « écart » (n° 3) par rapport aux partenaires a été mentionnée. Près de 18 % des répondantes ont indiqué que des contraintes géographiques ont engendré des difficultés de collaboration. La question des langages différents a été soulevée pour signifier des difficultés de compréhension de part et d’autre relativement à des concepts ou à des termes techniques employés en recherche ou en intervention. D’autres participantes ont déploré que les chercheuses sont souvent « déconnectées » (n° 4) des gens et de leurs réalités ou peuvent adopter des attitudes méprisantes à l’égard de leurs partenaires. Des répondantes ont également rapporté avoir vécu ou vivre des relations interpersonnelles conflictuelles avec des partenaires (18,2 %), des difficultés dans le transfert et l’appropriation des résultats (12,0 %) ou des conflits sous-jacents à la propriété intellectuelle (6,1 %). En entrevue, des participantes ont aussi confié s’être trouvées dans une position délicate au moment de la restitution de certains résultats susceptibles de contrarier. L’une d’elles témoigne de son expérience (n° 1) :
Elles s’attendaient à avoir un bon bulletin qui confirme tout ce qu’elles faisaient de bien. Surprise! Il y avait des bons coups, mais il y avait aussi des leçons à tirer. La mauvaise nouvelle, c’est que les leçons à apprendre, les organisations ne voulaient pas les entendre.
Vues comme une impasse, ces situations peuvent entraîner le choix d’une mise à distance des partenaires, comme l’exprime cette chercheuse (RQ) : « Il peut être important de garder une indépendance pour définir la problématique ou interpréter les données. Je pense aux situations où les partenaires pourraient limiter la diffusion d’analyses critiques à l’égard de leur action. »
Le dépassement des tensions
Devant ces différents enjeux, plusieurs répondantes ont souligné l’importance de s’assurer d’une bonne compréhension mutuelle des préoccupations de même que des besoins communs et respectifs. Dans cette perspective, une entente claire, établie dès le départ, devrait permettre de mettre sur la table les retombées souhaitées et les attentes quant à la participation des parties prenantes. Des instances institutionnelles ont été désignées comme des leviers facilitant l’établissement de l’entente. « Dans mon université, nous n’avons pas de Service aux collectivités comme à l’UQAM pour nous appuyer dans notre travail. Cela m’aurait vraiment aidé dans le projet » (n° 3), estimait une chercheuse. Pour plusieurs, le processus de recherche devrait également comprendre des modalités et une médiation/ « intermédiarisation » pour gérer les conflits « et faire en sorte que les gens cheminent là-dedans » (n° 3) parce que « les partenaires ont nécessairement des priorités et des objectifs différents » (RQ).
Les enjeux dégagés
À la lumière de ces résultats, différents enjeux peuvent être dégagés quant à la pratique de la recherche partenariale féministe. Tout d’abord, la polysémie du terme « partenariat » relatée dans la littérature (Clément et autres 1995; Dumais 2011; Fontan et autres 2018) se vérifie dans notre recherche, bien que l’on remarque une préférence pour d’autres mots ou expressions qui traduisent le souhait d’une plus grande proximité avec les communautés. Ces éléments de discours s’ancrent dans une épistémologie selon laquelle un savoir est nécessairement produit à partir d’un positionnement social, politique et historique, et que ce positionnement situé induit une vision singulière de l’enjeu à l’étude (Puig De la Bellacasa 2013; Harding 2004; Juteau-Lee 1981). Les projets qui permettent un dialogue entre des actrices aux perspectives et aux ancrages sociaux variés offrent un éclairage plus approfondi pour comprendre et agir sur des réalités inégalitaires complexes, comme le sexisme, le racisme, le capacitisme et les différents contextes de violence qu’ils engendrent, de même que l’hétérosexisme, l’homo/transphobie et les différentes discriminations produites par les systèmes patriarcal et colonial.
Par ailleurs, nos résultats mettent aussi en relief certains paradoxes pouvant compromettre la réussite des projets et l’établissement de rapports égalitaires en leur sein. La temporalité et les conditions de travail différentes sont soulignées, de même que des tensions entre les obligations universitaires assurant la carrière et le temps nécessaire à l’établissement et à la mise en oeuvre d’un partenariat. Des difficultés à reconnaître la contribution des groupes partenaires par l’allocation d’un budget pour leur expertise et, en corollaire, la difficulté pour ces derniers à s’engager dans un processus de recherche, sont également soulevées. Ce constat peut paraître surprenant puisque la majorité des projets exposés avaient une ou plusieurs sources de financement et que les programmes actuels de subvention se présentent comme sensibilisés plus que jamais à ces enjeux. Ces résultats montrent donc l’importance des différentes formes de soutien qui, devant la montée en popularité de la recherche partenariale, gagneront certes à être bonifiées et mieux connues. Enfin, les services d’une organisation ou d’une personne compétente pour rapprocher la communauté de recherche et les groupes sociaux apparaissent comme une forme de soutien avantageuse pour faciliter les interactions entre les parties prenantes.
La coconstruction au regard d’une division traditionnelle du travail en recherche
La coconstruction de la démarche de recherche et des connaissances se présente comme un fondement des recherches féministes partenariales. Derrière les différentes façons dont se concrétise la coconstruction apparaît une conviction partagée selon laquelle les résultats qui en ressortiront seront plus riches, denses et aptes à résoudre des dynamiques sociales complexes (Gélineau, Dufour et Bélisle 2012). Paradoxalement, l’analyse conjuguée des résultats quantitatifs et qualitatifs montre que la participation des partenaires à la production des connaissances, bien qu’elle soit valorisée, ne se concrétise pas à toutes les étapes de la recherche ni dans l’ensemble des activités et des décisions scientifiques. Des chercheuses ont souligné qu’une participation intensive des partenaires ne se révèle pas toujours possible ni souhaitable puisqu’elle dépend en bonne partie du type de partenaire (ex. : groupe institutionnalisé versus groupe citoyen) et des contextes de recherche (ex. : provenance et étendue du financement, histoire partagée de collaboration). De plus, des éléments de conjoncture et des impératifs quotidiens feraient en sorte que leur participation ne peut pas être envisagée à toutes les étapes de la recherche. Ces résultats mettent en relief la division traditionnelle du travail en matière de recherche dans une majorité des cas exposés, division qui se constate également dans les modes de gouvernance. Par ailleurs, le fait que les projets à l’étude avaient été le plus souvent lancés dans le milieu universitaire a très certainement influé sur la participation constatée des milieux partenaires.
La hiérarchie des savoirs : un éternel butoir des rapports égalitaires en recherche?
Les savoirs et la recherche féministes sont ancrés dans une généalogie critique du pouvoir (Dorlin 2009). Vu leur place centrale dans le paradigme féministe, nous nous attendions que la question des rapports de pouvoir dans la recherche ressorte de manière forte des opinions et des propos recueillis. Seulement le tiers des répondantes ont souligné que le partage du pouvoir était l’un des trois éléments les plus importants dans leur pratique de recherche. Or, il fait généralement consensus dans l’analyse féministe que les relations entre les parties prenantes sont traversées par les rapports conflictuels et des intérêts divergents. Ces rapports de pouvoir se manifestent, se négocient et sont transformés à différents moments de la recherche : autour des décisions quant aux objectifs et à la finalité du projet; dans la division du travail et des rôles de chacune; dans les coûts symboliques et matériels associés à la participation des parties prenantes, mais aussi dans la valeur accordée aux interprétations et aux façons « de dire » les réalités faisant l’objet de l’analyse.
À la lumière de ces résultats, deux questions surgissent :
Est-il paradoxal de vouloir reconnaître la valeur des savoirs, comme moteur de la réflexion et de l’action, sans changer la division du travail qui assigne à chacune des parties prenantes des rôles et des responsabilités spécifiques (et non partagées)?
Dans quelle mesure pouvons-nous dépasser cette question « irrésolue » (Dumais 2011) qui entraîne, bon gré mal gré, une division du travail entre les parties prenantes ou, au mieux, une vision complémentaire des formes de contribution de chacune?
En acceptant d’y mettre le temps, des réseaux de recherche ou de transfert expérimentent de nouveaux dispositifs pour favoriser une meilleure appropriation des processus scientifiques, notamment à l’étape de l’analyse, par des partenaires non universitaires et pour accentuer le croisement des savoirs (ex. : Gélineau, Dufour et Bélisle (2012), Bussières et Fontan (2011), Hot et autres (2017) et Relais-femmes (2014)). Dans ces démarches, les zones de tension ou de controverse sont considérées comme pouvant conduire vers de nouvelles connaissances ou « (mé)connaissances ». Une attention particulière est accordée au poids des mots et de la théorie qui peut brouiller la création de ponts entre les univers culturels en présence (Gélineau, Dufour et Bélisle 2012 : 49). Ces expériences nous conduisent au coeur d’une réflexion en vue de réduire les inégalités épistémiques, et ce, dans le but de collectiviser de nouvelles connaissances, d’enrichir et d’élargir la compréhension des mécanismes à la source des inégalités et, plus largement, d’éclairer certains angles morts du mouvement des femmes tels que l’inclusion des femmes racisées et minorisées dans les structures de recherche partenariale, organisationnelles et institutionnelles.
Conclusion
La recherche partenariale féministe propose des pistes pour concrétiser des rapports plus égalitaires dans le domaine. Parce qu’elle reconnaît et valorise les apports des savoirs expérientiels et contextuels, elle parvient à enrichir la compréhension d’une situation donnée et à agir, avec les personnes visées, sur les structures productrices d’inégalités. Toutefois, des paradoxes et des défis demeurent constants, notamment parce qu’ils émanent de dynamiques de pouvoir structurelles, institutionnelles et organisationnelles toujours à l’oeuvre dans l’implantation de la recherche partenariale, malgré les intentions des actrices et les logiques politiques et institutionnelles qui les gouvernent. L’expérimentation de nouveaux dispositifs permettant une meilleure appropriation des processus scientifiques par les partenaires non universitaires apparaît comme une piste à explorer en vue de rééquilibrer les expertises et les dialogues. Enfin, l’enjeu de la hiérarchie des savoirs demeure à réévaluer pour en atténuer les effets, surtout sur les groupes racialisés et minorisés. Au moment de la collecte des données, nous avons établi que près du tiers des chercheuses du réseau ciblé avaient participé à ce type de recherche. Bien qu’il soit limité au terrain à l’étude, ce résultat montre tout de même l’importance de la recherche partenariale en matière d’études féministes au Québec et suggère que ses pratiques, qui sont en constante progression et davantage valorisées actuellement par les bailleurs de fonds et les établissements universitaires, continueront à gagner en popularité au cours des années à venir.
Appendices
Notes biographiques
Isabelle Courcy est professeure au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et chercheuse au Centre de recherche et de partage des savoirs InterActions du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Nord-de-l’Île-de-Montréal. Ses intérêts de recherche portent sur la recherche participative, la qualité de vie, les réseaux de soutien et l’expérience sociale de l’autisme.
Lyne Kurtzman est responsable du Protocole UQAM/Relais-femmes au Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle est titulaire d’une maîtrise en psychosociologie des communications. Depuis de nombreuses années, elle coordonne des projets de recherche en partenariat avec des universitaires et des groupes de femmes ou communautaires. Elle a publié plusieurs articles sur la recherche-action et la recherche partenariale féministe.
Berthe Lacharité travaille pour l’organisme Relais-femmes depuis 2003, après avoir été à l’oeuvre dans des organismes qui se consacrent aux garderies, à l’alphabétisation, aux femmes exerçant des métiers non traditionnels, aux personnes handicapées et aux ressources alternatives en santé mentale. Elle coordonne des projets qui abordent notamment les thèmes suivants : logement et sécurité des femmes, diversité en emploi, recherche partenariale, liaison communauté-université.
Lucie Pelletier-Landry est étudiante à la maîtrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et assistante de recherche et d’enseignement à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) et au Département de sociologie de l’UQAM. Ses intérêts de recherche sont le partage des savoirs et les pratiques féministes en enseignement.
Isabel Côté est professeure agrégée au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et membre du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Ses intérêts de recherche portent sur la diversité sexuelle et de genre de même que sur les familles non normatives.
Nathalie Lafranchise est professeure agrégée au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), membre du conseil de direction de la Chaire de recherche UQAM sur la méthodologie et l’épistémologie de la recherche partenariale ainsi que du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Ses recherches portent sur l’accompagnement, la coconstruction, le codéveloppement et le mentorat.
Notes
-
[1]
Les auteures tiennent à remercier Marie-Josée Gagné, Virginie Mikaelian et Emmanuelle Abiven pour leur participation à la collecte des données. Nous remercions chaleureusement les évaluatrices pour leurs commentaires très riches et le temps qu’elles ont investi à nous les partager. Enfin, cette recherche n’aurait pas été possible sans le soutien financier du Réseau québécois en études féministes (RéQEF).
-
[2]
Les auteures de ce texte emploient habituellement le terme « chercheure ». Comme la revue utilise la forme « chercheuse », suivant les recommandations de l’Office québécois de la langue française pour la formation du féminin des mots en -eur, c’est cette dernière forme qui a été retenue, dans un souci d’uniformisation.
-
[3]
Citons, par exemple, l’adoption par le gouvernement québécois en 1980 de la première Loi sur les services de garde à l’enfance suivie, 17 ans plus tard, de la mise sur pied du réseau universel de garderies ou encore des mesures sur les violences sexuelles et conjugales adoptées à la suite de recherches sur l’accès à la justice pour les femmes.
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[4]
« Journée de réflexion sur la coconstruction des connaissances dans les recherches féministes », 25 avril 2014, UQAM, Montréal.
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[5]
Ces partenaires réunissent différents organismes, groupes de la société civile, ministères, entreprises ou établissements qui n’ont pas d’attache universitaire (ex. : écoles, groupes de femmes, pénitenciers, établissements de santé et de services sociaux).
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[6]
Le Comité institutionnel d’éthique de la recherche avec des êtres humains (UQAM, #2016_e_1487) a donné son approbation éthique.
-
[7]
Près de l’ensemble de l’échantillon se composant de femmes, nous emploierons uniquement le féminin à partir d’ici.
-
[8]
Les participantes que nous avons rencontrées ont été désignées par un numéro dans notre texte. Le sigle RQ est employé pour les commentaires écrits recueillis dans le questionnaire.
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