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Le féminisme culturaliste américain de la deuxième vague a mauvaise réputation dans le monde féministe francophone. On doit pourtant à ce paradigme théorique plusieurs idées fortes, à commencer par l’éthique de la sollicitude (care), la notion de point de vue des femmes dans la production des connaissances scientifiques ainsi qu’une critique étayée de la pornographie et de la violence sexuelle. Ce paradigme part du postulat que, puisque les femmes assument la reproduction biologique et sociale de l’humanité, elles ont développé une culture, une éthique et des valeurs qui leur sont propres. Nadine Jammal montre bien dans son ouvrage que, même si les féministes culturalistes américaines définissent l’identité des femmes à partir de leur capacité à enfanter, ce rapport au corps n’est pas « essentialiste » (c’est-à-dire qu’il relèverait de la nature), mais bien le résultat d’une construction sociohistorique et de rapports sociaux de genre. Divisé en cinq chapitres, l’ouvrage Égales et différentes? cherche à comprendre comment une quinzaine de théoriciennes issues de différentes disciplines ont « contribué à renouveler les débats à l’intérieur du champ théorique du féminisme » (p. 12-13).

Les féministes culturalistes américaines ont voulu d’abord et avant tout construire une définition valorisante des femmes et du féminin en revendiquant le droit à la différence. Le premier chapitre pose donc une question simple : qu’est-ce que l’identité? Jammal puise dans la pensée des Jürgen Habermas, Charles Taylor et Michel Foucault de même que, dans une moindre mesure, dans celle des Diana Fuss et Teresa de Lauretis pour en arriver à l’idée que l’identité des femmes est « un processus continuel de définition de soi » (p. 36). La valeur heuristique du féminisme culturaliste en tant que paradigme est d’adopter une vision positive du pouvoir comme voie d’émancipation en définissant les femmes comme sujets de l’histoire, capables d’agir sur leur environnement, plutôt que comme les produits des structures de domination.

Le deuxième chapitre s’intéresse aux origines du paradigme culturaliste dans la première moitié des années 70, à la fois de la radicalisation, du fractionnement et d’une quête de sororité au sein du mouvement féministe étatsunien. Groupes de prises de conscience, séparatisme, marxisme et anti-impérialisme nourrissent ce courant naissant qui insiste sur l’expérience commune des femmes qui, dès le départ, sont théorisées comme diverses dans leurs appartenances de classe, de race ou de nation. Des textes comme The Fourth World Manifesto appellent à une révolution culturelle, non par l’abandon des catégories sociales de genre, mais par une décolonisation de l’identité des femmes qui cesse d’être comprise comme une source d’oppression pour plutôt être envisagée comme une source de pouvoir, de revendication et d’émancipation. Cette phase initiale – qui est un appel à l’action – s’accompagne d’une exaltation de la différence qui correspond, à certains égards, à ce que le discours patriarcal attend des femmes, d’où l’importance d’une redéfinition de cette identité.

La publication en 1976 de Of Woman Born: Motherhood as Experience and Institution d’Adrienne Rich marque la véritable émergence de ce féminisme. Le troisième chapitre, le plus substantiel de l’ouvrage de Jammal, est le seul à examiner les principales théories culturalistes américaines. En distinguant la maternité imposée de la maternité choisie, Rich explore l’ambivalence de la relation mère-enfant et encourage les femmes à agir sur leur corps, notamment en se réappropriant le processus d’accouchement. La maternité sociale est tout aussi importante que la maternité biologique pour les culturalistes de tendance socialiste comme Mary O’Brien et Carol Gilligan. Socialisées à prendre soin des autres, les femmes développent une conscience reproductive et une éthique fondée sur l’interdépendance et la responsabilité qui, selon Sara Ruddick, les poussent à s’opposer à l’exploitation des personnes les plus démunies. Une fois réinterprétées, les valeurs de sollicitude qui prédominent dans la sphère privée permettent aux femmes d’humaniser la sphère publique. Peu importe leur sujet de prédilection (maternité, travail, sexualité ou science), les féministes culturalistes s’entendent sur la capacité de chaque femme à interpréter les normes patriarcales et à les transformer. Jammal fait une large part dans ce chapitre aux critiques des féministes culturalistes, au détriment d’ailleurs d’une analyse suffisamment approfondie de leurs théories.

Contrairement à ce qu’annonce le sous-titre de l’ouvrage Égales et différentes?, le terrain d’enquête s’étend au-delà du contexte étatsunien. Jammal s’intéresse dans le quatrième chapitre aux féministes françaises de la différence qui jugent « l’entreprise » des Américaines trop « empiriste et égalitariste » (p. 130). Influencées par la psychanalyse, les Julia Kristeva, Luce Irigaray et Hélène Cixous créent un tout autre paradigme théorique de la différence autour de la notion abstraite de « La Femme », l’écriture au féminin et le langage du corps (qui serait préverbal, antérieur à la socialisation). La différence entre les hommes et les femmes relève surtout, chez les théoriciennes françaises, de l’anatomie et non de la culture comme chez les Américaines. Parce qu’elles rejettent le principe d’égalité – voire celui d’égalité dans la différence porté par les culturalistes américaines –, les féministes de la différence françaises sont vigoureusement critiquées par les féministes matérialistes françaises pour qui « s’identifier comme femme revient à s’identifier comme dominée, à adopter les termes mêmes de l’oppresseur pour se définir » (p. 153). Or, en théorisant la conscience dominée des femmes et en préconisant la résistance au genre (et donc en rejetant la différence), les matérialistes comme Nicole-Claude Mathieu, Christine Delphy et Colette Guillaumin n’abordent pas un problème fondamental central aux théories culturalistes américaines : l’interdépendance affective des femmes à l’égard des hommes et la manière dont elle brouille les rapports de domination patriarcale.

De par leur souci du corps, des culturalistes comme Andrea Dworkin entrevoient la sexualité comme un des principaux terrains d’oppression, mais aussi d’identification, de contrôle et de connaissance de soi. En plus de leur dénonciation de la pornographie et de la violence sexuelle, elles préconisent une sexualité féminine (idéalement homosexuelle) tendre et affectueuse. Le cinquième chapitre explore la critique par les féministes libertaires de ce qu’elles perçoivent comme une conception foncièrement normative, moraliste et conservatrice de la sexualité des femmes. Gayle Rubin, par exemple, refuse toute domestication du désir féminin et insiste pour distinguer l’agentivité sexuelle – source de libération pour les femmes – du genre et de l’oppression. Tandis que les féministes culturalistes appellent à une cohérence entre la sexualité et l’action politique parce que le privé est politique, les libertaires réclament le droit à la contradiction et rejettent l’idée que les femmes sont plus morales que les hommes. Les libertaires contestent notamment le continuum lesbien proposé par Adrienne Rich parce qu’il minimise l’érotisme et l’attirance au fondement de toute sexualité émancipatrice.

Le tournant des années 90 marque l’éclatement du paradigme culturaliste, alors que la différence dans la différence devient le mot d’ordre. Des féministes noires comme Audre Lorde, souvent issues des cercles intellectuels culturalistes dont elles partagent plusieurs préoccupations, dénoncent les femmes blanches et leur monopole idéologique. Dans une société aussi fragmentée que les États-Unis, promouvoir une culture commune à toutes les femmes est une utopie beaucoup trop radicale. Jammal souligne en conclusion l’immense contribution des féministes culturalistes à la création d’une identité féministe, à la fois construit social et projet politique, qui repose sur la nécessaire solidarité entre toutes les femmes malgré les différences.

L’ouvrage Égales et différentes? est une esquisse plutôt qu’une oeuvre achevée, un survol au lieu d’un effort réel de synthèse. Les critères ayant mené à l’inclusion de certains travaux et à l’exclusion d’autres demeurent flous. Aucune historienne n’est intégrée au corpus étudié, alors que les travaux des Carroll Smith-Rosenberg, Lillian Faderman et Gerda Lerner ont été influents dans la formulation du paradigme féministe culturaliste. On peut aussi aisément reprocher à Jammal de mal catégoriser telle ou telle auteure d’après les typologies dont sont friandes les études féministes. Tiré d’une thèse soutenue au début des années 2000, l’ouvrage ne tient pas compte des études récentes (notamment en français) sur l’oeuvre des théoriciennes citées et la présentation générale n’est pas aussi soignée qu’on pourrait le souhaiter. Cela dit, cette étude est utile parce qu’elle permet de renouveler la réflexion sur ce paradigme théorique. Le discours de la différence idéalise les femmes et leur culture, mais il est porteur aujourd’hui encore d’une action politique subversive présente autant dans l’écoféminisme indien d’une Vandana Shiva que dans la critique du capitalisme américain d’une Nancy Fraser. L’apport significatif de Jammal à la connaissance du féminisme culturaliste américain participera, on peut l’espérer, à l’émergence de nouveaux travaux.