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Les dynamiques dans la salle de classe en ce qui concerne la prise de parole et le silence sont le théâtre de conflits épineux et, souvent, politisés. En fait, quelle que soit la composition démographique de leurs classes, la plupart des enseignantes et des enseignants se démènent tant face aux étudiantes et aux étudiants qui gardent le silence que devant ceux et celles qui dominent les discussions. Le silence et la parole sont, sans aucun doute, chargés de pouvoir.

Dans la première partie du présent article, je propose un modèle d’analyse du pouvoir dans la classe qui, en combinant des approches macro et micro, reconnaît les inégalités systémiques et, de concert, favorise l’agentivité et l’intervention. Dans la deuxième partie, je décris un processus de négociation de règles de base dans les salles de classe, outil et pratique pédagogique en vue d’opérationnaliser cette compréhension du pouvoir. J’explore, dans la troisième partie, le silence, la parole et le pouvoir, et je propose une typologie nuancée des silences en classe, qui met en évidence leur nature progressive, résistante et régressive. Enfin, la quatrième partie me permet de problématiser certaines conceptions féministes sur la sécurité et le dialogue en classe ainsi que de souligner le potentiel conceptuel et pratique de la négociation comme paradigme alternatif.

Dans la tradition des études féministes interdisciplinaires visant la présentation de perspectives nouvelles et stimulantes, mon article repose sur un large éventail de littérature, de recherches, de voix étudiantes, d’expérimentations pédagogiques – en particulier autour de la négociation de règles de base en classe – et sur mes propres réflexions, en tant qu’enseignante depuis plus de 40 ans. Il s’appuie également sur divers projets que j’ai entrepris au fil des ans. Le Senate Committee on Teaching and Learning at York University, la direction du programme intitulé The Social Science and Humanities Research Council (SSHRC) Small Grants Program et le Faculty of Arts Research Fund at York University ont soutenu ces initiatives. J’ai mis en place des ateliers de formation sur la négociation des dynamiques du pouvoir en classe, auprès de cinq groupes de membres du corps professoral et de quatre groupes de personnes aux études de troisième cycle. Un questionnaire d’enquête ouvert sur le silence dans les discussions en classe a été distribué à environ 200 étudiantes et étudiants et quatre entretiens de groupe réunissant au total 25 d’entre elles et eux ont été tenus.

Ces projets de recherche-action avaient un double objectif. Tout d’abord, je voulais mettre en lumière et influer sur les points de vue des étudiants et des étudiantes ainsi que leur faire prendre conscience des structures latentes encadrant la prise de parole et le silence. Ensuite, je visais, par la démarche, que les corps professoraux et la population étudiante des cycles supérieurs soient mieux outillés, et puissent en arriver à une compréhension approfondie et à l’adoption de stratégies pour faire face aux moments difficiles en classe. Mon objectif n’était donc pas de colliger des données provenant de méthodes de recherche quantitatives, et mon article ne prétend aucunement présenter des résultats mesurables. Les résultats de ces projets ont plutôt contribué à construire les cadres théoriques, exploratoires et expérientiels présentés ici; ils se veulent suggestifs et provocateurs plutôt que concluants, définitifs ou objectifs.

Théoriser le pouvoir dans la salle de classe

Les dynamiques de pouvoir influencent, contraignent, interrompent et facilitent l’apprentissage et l’enseignement. Elles façonnent les conceptions des étudiantes et des étudiants quant à leur droit à apprendre et à s’exprimer. Elles ont un impact sur la crédibilité et l’autorité du personnel enseignant. Les dynamiques de pouvoir influent sur la façon dont les étudiantes et les étudiants apprennent, dont les membres du corps professoral enseignent et interagissent avec leur classe, et dont les personnes aux études interagissent entre elles et avec ceux et celles qui leur enseignent. Ces dynamiques opèrent constamment dans l’environnement de la classe : non seulement elles entravent le processus de formation, mais elles représentent de concert l’occasion de réaliser certains des apprentissages les plus importants et marquants. Pourtant, ces dynamiques, parce qu’elles sont à ce point inscrites dans le répertoire commun et les conventions du milieu de l’éducation – devenant ainsi naturalisées, normalisées et donc apparemment non soumises à une intervention – peuvent ne pas être remarquées ni mises en lumière par quiconque se trouve en salle de classe[2].

J’allie dans mon article deux manières souvent mutuellement exclusives de réfléchir à la question du pouvoir dans la classe. La première considère le privilège identitaire des personnes qui enseignent ou qui étudient et compose avec des relations de pouvoir macrostructurelles, c’est-à-dire la signification sociale des identités fondées sur la race, la classe, le genre, l’ethnicité, le statut migratoire, la citoyenneté, l’âge, les sexualités et les capacités. La seconde manière tient compte des microréalités du pouvoir dans la classe – par l’adaptation de la notion foucaldienne de circulation fluide du pouvoir et la reconnaissance postmoderne de l’instabilité des identités – ce qui tempère ainsi une compréhension potentiellement réductrice et statique liée au seul privilège identitaire. L’importance du privilège identitaire est ainsi mise en évidence, sans toutefois réifier les identités des personnes visées ni limiter leurs conceptions du pouvoir.

L’approche adoptée tient compte des réalités systémiques du pouvoir, d’une part, et reconnaît la circulation fluide du pouvoir et la construction active d’identités en classe, d’autre part. Rejeter la première approche reviendrait à ignorer les réalités du racisme et du sexisme systémiques; exclure la seconde reviendrait à mettre trop l’accent sur la victimisation au lieu d’insister sur les possibilités de résistance et d’agentivité. Le fait de combiner les approches macro et micro du pouvoir en classe, c’est-à-dire tenir compte de ce qui est amené dans la classe et de ce qui s’y passe, souligne l’agentivité et offre un point de référence pour comprendre le silence des étudiantes et des étudiants[3].

Des privilèges identitaires

Les personnes qui sont aux études et celles qui enseignent n’entrent pas dans les salles de cours en tant qu’individus abstraits : elles sont sexuées, racialisées, genrées, classées et incarnées (embodied). Le pouvoir dans la classe est façonné et influencé par les identités sociales des personnes qui s’y trouvent, qui portent des privilèges identitaires à des degrés divers et relatifs.

L’autorité professorale et le pouvoir

De nombreuses discussions entourant les dynamiques de la salle de classe mettent en évidence l’autorité du personnel enseignant, qui lui est conférée en raison de sa position dans les structures institutionnelles, ce que John French et Bertram Raven (cités dans Tamara Golish et Loreen Olson (2000 : 301)) appellent un pouvoir « légitime ». Les enseignantes et les enseignants peuvent également se prévaloir d’une autorité basée sur leur expertise (pouvoir « expert ») et, dans une certaine mesure, sur leur capacité à « récompenser » en attribuant des notes, en écrivant des lettres de recommandation, etc. Cependant, l’autorité institutionnelle, d’expertise et de récompense est modulée par le pouvoir des étudiants et des étudiantes ainsi que des enseignants et des enseignantes, qui circule de manière complexe dans les salles de classe. Une focalisation particulière sur l’autorité professorale peut masquer les formes de pouvoir exercées à la fois par les personnes qui enseignent ou qui étudient dans le régime de la classe et invisibiliser la manière dont le privilège identitaire peut interférer avec l’exercice de l’autorité. Distinguer le pouvoir et l’autorité non seulement permet de déstabiliser les a priori concernant l’autorité professorale, mais offre aussi un point de référence pour comprendre l’opérationnalisation du privilège relatif à l’identité de l’étudiante ou de l’étudiant.

Les étudiantes et les étudiants et les privilèges identitaires

Dans la mesure où les questions de privilège identitaire en classe sont prises en considération, l’accent est souvent mis sur les enseignantes et les enseignants inéquitables. La discrimination continue des membres du personnel enseignant à l’égard des étudiantes et des étudiants en raison de leur race, de leur classe socioéconomique, de leurs sexualités et de leurs capacités, de leur âge, de leur statut migratoire, de leur ethnicité et de leur genre est certes troublante, mais elle demeure extrêmement répandue.

Cependant, toute personne aux études fait également partie des sujets genrés, racialisés, classés, sexués et incarnés qui portent en soi et dans la classe des privilèges différenciés, privilèges réaffirmés et rencontrant des résistances dans leurs interactions. Les étudiantes et les étudiants apprennent quelle voix est valorisée, qui mérite d’être écouté et qui devrait parler. Il ne fait aucun doute qu’un régime de vérité foucaldien opère ici, légitimant « what can be said, who has the authority to speak, and what is sanctioned as true » (Bell 1997 : 11).

La circulation du pouvoir entre les étudiantes et les étudiants peut prendre la forme d’une détermination à renforcer et à réguler les frontières de genre et de sexualité, en ridiculisant et en se moquant des comportements jugés déviants ou inusités. Cette régulation est imprégnée par cette surveillance que Foucault a désignée comme essentielle aux établissements d’enseignement. Ainsi, la dynamique du privilège identitaire parmi les personnes aux études construit leur apprentissage, leur participation, leur prise de risque intellectuelle et leur compréhension de leurs droits en classe, et souvent interfère avec ces aspects.

Le privilège identitaire de l’étudiante ou de l’étudiant et la crédibilité de l’enseignante ou de l’enseignant

Le privilège relatif à l’identité des personnes aux études a également une incidence sur la crédibilité et l’autorité des membres du personnel enseignant, en particulier si ce sont des femmes qui appartiennent à des groupes minoritaires ou qui enseignent dans des domaines non traditionnels. Des recherches suggèrent que les dynamiques de contre-pouvoir (contrapower), c’est-à-dire lorsque la victime (ici la personne enseignante) a un pouvoir formel sur l’oppresseur (ici la personne qui étudie), sont répandues et ont des effets insidieux sur l’enseignement et l’apprentissage. En concordance avec des études antérieures (Grauerholz 1989), Claudia Lampman et autres (2016 : 169) ont constaté que « compared to the experiences of men faculty, women faculty reported that students were more likely to challenge their authority, argue or refuse to follow course policies, and exhibit disrespectful or disruptive behaviors ». Tant les privilèges de race que de genre exercés par les étudiantes et les étudiants peuvent saper l’autorité des professeures et des professeurs.

L’opérationnalisation du privilège identitaire est souvent perçue comme accessoire plutôt que centrale dans la compréhension de ce qui se passe dans les salles de classe universitaires. Il est également supposé que la gestion qui en découle incombe à chaque enseignante ou enseignant. Cependant, les comportements décrits plus haut sont répandus, ont un impact négatif sur l’enseignement et l’apprentissage, et nécessitent de nouvelles stratégies interventionnistes.

La circulation fluide du pouvoir et la construction relationnelle des identités

L’interprétation relative au privilège identitaire repose sur les relations macrostructurelles de pouvoir, c’est-à-dire sur la signification sociale des identités fondées sur la race, la classe socioéconomique, le sexe, l’âge, les sexualités et les capacités. Dans un tel cadre, le pouvoir est une caractéristique liée à une personne, c’est-à-dire que les corps sont marqués par des identités qui génèrent toujours des conséquences sociales. Une autre approche tient compte des microréalités du pouvoir dans la classe, en adaptant la notion foucaldienne de circulation fluide du pouvoir et la reconnaissance postmoderne de l’instabilité et donc de la construction active des identités.

En rupture avec l’apparente étanchéité du privilège identitaire, cette approche n’y limite pas les conceptions du pouvoir et met ainsi en évidence les identités en tant qu’espaces de lutte et de négociation. Bien que le pouvoir puisse ne pas être réparti de manière égale entre ceux et celles qui étudient ou qui enseignent, ou entre différents groupes d’étudiantes et d’étudiants, il est potentiellement investi dans toutes les interactions et toutes les positions. Qui détient le pouvoir, et dans quelle mesure, n’est surdéterminé à aucun moment dans la classe. C’est plutôt le résultat de transactions continuelles et souvent difficiles. Le sens des identités n’est donc pas figé, mais constitué de manière relationnelle et ouverte à la négociation, c’est-à-dire « embodied and enacted in practice » (Schultz 2009 : 24)[4].

Comme beaucoup d’autres (par exemple, Jennifer Gore (1995)), j’ai considéré utile l’approche foucaldienne du pouvoir pour éclairer les dynamiques de la salle de classe. Foucault a compris que le pouvoir était dynamique et fluide; circulant, non statique; conditionnel, non absolu; situationnel, contextuel et relationnel, et ainsi négocié continuellement. « For the notion that power is a possession Foucault substitutes a relational model of power as exercised » (Sawicki 1986 : 26).

Le concept de relationnalité est donc au coeur de la seconde approche du pouvoir en classe. Les identités s’avèrent relationnelles parce qu’elles sont façonnées et rendues significatives en relation avec d’autres personnes. Bien que les identités puissent paraître possédées et relevant de l’individu, en réalité, elles sont sociales et contextuelles. Ce qui est significatif pour chaque personne change selon la situation, et selon qui est présent et absent. Non seulement les oppositions hommes/femmes ou hétérosexuels/lesbiennes définissent les paramètres normatifs et autres – ces macrostructures de pouvoir introduites et reproduites dans la classe – mais également, dans chaque classe, femmes et hommes, hétérosexuels et lesbiennes, ou personnes racialisées négocient le sens et la pratique de ces identités à travers des interactions relationnelles. La salle de classe est donc constitutive à la fois de l’identité et de la subjectivité (l’expérience vécue de l’identité) : elle n’est donc pas uniquement un espace dans lequel celles-ci sont exprimées.

Rejeter la rigidification des identités tout en tenant compte simultanément de leur signification sociale permet d’aborder ouvertement les expériences vécues, multiples et parfois contradictoires, et de reconnaître que l’on se situe aux « intersections of multiple, contradictory, overlapping social positions not reducible either to race, or class, or gender » (Ellsworth 1992 : 117). Cette approche rejette la vision binaire simpliste opposant personnes en situation de pouvoir ou non, résiste à la réification de l’expérience vécue de la différence comme absence de pouvoir et contribue à rendre visible la perméabilité entre la marginalité et le privilège.

Travailler pédagogiquement à partir de cette approche repose moins sur la mise en évidence de la macroréalité des privilèges d’identité que sur l’importance de cartographier des moments spécifiques où le pouvoir est invoqué en classe. Ces moments du pouvoir sont marqués par le (mais jamais réductibles au) privilège identitaire tenu pour acquis. Ces identités étant instables, la négociation peut impliquer une rupture potentielle avec des pratiques habituellement perçues comme relevant du sens commun. Quel que soit le contenu du programme d’études, il est possible de sensibiliser les personnes étudiantes et de s’engager dans des pratiques de classe qui font écho au pouvoir. Pour soutenir cette pédagogie relative au pouvoir, j’ai conçu un inventaire non exhaustif intitulé « Cartographier le pouvoir dans la salle de classe » (voir l’annexe) qui va au-delà de formes évidentes de pouvoir (par exemple, la notation) et laisse voir une multiplicité de pratiques de classe chargées de pouvoir : modèles d’autorité et de résistance, luttes autour de l’expertise et de l’expérience, contrôle de l’accès au savoir, moyens d’évaluer l’apprentissage, méthodes d’organisation du temps passé en classe, styles de conversation, dynamiques de validation et d’invalidation, maintien de l’identité et frontières intellectuelles, entre autres.

Négocier le pouvoir dans les salles de classe

Une question pédagogique essentielle consiste à savoir comment travailler le plus efficacement possible avec et contre les tensions et les contradictions générées par la circulation complexe du pouvoir, des privilèges et des identités dans la classe universitaire. Les dynamiques dans la salle de classe subissent l’influence des hiérarchies sociales de race, de classe, de genre, de sexualité et de capacité, mais aussi de la nature instable et fracturée des identités telles qu’elles sont exercées, expérimentées et façonnées dans les moments usuels d’enseignement et d’apprentissage. Certaines personnes pourraient se montrer pessimistes quant aux possibilités d’interruption et d’intervention si elles ne tenaient pas compte du fait que ce qui se passe dans la classe s’avère aussi important que ce qui y est amené.

La salle de classe offre ainsi une arène dans laquelle l’expérience vécue des identités et les dynamiques de prise de parole et de silence peuvent être remises en question et négociées. En effet, non seulement une telle intervention est possible mais, à mon avis, elle est aussi nécessaire pour résister à la domination et à la réinscription supposées des dynamiques liées au privilège identitaire et au pouvoir en classe, qui sont souvent tenus pour acquis et qui ont des effets extrêmement préjudiciables sur l’apprentissage et l’enseignement. Gilda Ochoa et Daniela Pineda (2008 : 60) appellent également le personnel enseignant à agir en ce sens : « actively addressing classroom dynamics, and involving students in this reflective process ». Les deux auteures ont découvert que de telles discussions « enhance instructor and student investment in the creation of authentic learning environments ». Elles proposent ainsi aux étudiantes et aux étudiants une liste exhaustive de questions sur les dynamiques dans la salle de classe (Ochoa et Pineda 2008 : 50).

Au cours des dernières décennies, j’ai expérimenté la négociation de règles de base, au début du semestre et régulièrement tout au long de l’année scolaire, afin de sensibiliser les personnes étudiantes en nommant et négociant ouvertement en leur compagnie ce qui relève des dynamiques de pouvoir dans la vie quotidienne des salles de classe[5]. Dans ce processus, les étudiantes et les étudiants sont invités à indiquer les moments lors desquels le pouvoir est invoqué dans la classe, à l’aide de l’inventaire « Cartographier le pouvoir dans la salle de classe ». La négociation de règles de base met à l’ordre du jour l’inconfort que ressentent la plupart des étudiantes et des étudiants lorsqu’ils entrent dans une nouvelle salle de classe. En fait, ce processus souligne « comfort as an effect and instrument of power » (Himley et autres 1997 : 54). Cette négociation permet d’anticiper les difficultés auxquelles la classe peut devoir faire face et elle fournit un cadre collectivement généré pour y répondre. Le processus peut même empêcher certains types de crise de se produire. Faire en sorte que les attentes soient manifestes, voilà qui réduit certainement l’anxiété des étudiantes et des étudiants.

Bien que certaines personnes en classe soient (à juste titre) récalcitrantes et méfiantes quant à cet exercice, elles sont aussi généralement reconnaissantes et intriguées devant le fait d’être interrogées sur leurs appréhensions et leurs attentes. À partir d’un résumé des commentaires anonymes des étudiantes et des étudiantes sur l’exercice relatif aux règles de base, nous voyons à générer ces règles de façon collaborative. Initialement, les étudiantes et les étudiants accordent de facto une responsabilité disproportionnée à l’enseignante ou à l’enseignant afin de produire une dynamique interactive efficace. Dans leurs réponses à une question sur ce qu’ils sont disposés à faire, pour atteindre leurs objectifs, les étudiants et les étudiantes indiquent souvent leur propre contribution à la classe en termes uniquement individuels : lire le matériel, assister régulièrement aux séances, etc. Créer collectivement ces règles de base fournit un excellent moyen de rendre visibles leurs attentes et de négocier ainsi un rôle plus actif avec et pour chaque personne dans la classe. L’exercice des règles de base permet donc de montrer que les dynamiques de la salle de classe sont une responsabilité collective. La réaction des étudiantes et des étudiants devant les commentaires de leurs collègues déplace également le regard de la conversation dyadique traditionnelle entre personne qui enseigne et personne qui est aux études au profit d’une conversation collective.

Le fait que les étudiantes et les étudiants expriment autant d’éléments concordants contribue à illustrer que les pratiques en classe sont politiques et relationnelles plutôt qu’individuelles. Ce qui était traditionnellement expliqué à la fois par l’enseignante ou l’enseignant et les personnes dans la classe en se référant aux (limites des) personnalités individuelles ou aux styles d’apprentissage est maintenant aisément compris en termes plus relationnels. L’exercice rend le personnel politique. D’une part, il permet de fournir aux étudiantes et aux étudiants détenant un privilège identitaire – et qui n’avaient peut-être pas « remarqué » ces dynamiques auparavant – l’occasion de vivre ce privilège différemment et ainsi d’augmenter les possibilités de développer des alliances. D’autre part, pour ceux et celles qui seraient marginalisés par le privilège identitaire d’autrui, une négociation réussie peut contribuer à remettre en question l’oppression intériorisée et, par cette autonomisation (empowerment), les inciter à résister. À mesure que les pratiques de la classe évoluent en fonction de ces négociations, la fluidité et l’instabilité des identités deviennent également plus visibles[6].

La négociation avec et entre les étudiantes et les étudiants remet en cause la naturalisation et la normalisation des pratiques – auparavant perçues comme relevant du sens commun – qui entourent les dynamiques du pouvoir en classe; elle offre aussi un contexte pour les remettre en question et pour progresser vers un langage partagé sur le pouvoir. Ce processus contribue à reconfigurer les interactions en classe et peut altérer la résonance des identités sociales et de leur expérience vécue. Il cherche à exploiter le pouvoir et les privilèges dans l’intérêt de l’apprentissage et du changement social, et peut constituer une source d’agentivité renforcée pour ceux et celles qui étudient ou qui enseignent. En effet, participer à une négociation efficace peut favoriser un certain optimisme non seulement relatif au fonctionnement de la classe, mais également en ce qui concerne les processus et les possibilités de changement dans d’autres sphères.

Comprendre le silence, la prise de parole et le pouvoir

Peut-être davantage que toute autre pratique en classe, la parole et le silence résonnent avec le pouvoir et nécessitent des interventions. Les moments de silence font partie d’une toile de comportements en ce qui a trait à la prise de parole et à l’écoute, toile organisée et imprégnée par le pouvoir. Pour bien comprendre la nature du silence dans la salle de classe, nous devons également comprendre qui parle et pour qui; qui écoute et écoute qui; qui interrompt et qui est interrompu; qui répond aux questions et aux questions de qui l’on répond; qui pose des questions et à qui; toutes des situations qui, effectivement, soulèvent des interrogations sur le silence et la parole.

Alors sous l’influence des métaphores féministes de la voix et de la rupture du silence, j’ai déjà considéré que la stratégie pédagogique probante consistait à faire en sorte que tout le monde participe aux discussions en classe. Dans de nombreux cas, j’ai tenté d’amadouer les étudiantes et les étudiants et je les ai implorés de partager leurs pensées, ayant parfois obtenu du succès et parfois non. Mon propre malaise devant ces interpellations et la résistance évidente de certaines personnes m’ont encouragée à entamer une conversation sur le silence et à entreprendre des recherches-action au moyen d’ateliers, d’entretiens de groupe et de questionnaires d’enquête.

Le silence en classe a fait l’objet de nombreuses recherches. Une littérature abondante examine qui parle et qui reste en silence, souvent en mettant ces données en relation avec les privilèges identitaires et en accordant une importance considérable aux structures propres au genre et à la race (par exemple, voir Ochoa et Pineda (2008)). Bon nombre d’études révèlent que les garçons et les hommes réclament beaucoup de temps de parole, interrompent plus souvent et accèdent bien plus aisément à l’attention de l’enseignante ou de l’enseignant. À titre d’exemple, le travail fondateur de Myra Sadker et David Sadker (1994) peut être mentionné. De son côté, Signithia Fordham explore le silence de filles africaines américaines très performantes dans les établissements d’enseignement secondaire (high school). Elle a qualifié leur silence comme « a deliberate act of defiance and a rejection of the low expectations of school officials […] Choosing to remain silent allowed the girls to remain invisible and thus ‘ pass ’ relatively unharmed in their schools » (Fordham citée dans Katherine Schultz (2009 : 43)). Pour sa part, Alison Jones (2004 : 61) a constaté que le silence de ses étudiantes et de ses étudiants maoris et autochtones du Pacifique était lié à leur « refusal to teach their white peers […] Many […] lacked the desire to satisfy the curiosity of their white peers who, in the spirit of dialogue, wanted to debate or question their views, or to ‘ know what it is like [being Maori] ’. » Il convient de noter que, selon Jodi Jan Kaufman (2010 : 466), « those students without race or class privilege were reflective of their role in the construction of speech and silence in the classroom. This […] illustrates how […] those subject positions most in need of reflecting on the politics of speech […] remain oblivious. »

D’autres spécialistes se concentrent sur la manière dont les étudiantes et les étudiants se parlent. Voir, par exemple, la discussion de Betty J. Barrett sur la civilité (2010). L’ouvrage dirigé par Megan Boler (2004) fait écho à son appel controversé, destiné aux enseignantes et aux enseignants, à favoriser une pédagogie de l’action positive, c’est-à-dire les invitant à réduire au silence actif les voix privilégiées. Une telle approche se veut à la recherche de stratégies pour gérer ce qui est dit et qui parle, et fonctionne à partir d’un cadre fondamental sous-jacent reconnaissant le privilège identitaire et les macrostructures de pouvoir. Dans un autre ordre d’idées, mettant ici l’accent sur la gestion de la parole, Stephanie Vega, Heather Glynn Crawford et J-Lynn Van Pelt (2012) soulignent l’importance du rôle joué par les interventions des enseignantes et des enseignants dans le harcèlement entre élèves, le tout dans leur étude sur les écoles sécuritaires (safe schools) pour les élèves de la communauté LGBTQI[7].

Dans les classes nord-américaines, un présupposé implicite et problématique est que le discours encourageant la prise de parole s’avère à la fois positif et politiquement approprié. Cependant, une trop grande insistance sur le fait de parler peut désavantager certains groupes de personnes, en particulier les étudiantes et les étudiants asiatiques et des Premières Nations/Autochtones). King-Kok Cheung (1993 : 23) souligne que le fait de privilégier la parole au détriment du silence est eurocentriste : cette auteure décrit le procédé en question comme « polarized, hierarchical and gendered ». Elle note que le « silence, too, can speak many tongues, varying from culture to culture » (ibid. : 1). Dans la communauté linguistique japonaise, la haragei (communication sans mots) « is more highly valued than eloquence [...] what people choose not to say, or their silence, is more highly valued in some cultures than what they say aloud » (Schultz 2009 : 15). De même, Huey Li Li (2004 : 70) soutient que le silence a des mérites pédagogiques intrinsèques (« intrinsic pedagogical merits ») et propose « silencing silences as a liberation movement to transform passive victims into active agents. » Aimee Carrillo Rowe et Sheena Malhotra (2013 : 2) examinent le « silence as a space of possibility […] [and] theorize silence as a space of fluidity, non-linearity, and as a sacred, internal space that provides a refuge – especially for nondominant peoples ».

Je suis d’accord avec les personnes qui cherchent à accueillir et à réimaginer le silence dans les salles de classe. Selon mon expérience, la négociation de règles de base concernant la prise de parole et le silence a contribué à la reconfiguration des conversations en classe. De telles discussions qualifient comme politique et relationnel l’acte de prendre la parole ou de se taire, créent les conditions pour remettre en question les pratiques acceptées en classe et offrent aux étudiantes et aux étudiants le pouvoir de les interrompre et de les modifier. Ces exercices heuristiques aident les personnes aux études à s’approprier des outils théoriques pour la métacommunication – c’est-à-dire pour discourir sur le discours – ainsi qu’à atteindre une compréhension des hiérarchies sociales qui rend transparentes les dynamiques de pouvoir. Schultz (2009 : 121) suggère également que « teachers and students collaboratively take an inquiry stance toward silence in classrooms to understand how silence works, including an exploration of the conditions that promote silence and those that promote talk ». Elle pose des questions aux enseignantes et aux enseignants pour les guider dans leur réflexion sur le silence.

Ce qui ressort de mes diverses explorations autour du silence en classe est la multiplicité des significations que les étudiantes et les étudiants attribuent à leur propre silence et au silence des autres. Des personnes ont mentionné des craintes à parler et surtout à être forcées de parler, des préoccupations concernant le silence des autres ou l’emprise dominante de certaines voix et ont exprimé un malaise quant à la manière dont elles sont entendues et écoutées par la classe, y compris par l’enseignante ou l’enseignant. Certaines personnes ont reconnu le lien entre la parole, le silence et l’apprentissage, tandis que d’autres ont considéré ces dynamiques comme le reflet des personnalités individuelles. Il est intéressant de noter que peu d’étudiantes et d’étudiants ont perçu leur propre silence en tant qu’inactivité intellectuelle, bien que cette perception soit souvent répandue chez les enseignantes et les enseignants ainsi que parmi ceux et celles qui sont aux études et qui parlent fréquemment. Les étudiantes et les étudiants ont également signalé être plus souvent « réduits au silence » par les autres dans la salle de classe que par l’enseignante ou l’enseignant, ce qui confirme ainsi la nécessité de s’interroger sur les attentes relatives à l’autorité professorale et de reconnaître la circulation complexe du pouvoir en classe. Quels que soient leurs points de vue, l’ensemble des étudiantes et des étudiants a reconnu, implicitement ou explicitement, l’importance de la parole et du silence dans la classe.

Les personnes étudiantes se sont souvent concentrées sur la parole et le silence en réponse à la question : « What kinds of things are you hoping will not occur during class meetings (with reference to student or instructor conduct)? » Voici quelques témoignages à ce sujet[8] :

I hope that no one in the class feels nervous or intimidated to voice their opinion for fear of what other people might say to them. I also hope that no one who does not want to speak is forced to.

[…] that students will not laugh or criticize harshly the viewpoints of others but instead question and challenge them diplomatically, and that no racist or homophobic talk will occur yet political correctness should not make one afraid to speak up.

I hope that it is not always one person talking all the time. Even though I do not participate very much in class and there are many others who feel the same way, it is nice to hear from different people.

My worst fear in this class is the attitude ‘ that an opinion is an opinion ’, no matter how oppressive, reactionary and wrong. This is not to say that it’s not important to understand from where these opinions come; rather it is a commitment to honest and progressive challenges to the destructive things we have all inherited from our history and political structures and practices. I want there to be encouragement, from the professor as well as from students, to call each other on things [...] More than anything, I want conflict to be seen as generative and that moving forward in our thinking requires the resolution of these conflicts, and not the avoidance and ignorance of them.

Le fait que le sujet du silence a été mis à l’ordre du jour de la classe s’est révélé très politisant pour les étudiantes et les étudiants qui se blâmaient de leur propre silence. Cela a également mis au défi ceux et celles qui sont loquaces de prendre conscience de leur voix et de l’espace occupé par leur présence très active. Lors des évaluations de cours, les commentaires sur ce processus comprenaient diverses affirmations, par exemple :

I learned to find my own voice. At the same time, I became conscious of the need for balance between speaking and silence, and allowing others to find their voices.

It made me conscious of the space I took in class.

I felt these discussions raised my awareness particularly about what I could do to make people who are normally silent more comfortable.

I never really thought before about how being silent could [be] a political standpoint. The discussion really made me think about speaking more and it also made me wonder what others’ silence meant.

Les résultats des entretiens de groupe sur le silence suggèrent que le fait de se saisir du sujet du pouvoir et du silence peut modifier le comportement des étudiantes et des étudiants. À la fin des discussions de groupe de deux heures, j’ai remis aux personnes participantes un court questionnaire écrit, leur demandant si leur compréhension de leur propre silence ou de celui des autres avait été modifiée de quelque façon que ce soit, et si elles imaginaient pouvoir changer leur propre comportement. Fait intéressant, les 25 personnes présentes ont indiqué qu’elles pensaient changer leur comportement en classe.

Environ six semaines après chaque entretien de groupe, j’ai envoyé un courriel à chaque personne pour lui demander si son comportement avait changé de quelque façon que ce soit. Voici deux exemples de réponses :

What I can tell you personally is that I have definitely become aware of other students and other people’s silences. It is so much more apparent to me. I tend to look at those students who are ‘ silent ’ and wonder what the reasons are for their silences, is it due to racial minority, language barriers, shyness, low selfesteem. I just think back to that day [the focus group] and what everyone had to say every time a silent moment appears in my everyday life.

Since the focus group meeting I have found myself participating in tutorial a lot more. I have found that participating in the focus group has helped me to feel more comfortable in class and to realize that I am not the only one who feels nervous speaking in class.

La conclusion qui en découle, selon laquelle l’entretien de groupe sur le silence a eu un impact sur la perception de soi des étudiantes ou des étudiants et sur leur comportement, est très encourageante et conforte mon point de vue, selon lequel l’intervention de l’enseignante ou de l’enseignant peut reconfigurer les dynamiques de la salle de classe relatives au silence et à d’autres expressions de pouvoir.

Je préconise maintenant une compréhension plus nuancée et complexe des silences, qui en souligne les multiples significations, c’est-à-dire leur caractère progressif, résistant et régressif. Une typologie provisoire des silences dans la salle de classe comprend :

  • les silences de honte, de sous-évaluation de soi-même et de ses connaissances, liés à la supposition que l’on ne sait rien qui vaille la peine d’être partagé ou associés à la peur de se tromper;

  • les silences de timidité;

  • les silences liés au malaise causé par le matériel pédagogique (curriculum);

  • les silences attribuables à la peur et à l’intimidation ou aux pressions en faveur de la conformité sociale;

  • les silences qui reflètent un manque de préparation et un désintérêt intellectuel;

  • les silences préservant les privilèges et évitant les risques;

  • les silences qui protègent la propriété intellectuelle;

  • les silences qui refusent toute responsabilité à l’égard du processus d’apprentissage en groupe;

  • les silences associés à l’écoute et au partage de l’espace, et qui construisent la collectivité de la classe;

  • les silences de résistance active à l’oppression;

  • le silence de l’enseignante ou de l’enseignant;

  • les silences des voix absentes de la classe.

Certaines formes de silence sont délibérées, ce que Schultz (2009 : 38) appelle le « silence stratégique », tandis que d’autres représentent des formes de musellement. Il convient également de noter le silence des voix absentes de la salle de classe, par exemple, des femmes pauvres ou autochtones, et ce que Chris Mayo (2004 : 34) appelle le « silence curriculaire » (curricular silence), à savoir les absences de l’enseignement. Enfin, les silences engendrés par le manque d’aisance avec la langue de la classe (anglais ou français) sont également significatifs (Schultz 2009 : 11).

La reconnaissance du fait que le silence est en grande partie une réalité relationnelle, produite par des individus plutôt que par une seule personne, détourne l’attention d’une analyse relevant du sens commun et considérant le silence des étudiantes et des étudiants comme lié à la timidité. Des individus aux études peuvent avoir de longs antécédents de silence. Leur perception de leur propre silence en classe peut les amener à voir celui-ci comme un défaut de caractère ou un problème de personnalité, même si beaucoup reconnaissent volontiers n’avoir aucun mal à parler en situation d’amitié. Les enseignantes et les enseignants adhèrent à cette interprétation lorsque leur réaction est de tenter d’aider la personne silencieuse en classe, une approche qui – même si elle est bien intentionnée – renforce la conception selon laquelle quelque chose cloche chez l’étudiante ou l’étudiant, plutôt que dans les dynamiques de la salle de classe.

En tant qu’enseignante, je pars maintenant du principe de respecter le silence, en cherchant à créer les conditions favorables à la prise de parole plutôt que l’obligation de parler. Je résiste au fait d’appeler à la participation. En fait, l’accent mis sur la responsabilité des enseignantes et des enseignants à amener les étudiantes et les étudiants à parler invisibilise la complexité de la parole et du silence, détourne l’attention des conditions de la salle de classe qui produisent le silence, surestime le pouvoir de celui ou celle qui enseigne à contrôler les dynamiques de la salle de classe et efface l’agentivité étudiante.

Bien sûr, l’enseignante ou l’enseignant a la responsabilité de briser le silence usuel du corps professoral à propos du silence lui-même, ainsi que de créer une ouverture à de telles négociations. Cependant, une fois cette ouverture créée, j’ai constaté que les étudiantes et les étudiants détiennent une richesse d’expériences (et souvent de colère) qu’ils souhaitent interroger et théoriser. Mon approche s’appuie sur ce que j’ai appelé les « pédagogies féministes activistes » (activist feminist pedagogies) (Briskin 2015), qui cherchent à donner aux personnes aux études les moyens de comprendre et d’apporter des changements dans les salles de classe qu’elles investissent. Au fur et à mesure qu’elles articulent les règles associées au sens commun – et souvent non dites – qui gèrent les salles de classe, puis contribuent à remodeler les dynamiques de la salle de classe par l’entremise des règles de base négociées de façon collaborative, leur conscience est renforcée et leur agentivité s’en trouve accrue. Les étudiantes et les étudiants peuvent intégrer ces modes de compréhension, cette modification des attentes et ces stratégies dans toutes les classes auxquelles ils participent.

Déconstruire le silence en classe à travers le prisme des dynamiques du pouvoir révèle que le problème ne concerne pas uniquement les personnes qui se taisent ni celles qui parlent trop. Ce n’est pas non plus simplement une réflexion passive sur ce qui se déroule en dehors de la classe. Les silences en classe résonnent avec le pouvoir, sont construits de façon relationnelle et sont sujets à intervention.

Problématiser la sécurité et le dialogue dans les salles de classe

Un espace sécuritaire?

L’approche de négociation du pouvoir et du silence bouleverse les revendications féministes quant aux possibilités de sécurité dans la salle de classe. Maria Do Mar Pereira (2012 : 129) note ceci : « feminist pedagogy emerged, and continues to be conducted, as a practice guided by a commitment to building comfortable and safe learning environments, where all students feel able to participate ». La littérature portant sur les salles de classe telles que les vivent les élèves de la communauté LGBTQI met également l’accent sur les aspirations à la sécurité (voir, par exemple, Vega, Crawford et Van Pelt (2012)). Cependant, tout comme Kyoko Kishimoto et Mumbi Mwangi (2009 : 87), je problématise « the rhetoric of safety in feminist pedagogy » et cherche à mettre en lumière et à approfondir la compréhension du paradigme de la sécurité.

Je pars du principe que les salles de classe sont vécues comme – et sont effectivement – des espaces non sécuritaires pour de nombreuses personnes qui y étudient, le fait d’expérimenter la salle de classe comme sécuritaire étant en soi une forme de privilège (Barrett 2010 : 7) :

Students who belong to racially, socially, or economically marginalized groups live in a world which is inherently unsafe – a world where racialization, sexism, ableism, classism, and heteronormativity pose genuine threats to their psychological, social, material, and physical well-being [...] To contend that the classroom can be a safe space for these students when the world outside is not, is not only unrealistic, it is dangerous [...] [S]afety is a privilege, one that is often conferred on students who already occupy dominant and empowered positions, both inside and outside of the classroom.

Catherine Fox (2013 : 67) souligne que « the assumption that one can create ‘ safe spaces ’ for those who are ‘ othered ’ […] is born of a kind of willful ignorance and re-instantiates relations of power and privilege ».

De nombreux membres du corps enseignant considèrent cette sécurité comme allant de soi et portent un regard distordu sur qui se sent en sécurité dans la classe, ou alors se sentent responsables de la sécurité de la salle de classe pour l’ensemble de l’effectif étudiant. Cependant, pour les enseignantes et les enseignants racialisés, les lacunes sécuritaires représentent souvent une préoccupation immédiate. Joanne St. Lewis (2001 : 79), professeure de droit racialisée, commente : « When I teach, I never assume that I am safe. I do not come into the classroom with the assumption that all the students want to be taught by me [...] there are students who [...] come with the sole intention of stripping me of any expertise or credibility. »

Les personnes qui enseignent ne peuvent à elles seules transformer les salles de classe en refuges sécuritaires pour les étudiantes et les étudiants ou pour elles-mêmes. Elles peuvent toutefois engager des discussions sur la sécurité et le silence, et inscrire la question du pouvoir à l’ordre du jour de la classe. Ellsworth (1992 : 107) décrit la sécurité dans la salle de classe comme une « repressive fiction » :

[Celle-ci a] the power to divert our attention and classroom practices away from what we needed to be doing : acting as if our classroom were a safe space in which democratic dialogue was possible and happening did not make it so [...] We needed classroom practices that confronted the power dynamics inside and outside of our classroom that made democratic dialogue impossible.

Une fois que la fiction répressive est désarticulée et que les limites de la sécurité sont problématisées, un espace est ouvert pour adopter des techniques de négociation en vue de créer des salles de classe plus sécuritaires, voire sécuritaires. Nommer les problèmes de pouvoir, de silence, de régulation normative et de sécurité provoquera sans aucun doute un sentiment de malaise. Or, de tels sentiments, souvent anonymes et mal compris, sont dissimulés sous la surface de la plupart des salles de classe. Ils interfèrent sans aucun doute avec l’apprentissage des étudiantes et des étudiants de même qu’avec un enseignement efficace.

Le dialogue

Le discours du dialogue (souvent lié à la démocratie en classe) est au centre de nombreuses discussions sur les pédagogies de responsabilisation, d’émancipation et féministes. Voici ce qu’en dit Jones (2004 : 57) :

In its ideal form, dialogue between diverse groups dispels ignorance about others, increases understanding, and thus potentially decreases oppression, separation, violence, and fear […] Dialogue, it is assumed, provides the opportunity for the development of tolerance, understanding, and ultimately unity; it can decrease instances of ignorance and racism and other prejudices that are the basis of social division.

Je soutiendrais au contraire que la métaphore et la pratique du dialogue ne reconnaissent pas les complexités du pouvoir et reposent sur le présupposé que la sécurité en classe est réalisable. Je suis d’accord avec Kaufman (2010 : 458-460) qui conclut que « the possibility of dialogue was predicated on the postulate of safety in the classroom […] [and] that dialogue […] often reified positions of power and rarely demystified oppressive ideologies. » En fait, Jones (2004 : 64-65) considère le dialogue comme une forme de colonisation :

[W]hile incitement to dialogue might seem, on the surface, to be innocent and neutral […] paradoxically, progressive teachers’ calls for dialogue may to be in danger of reproducing the very power relations they seek to critique […] what is ultimately most significant to dialogue is not the talking by the marginalized, but the hearing by the dominant group […] Dialogue and recognition of difference turn out to be access for dominant groups to the thoughts, cultures, lives of others […] What really underlies calls to dialogue is not the dominant group’s longing for inclusion of others. Rather the dominant group seeks its own inclusion by being rescued from its inability to hear the voices of the marginalized.

À l’instar de la problématique de la sécurité, les pédagogues féministes doivent s’interroger sur la notion de dialogue et de partage du pouvoir en classe[9].

La salle de classe n’est jamais un lieu neutre où toutes et tous peuvent aborder une réflexion critique de façon équitable. Comme solution de rechange au dialogue, je suggère une pratique de négociation qui, par définition, met en lumière des processus et qui, en fait, enclenche un processus. Voilà qui présuppose la nécessité préalable de règles convenues collectivement et souligne l’importance de poser des questions aux autres et de les écouter activement. La pratique de la négociation reconnaît les complexités du pouvoir et elle problématise les revendications et les préoccupations relatives à la sécurité en classe.

Conclusion

L’analyse des dynamiques du pouvoir en classe, telle que je l’ai présentée dans mon article, remet en question les approches conventionnelles de plusieurs manières. Elle reconnaît à la fois le pouvoir des personnes qui enseignent et celui des étudiantes et des étudiants, en distinguant pouvoir et autorité formelle. Elle rejette le paradigme binaire des salles de classe autoritaires dominées par le pouvoir de celui ou celle qui y enseigne et des salles de classe démocratiques fondées sur un pouvoir partagé. En combinant les approches macro et micro du pouvoir dans les salles de cours, c’est-à-dire en s’intéressant tant à ce qui est amené dans la classe qu’à ce qui s’y passe, cette analyse met en évidence l’agentivité. Elle suppose que les dynamiques du pouvoir en classe façonnent ce qui est appris (et pas seulement les manières dont les apprentissages sont faits) et donc qu’elles ne peuvent être évitées. Elle nomme le silence en tant que pratique relationnelle et politique. Elle conteste l’idée que les salles de classe puissent constituer un refuge contre le racisme, le sexisme et l’homophobie, ainsi que la conception selon laquelle un enseignement sensible peut faire disparaître la problématique du pouvoir. Cette analyse fournit aux enseignantes et aux enseignants des approches pédagogiques innovantes pour gérer l’environnement de classe, souvent chargé, et appelle à la négociation en tant que métaphore et pratique centrale. Enfin, elle s’engage dans des discours pédagogiques féministes sur la sécurité et le dialogue.

Par mon article, je veux ouvrir de nouvelles avenues d’investigation, recadrer certains débats en cours et contribuer à définir des pistes pour d’autres chercheuses et chercheurs. Je propose ainsi des stratégies novatrices et des approches conceptuelles évocatrices pour résoudre les problèmes généralisés de pouvoir et de silence dans les salles de classe. J’espère que les lectrices et les lecteurs seront intrigués par ce matériel et le confronteront à leurs propres expériences comme membres du personnel enseignant et pédagogues féministes.