Les femmes se sont d’abord manifestées dans le champ philosophique à partir des années 70 en opérant une critique des biais androcentriques décelés dans la tradition philosophique occidentale. Alors qu’une série d’ouvrages proposait de relire les oeuvres et les textes majeurs de cette tradition sous l’angle du traitement qu’ils avaient réservés aux femmes et au féminin (Collin, Pisier et Varikas 2000; Lloyd 1995; Kennedy et Mendus 1987; Okin 1978), d’autres formulaient des approches philosophiques alternatives faisant une place centrale aux expériences sociales, morales, politiques, phénoménologiques et esthétiques qui seraient propres au groupe « femmes ». Si les rapports entre féminismes et philosophies ont d’abord été conçus comme un apport critique, des travaux plus récents cherchent à présenter la philosophie féministe comme une discipline philosophique indépendante, mettant en oeuvre une démarche méthodologique et une épistémologie propres, ayant ses objets de recherche spécifiques et développant des concepts originaux (Stone 2007). Malgré la reconnaissance grandissante de la philosophie féministe et des réflexions philosophiques inspirées du féminisme dans le monde anglo-saxon depuis les années 70, comme l’atteste l’existence d’une association professionnelle de femmes philosophes qui fonctionne en anglais et en allemand, l’International Association of Women Philosophers, il n’en va pas de même dans le monde francophone, où elle est souvent associée au militantisme et discréditée sur cette base. Au Québec, si la revue Philosophiques consacrait, dès 1994, un numéro à « Femmes et société nouvelle », la plupart des textes provenaient de féministes qui ne travaillaient pas dans le champ de la philosophie, et il faudra attendre 2017 pour que la revue publie un numéro sur les « nouveaux horizons du féminisme dans la philosophie francophone ». La revue franco-belge Les Cahiers du GRIF a consacré un numéro au thème femmes et philosophie, « Provenance de la pensée » en 1992, et la Revue des femmes philosophes a vu le jour sous l’égide de l’Unesco en 2011, mais semble n’avoir eu qu’une existence éphémère (deux numéros). Plus récemment au printemps 2018, de jeunes doctorantes en philosophie et science politique organisaient à Lyon un colloque intitulé « Théoriser en féministe ». Tous ces projets constataient que l’articulation entre féminisme et philosophie n’allait pas de soi. Comment concilier féminisme et philosophie quand la majeure partie de la tradition philosophique occidentale s’est construite sur fond de misogynie et d’exclusion des femmes? Quelle attitude développer devant la pensée philosophique et politique ainsi que sa tradition machiste? Faut-il être un vieil homme blanc pour philosopher? Comment dépasser la critique des courants dominants en philosophie et élaborer une réflexion philosophique féministe en tenant compte de la diversité interne du groupe « femmes », tout en ne perdant pas de vue la dualité hiérarchique des hommes et des femmes comme sujets d’énonciation du discours philosophique? Un des principaux irritants pour les féministes qui travaillent dans le champ philosophique est la prétention de cette discipline de parler d’un point de vue « universel » et de parvenir à des Vérités désincarnées. Les réflexions féministes des dernières années ont principalement mis l’accent sur la nature « située » de quelque point de vue que ce soit, préférant assumer l’idée de points de vue partiels et partiaux, voyant se profiler, derrière le point de vue de nulle part ou la prétention à l’universalité à partir d’une seule perspective, des rapports de domination, comme le soulignait Donna Haraway (1988). Dans le champ féministe, des féministes noires états-uniennes commençaient à se demander « Ain’t I a woman? », reprenant le titre d’un célèbre discours de Sojourner Truth, des Chicanas s’interrogeaient sur la blanchité du féminisme états-unien, des féministes issues du monde colonisé remettaient en cause les …
Appendices
Références
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