Au départ du présent numéro se trouvent quelques constats et une lecture partagée des récentes évolutions de la réflexion féministe sur la question du travail. Domestique, ménager, émotionnel, de santé, de soin (care), de service, de reproduction… Notre premier constat est celui d’un renouvellement des analyses centrées sur ce travail d’« entretien matériel des corps », théorisé par Colette Guillaumin en 1978. La multiplication des débats sur le care (Hirata et Molinier 2012; Le Feuvre, Benelli et Rey 2012), le retour des analyses féministes marxistes pour qui le travail domestique doit être compris comme « reproductif » (Federici 2016; Duffy 2007), le regain d’intérêt pour l’idée d’un « salaire au travail ménager » (Toupin 2014 et 2016) et l’éclatement des terminologies proposées témoignent de ce renouvellement. « Par où attaquer le “ partage inégal ” du “ travail ménager ”? », titrait pour sa part Christine Delphy en 2003. Ce travail, autour duquel s’étaient cristallisés les clivages politiques et théoriques durant les années 70 (Molineux 1979; Barret et McIntosh 1982; Delphy 1982; Juteau et Laurin-Frenette 1988), revient ainsi comme un enjeu de premier plan, après avoir été paradoxalement délaissé. Paradoxalement puisque, entretemps, son importance dans la vie des femmes n’a pas reculé, malgré la féminisation continue du travail salarié. Cette reprise du débat nous paraît d’autant plus salutaire qu’elle vient contrebalancer la tendance à dissocier le « genre » du « travail », en conceptualisant le premier comme s’il ne devait rien au second; comme si, donc, l’organisation sociale du travail n’était pas constitutive du genre, de l’idée de Nature, du marquage des corps, des subjectivités ou des consciences, ainsi que l’ont pourtant démontré les travaux pionniers de Colette Guillaumin (1992), Paola Tabet (1998), Nicole-Claude Mathieu (1991), et nombre de recherches depuis. Notre deuxième constat renvoie à l’évolution des conditions comme des termes du débat. Notons d’abord que son ancienneté nous paraît peut-être sous-estimée. Au cours des années 20, certaines revendications campaient déjà les ménagères en « femmes de métier » (Martin 1987; Robert 2017). Cependant, ces luttes, comme bien d’autres, sont trop peu documentées et largement oubliées. Les questionnements se sont par ailleurs déplacés et les lignes de tensions se sont recomposées depuis le Domestic Labor Debate des années 70, davantage connu. Théoriser les tâches domestiques comme un travail constituait alors une véritable rupture épistémologique : rupture avec les définitions dominantes du travail et de l’exploitation, rupture avec l’idée d’une division naturelle du travail. C’est bien à partir de cette politisation du travail domestique en particulier qu’il a été possible de penser la division sexuelle du travail en général comme un rapport social (Kergoat 2012). Si ces reconceptualisations du travail ont ensuite été délaissées, leur relance plus récente intervient dans un contexte de crise de l’emploi (Maruani et Meulders 2005), de développement des « services à la personne » rémunérés et de remise en cause des espoirs investis dans le travail salarié comme « outil de libération des femmes » (Martin et autres 2008). Cette relance est par ailleurs particulièrement stimulée par la diffusion accrue des théories issues du black feminism et du féminisme décolonial. Nous renvoyons ici aux travaux qui ont montré combien les politisations féministes du travail fondées sur les seules expériences des femmes blanches et bien classées étaient problématiques et contreproductives, pour la compréhension des rapports sociaux de sexe et de la division sexuelle du travail comme pour l’élaboration de stratégies collectives d’émancipation (Rollins 1985; Davis 1983; hooks 2008; Carby 2008; Glenn 2009 et 2012; Anderson 2000). La nécessité d’intégrer les contradictions de classe, de race et de colonialité entre femmes dans …
Appendices
Références
- ANDERSON, Bridget, 2000 Doing the Dirty Work? The Global Politics of Domestic Labour. Londres, Zed Books.
- BARRET, Michèle, et Mary MCINTOSH, 1982 « Christine Delphy : vers un féminisme matérialiste? », Nouvelles Questions féministes, 4 : 34-49.
- brady, Jennifer, 2017 Trading the Apron for the White Lab Coat : A Contemporary History of Dietetics in Canada, 1954 to 2016. Thèse de doctorat. Kingston, Queen’s University.
- CARBY, Hazel, 2008 « Femme blanche écoute! Le féminisme noir et les frontières de la sororité », dans Elsa Dorlin (dir.), Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000. Paris, L’Harmattan : 87-112 [1re éd. : 2000].
- ChaBAUD-Rychter, Danielle, Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Françoise Sonthonnax, 1985 Espace et temps du travail domestique. Paris, Librairie des Méridiens.
- COLLINS, Patricia Hill, 1990 Black Feminist Thought Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment. New York, Routledge.
- COLLINS, Patricia Hill, et Sirma BILGE, 2016 Intersectionality. Cambridge, Polity Press.
- CRENSHAW, Kimberly, 1991 « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, 43, 6 : 1241-1299.
- CRENSHAW, Kimberly, 1989 « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, 140 : 139-167.
- DAVIS, Angela, 1983 Femmes, race et classe. Paris, Éditions Des femmes.
- DELPHY, Christine, 2003 « Par où attaquer le “ partage inégal ” du “ travail ménager ”? », Nouvelles Questions féministes, 22, 3 : 47-71.
- DELPHY, Christine, 1998 « L’ennemi principal », dans Christine Delphy (dir.), L’ennemi principal, t. I : « Économie politique du patriarcat ». Paris, Éditions Syllepse : 31-55 [1re éd. : 1970].
- DELPHY, Christine, 1982 « Un féminisme matérialiste est possible », Nouvelles Questions féministes, 4 : 50-86.
- DROUILLEAU, Félicie, et autres, 2009 « Domestiques d’ici et d’ailleurs », Travail, genre et sociétés, 22, 2 : 25-30.
- Duffy, Mignon, 2007 « Doing the Dirty Work : Gender, Race, and Reproductive Labor in Historical Perspective », Gender and Society, 21, 3 : 313-336.
- FALQUET, Jules, 2016 « Entretien avec Jules Falquet : matérialisme féministe, crise du travail salarié et imbrication des rapports sociaux », Cahiers du GRM, 10, [En ligne], [journals.openedition.org/grm/839] (18 décembre 2017).
- FEDERICI, Silvia, 2016 Point zéro : propagation de la révolution. Salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe. Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe.
- Fitzgerald, Tanya, 2014 « Women Educators, Leaders and Activists : Educational Lives and Networks 1900-1960 », dans Tania Fitzgerald et Elisabeth M. Smith (dir.), Women Educators, Leaders and Activists. Educational Livres and Networks, 1900-1960. Basingstoke, Palgrave Macmillan : 17-40.
- GLENN, Evelyn Nakano, 2012 Forced to Care, Coercion and Caregiving in America. Cambridge, Harvard University Press.
- GLENN, Evelyn Nakano, 2009 « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », dans Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris, Presses universitaires de France : 21-70.
- Goldstein, Carolyn, 2012 Creating Consumers. Home Economists in Twentieth-Century America. Chapel Hill, University of California Press.
- Groupe ‘ État ET rapportssociaux DE sexe ’, 2013 « Quelle citoyenneté pour les femmes? État des lieux et perspectives (1987-2012) », Cahiers du genre, 54, 1 : 67-92, [En ligne], [www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2013-1-page-67.htm] (7 février 2018).
- GUILLAUMIN, Colette, 1992 Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature. Paris, Côté-femmes.
- GUILLAUMIN, Colette, 1978 « Pratique du pouvoir et idée de nature 1 », Questions féministes, 2 : 5-30.
- Haney, Lynne, et Lisa Pollard (dir.), 2013 Families of a New World : Gender, Politics, and State Development in a Global Context. Londres/New York, Routledge.
- Hareven, Tamara, 1982 Family Time and Industrial Time : The Relationship between the Family and Work in a New England Industrial Community. Cambridge, Cambridge University Press.
- HIRATA, Helena, et Pascale MOLINIER, 2012 « Les ambiguïtés du care », Travailler, 28, 2 : 9-13.
- HOOKS, bell, 2008 « Sororité : la solidarité politique entre les femmes », Infokiosques.net, [En ligne], [infokiosques.net/lire.php?id_article=1161] (15 décembre 2016) [1re éd. : 1984].
- JOSEPH, Rose-Myrlie, 2015 L’articulation des rapports sociaux de sexe, de classe et de race, dans la migration et le travail des femmes haïtiennes. Thèse de doctorat. Paris/ Lausanne, Université Paris Diderot/Université de Lausanne (cotutelle), [En ligne], [serval.unil.ch/resource/serval:BIB_48416CEEA72A.P001/ REF] (25 janvier 2018).
- JUTEAU, Danielle, 2016 « Un paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité », Cahiers du genre, 4, 3 : 129-149.
- Juteau, Danielle, et Nicole Laurin-Frenette, 1988 « L’évolution des formes de l’appropriation des femmes : des religieuses aux “ mères porteuses ” », Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie, 25, 2 : 183-207.
- KERGOAT, Danièle, 2012 Se battre, disent-elles… Paris, La Dispute.
- LE FEUVRE, Nicky, Nathalie BENELLI et Séverine REY, 2012 « Relationnels, les métiers de service? », Nouvelles Questions féministes, 31, 2 : 4-12.
- LE PETITCORPS, Colette, 2015 Service à domicile, femmes et migrations en France. Le rapport de domesticité en question. Thèse de doctorat. Poitiers, Université de Poitiers.
- Le Quentrec, Yannick, 2014 « Heurts et bonheurs des militantes : le travail syndical face au travail domestique », Nouvelle Revue de psychosociologie, 18, 2 : 147-161.
- Martin, Hélène, et autres (dir.), 2008 « Numéro thématique ‒ L’ambivalence du travail : entre exploitation et émancipation », Nouvelles Questions féministes, 2, 27.
- Martin, Martine, 1987 « Ménagère : une profession? Les dilemmes de l’entre-deux-guerres », Le Mouvement social, 140 : 89-106.
- Maruani, Margaret, et Danièle Meulders, 2005 « Chômage, sous-emploi et précarité », dans Margaret Maruani (dir.), Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs. Paris, La Découverte : 227-236.
- MATHIEU, Nicole-Claude, 1991 L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe. Paris, Côté-femmes.
- MCLEAN, Lorna, et Marilyn barber, 2016 « In Search of Comfort and Independence : Irish Immigrant Domestic Servants Encounter the Courts, Jails, and Asylums in Nineteenth-Century Ontario », dans Marlene Epp et Franca Iacovetta (dir.), Sisters Or Strangers? Immigrant, Ethnic, and Racialized Women in Canadian History. Toronto, University of Toronto Press : 209-230.
- MOLINEUX, Maxine, 1979 « Beyond the Domestic Labour Debate », New Left Review, 1, 116 : 3-27.
- Molinier, Pascale, 2013 Le travail du care. Paris, La Dispute.
- MOUJOUD, Nasima, et Jules FALQUET, 2010 « Cent ans de sollicitude en France. Domesticité, reproduction sociale, migration et histoire coloniale », Agone, 43 : 169-195.
- Moulier Boutang, Yann, 2005 « Formes de travail non libre. “ Accumulation primitive : préhistoire ou histoire continuée du capitalisme? ” », Cahiers d’études africaines, 45 : 1069-1092.
- Nadasen, Premilla, 2012 « Citizenship Rights, Domestic Work, and the Fair Labor Standards Act », Journal of Policy History, 24, 1 : 74-94.
- Olson, Sherry, et Patricia Thornton, 2011 Peopling the North American City. Montreal, 1840-1900. Montréal, McGill-Queen’s University Press.
- PARRENAS, Rhacel Salazar, 2001 Servants of Globalization. Women, Migration and Domestic Work. Stanford, Stanford University Press.
- pÉrivier, Hélène, 2013 « De madame Au-Foyer à madame Gagne-Miettes. État social en mutation dans une perspective franco-états-unienne », dans Margaret Maruani (dir.), Travail et genre dans le monde. Paris, La Découverte : 309-317.
- Robert, Camille, 2017 Toutes les femmes sont d’abord ménagères : histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager, Québec 1968-1985. Montréal, Somme toute.
- ROLLINS, Judith, 1985 Between Women. Domestics and their Employers. Philadelphie, Temple University Press.
- ROUX, Patricia et autres (dir.), 2005 « Numéro thématique ‒ Les logiques patriarcales du militantisme », Nouvelles Questions féministes, 3, 24.
- Sager, Eric, 2014 « Women and Work in Hamilton, Ontario : A Case Study and a Research Challenge », Histoire sociale/Social History, 47, 95 : 663-681.
- Sarti, Raffaella, 2014 « Historians, Social Scientists, Servants, and Domestic Workers : Fifty Years of Research on Domestic and Care Work », International Review of Social History, 59, 2 : 279-314.
- SASSEN, Saskia, 2010 « Mondialisation et géographie globale du travail », dans Jules Falquet et autres (dir.), Le sexe de la mondialisation. Genre, classe, race et nouvelle division du travail. Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques : 27-41.
- Scrinzi, Francesca, 2013 Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie : construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique. Paris, Petra.
- TABET, Paola, 1998 La construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps. Paris, L’Harmattan.
- Toupin, Louise, 2016 « Le salaire au travail ménager, 1972-1977 : retour sur un courant féministe évanoui », Recherches féministes, 29, 1 : 179-198.
- Toupin, Louise, 2014 Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977). Montréal, Les éditions du remue-ménage.
- Walker, Susannah, 2008 « “ Independent Livings ” or “ No Bed of Roses ”? How Race and Class Shaped Beauty Culture as an Occupation for African American Women from the 1920s to the 1960s », Journal of Women’s History, 20, 3 : 60-83.