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Nicole Laurin est l’une des très grandes figures de la sociologie au Québec (Warren et Gagné 2003). Après avoir poursuivi des études à Paris et à Berkeley, elle se fait offrir en 1969 un poste de professeure de sociologie dans la bouillonnante Université du Québec à Montréal, nouvellement créée. Au début des années 80, elle accepte l’invitation de se joindre au Département de sociologie de l’Université de Montréal où elle deviendra l’une des figures phares du féminisme universitaire. À travers son enseignement sur l’histoire du Québec, Marx et le marxisme, la sociologie des femmes et le féminisme, elle forme à la pensée critique plusieurs générations de sociologues.

Les outils du matérialisme

Animée par une quête passionnée de justice sociale, la contribution intellectuelle de Laurin se démarque par son amplitude, sa vigueur et par son refus de concessions. Elle laisse une oeuvre théorique abondante et étoffée où elle a débusqué sans relâche les rapports sociaux d’appropriation et de domination de classe et de sexe. Ses premières expériences de terrain au Bureau d’aménagement de l’Est du Québec, au cours des années 60, l’amènent à rejeter la sociologie fonction naliste qui, à ses yeux, sert à masquer et à justifier les inégalités sociales sous couvert de scientificité. Dans sa thèse de doctorat, elle se livre alors à une critique approfondie de l’idéologie méritocratique des classes sociales. Au tournant des années 70, à une époque où le marxisme n’est guère enseigné dans les universités québécoises, Laurin propose des analyses des transformations sociales du Québec en prenant comme base d’interprétation le matérialisme dialectique. Ses premiers textes, dont ceux qui sont coécrits avec Gilles Bourque, sur les classes sociales au Québec, la production de l’État et les formes de la nation ont, au moment de leur parution, une influence majeure sur la gauche québécoise. Non seulement elle rompt avec la vision d’un Québec colonisé à libérer, mais elle y articule une théorie générale de la société vue comme l’organisation d’un ensemble de procès de production, de reproduction et de régulation de l’existence matérielle, individuelle et collective. Plusieurs écrits des décennies 70 et 80 viendront enrichir ce regard critique sur l’État et sur la production de l’idéologie nationaliste.

L’oppression des femmes

Alors que les premiers écrits féministes québécois dénoncent les manifestations de l’oppression des femmes dans diverses sphères de la vie sociale, ceux de Laurin (1974 et 1981) se distinguent par leur ambition théorique de répondre à la question fondamentale : d’où vient la nécessité d’opprimer les femmes?

Trois exigences ont infléchi le travail de conceptualisation des rapports sociaux de sexe mené par Laurin. Primo, c’est vers le matérialisme qu’elle se tourne afin d’expliquer l’inégalité entre les sexes. Rien d’original pour les années 70, mais courageux après la mort proclamée du marxisme et la distanciation subséquente de plusieurs féministes universitaires et militantes devant des perspectives jugées trop gauchisantes ou trop radicales! Laurin dynamise à ce moment-là l’approche matérialiste en l’ouvrant à la sociologie du politique, telle qu’elle l’entend, soit l’analyse historique et théorique du pouvoir, de ses procès et de ses institutions (l’État, la famille, l’Église, etc.). Elle évite ainsi un double écueil : celui de l’économisme et celui d’une détermination a-historique des rapports sociaux de domination (qu’il s’agisse des classes sociales ou des rapports entre les hommes et les femmes), souvent reprochés aux explications d’inspiration matérialiste.

Secundo, il faut noter chez Laurin son refus catégorique et acharné des explications essentialistes faisant dériver les rapports d’oppression des contraintes de la reproduction biologique ou les liant à des caractéristiques féminines/masculines prétendument naturelles qui feraient de l’homme un oppresseur et de la femme, une victime. Évitant toute réification, l’analyse doit interroger sans cesse la (re)production d’agents « hommes » et d’agentes « femmes », et les rapports entre ces classes de sexe.

Tertio, l’interdépendance des procès de production et de reproduction de la vie sociale commande une théorisation globale et unifiée de l’ensemble des rapports sociaux. À la fin des années 80, Danielle Juteau et Laurin (1988) se livrent d’abord à une critique des perspectives dualistes marxistes-féministes qui recourent à diverses acrobaties théoriques afin d’articuler capitalisme et patriarcat, et proposent ensuite une résolution à ce cul-de-sac théorique. Celle-ci prend appui sur le concept de « rapport de sexage », mis en avant par Colette Guillaumin, et lui donne un extension à la fois théorique et historique en l’insérant dans la notion de « système de sexage » qui veut rendre compte de l’ensemble et de la variété des modes particuliers d’appropriation des femmes dans divers contextes historiques ainsi que des conditions qui assurent la cohérence de ces formes d’appropriation et de leurs modalités particulières, soit la reproduction du rapport de classe entre hommes et femmes. Ce faisant, les deux auteures établissent un pont entre l’analyse des rapports sociaux de sexe et celle des institutions et des procès de la régulation sociale, et parviennent à historiciser le concept de rapport de sexage, dont elles proposent deux modèles qui se sont succédé au Québec.

Les communautés religieuses de femmes et l’Église

Le nécessaire décloisonnement de l’analyse féministe et de la théorie sociologique s’avérera des plus féconds dans la recherche sur les communautés religieuses de femmes menée conjointement par Laurin et Juteau pendant une dizaine d’années. Outre la mise en valeur de l’immense contribution des religieuses à la société québécoise, les deux ouvrages remarquables (Juteau et Laurin 1997; Laurin, Juteau et Duschesne 1991) issus de ces travaux proposent des analyses sociologiques fouillées sur la présence, les expériences, le travail et les trajectoires professionnelles de ces femmes. Les religieuses y apparaissent comme des figures paradoxales, à la fois soumises et émancipées, enfermées dans la communauté, mais pouvant connaître une mobilité professionnelle à l’intérieur de celle-ci.

Laurin contribue également à la réflexion sur la place des femmes dans la sociologie et à la mise en valeur d’une sociologie féministe, y compris dans la démarche méthodologique. Tout au long de sa carrière et après sa retraite, elle s’investit dans un travail d’éditrice, notamment pour les revues Sociologie et sociétés et Relations, travail pour lequel la qualité de son apport et de son écriture sera maintes fois soulignée. Enfin, avec discrétion et constance, Laurin s’engage de manière bénévole auprès de femmes vulnérables. Les dernières années de sa vie seront assombries cependant par une sévère sénilité.

Le souvenir d’une directrice

Celles et ceux qui ont fait des études supérieures sous la direction de Nicole Laurin – j’en fais partie – s’accordent à souligner son haut niveau d’exigences. Le souffle et la créativité de sa production théorique féministe m’ont toujours impressionnée. Tout en m’affirmant d’emblée n’y rien connaître, elle avait accepté de diriger ma thèse de doctorat sur les expériences des lesbiennes au cours des années 50 et 60, ces femmes occupant, comme les religieuses, une position excentrique dans les rapports sociaux de sexe. Au final, ma thèse s’est fortement inspirée des mêmes exigences épistémologiques (dénaturaliser, éviter l’ahistoricisme tout comme l’isolationnisme théorique, articuler l’oppression et la résistance) ainsi que des écrits de Laurin sur la régulation sociale, en particulier sur la famille et l’Église. Je m’ennuie de sa pensée inspirante et sans complaisance.