L’intersectionnalité a contribué à la reconnaissance des différentes luttes que mènent les femmes en fonction notamment de leur condition sociale, de leur origine ethnique, de leur identité de genre, de leur religion et de leur nationalité. Il n’y a donc pas un féminisme, mais plutôt des féminismes. Cependant, même si ces différences commencent à être reconnues, on associe encore souvent le féminisme à l’individualité des femmes centrée dans la libération de la personne en tant que sujet. Francesca Gargallo Celentani, dans Feminismos desde Abya Yala. Ideas y proposiciones de las mujeres de 607 pueblos de nuestra América (« Féminismes de l’Abya Yala. Des idées et des propositions des femmes de 607 peuples de notre Amérique »), met en lumière, entre autres, que l’on peut également être féministe à partir d’une approche communautaire et non pas seulement individualisante. Pendant plus de trois ans, la sociologue et philosophe Gargallo Celentani a parcouru l’Abya Yala, terme employé par le peuple Kuna de Panama pour désigner les Amériques, afin de recueillir les voix et les perspectives des femmes leaders autochtones au sujet du féminisme. Cet ouvrage, consultable en accès libre, outre qu’il transmet fidèlement les perspectives des femmes de divers peuples de l’Abya Yala, est en lui-même un projet politique. Il a pour objectif d’établir une critique par rapport aux conceptions occidentales universalistes et libérales de la modernité qui ne considèrent pas comme valables d’autres approches de ce que signifie être femme, ni qu’il existe des conceptions et des formes d’émancipation très diverses. L’ouvrage est organisé en quatre chapitres avec une introduction détaillée, où l’auteure développe une réflexion critique sur l’épistémologie du féminisme universitaire et sur la négation faite par celui-ci de la force transformatrice des formes de connaissance générées par les femmes autochtones. À travers des réflexions de ces dernières, l’ouvrage invite à la reconnaissance des modernités multiples conçues par les cosmovisions qui cohabitent en Amérique latine. De plus, Gargallo Celentani invite les lectrices et les lecteurs à remettre en question les relations de pouvoir qui s’établissent non seulement sur la base du genre, mais aussi entre les femmes qui ne partagent pas la même conception de ce que l’on considère être la modernité. Dans le premier chapitre, intitulé « Rutas epistémicas de acercamiento a los feminismos y antifeminismos de las intelectuales indígenas » (« Pistes épistémiques de rapprochement aux féminismes et antiféminismes des intellectuelles autochtones »), l’auteure esquisse une brève introduction sur les modernités coexistantes et pose la question de savoir si le dialogue entre les différentes formes d’épistémè est possible. Elle réfléchit au décalage présent entre, d’une part, les jeunes leaders autochtones qui ont été scolarisées dans les systèmes d’enseignement officiels et, d’autre part, les anciennes des communautés ‒ généralement reconnues comme femmes de savoir après la ménopause. La sociologue zapotèque Judith Bautista Pérez définit sarcastiquement ces tensions comme appartenant à un néopatriarcat féminin autochtone, car les jeunes femmes, par de leur scolarisation, sont entrées « par la porte d’accès latérale » dans le monde masculinisé de la prise de décision. C’est dire que les jeunes femmes ont eu accès à la sphère du public-politique, tandis que l’univers des anciennes demeure celui du système d’us et coutumes dans l’espace du public-social. L’auteure mentionne également la tension entre les jeunes femmes autochtones scolarisées et les discours faussement inclusifs des « bénéfices » du métissage, c’est-à-dire les discours qui ont pour objet de privilégier l’appartenance à une seule communauté, l’État-nation, et qui, de ce fait, tendent à effacer les spécificités des peuples habitant à l’intérieur de ce territoire. Ces discours privilégient la langue espagnole comme voie de communication et d’échanges …
Francesca Gargallo Celentani, Feminismos desde Abya Yala. Ideas y proposiciones de las mujeres de 607 pueblos en nuestra América, Bogota, Ediciones desde Abajo, 2012, 272 p.[Record]
…more information
Astrid Adriana Pozos Barcelata
Université du Québec à Montréal