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L’ouvrage intitulé Más allá del feminismo : caminos para andar (« Au-delà du féminisme : des chemins pour marcher[1] »), édité par le Réseau de féminismes décoloniaux, présente 14 textes déclinant différentes façons de penser le féminisme selon une perspective décoloniale et décolonisante à partir du Mexique, où le féminisme a été généralement compris comme émanant des Métisses de classe moyenne et, de surcroît, souvent perçu par les Autochtones comme une imposition occidentale plutôt qu’un projet émancipateur. Cette tension entre le féminisme hégémonique et les luttes de décolonisation est très présente tout au long des pages. Les textes posent un regard critique sur cette relation, tout en proposant des pistes de réflexion pour construire des ponts entre ces pensées.
D’emblée, le Réseau se positionne dans une perspective de transformation sociale et dans un « horizon civilisateur non capitaliste » (p. 9). Ses analyses prennent leur source dans les secteurs populaires, autochtones, paysans et du milieu carcéral. Il s’en dégage, d’une part, une variété dans les sujets abordés et les démarches méthodologiques adoptées et, d’autre part, une valorisation de la diversité des savoirs. Ces analyses se rejoignent dans leur critique de la modernité et leur approche épistémologique prenant appui sur les cosmovisions mésoaméricaines et les luttes populaires rurales ou urbaines, où le féminin est considéré dans sa pluralité « par le bas et à gauche[2] ». Le recueil se termine par une présentation du Réseau et de ses approches théoriques.
Décoloniser les savoirs pour penser autrement le monde à partir des peuples autochtones
L’ouvrage s’inspire du groupe modernité/colonialité[3] et de son approche de la colonialité[4], qui propose une lecture de la modernité à partir d’une vision non eurocentrique mais latino-américaine et depuis les expériences des groupes colonisés, tels la répression et l’esclavage des autochtones et des populations afro-descendantes. La colonialité est comprise sous trois angles : le pouvoir, le savoir et l’être. Elle est reproduite et intégrée individuellement et collectivement de façon qu’aujourd’hui ‒ bien que les pays soient indépendants ‒ les comportements coloniaux persistent : le racisme et les stigmas entourant la race sont toujours profondément présents dans les sociétés des Amériques – tant chez les communautés métisses que chez les communautés autochtones ‒ et s’avèrent un clair héritage de la période coloniale. Comme le souligne Sylvia Marcos, la colonialité passe aussi par la « suppression épistémique [soit la production des connaissances] et politique d’autres formes d’appréhender le monde » (p. 21) telles les cosmovisions autochtones. La pensée décoloniale, pour sa part, renvoie à la pluralité des êtres, des savoirs et des pouvoirs et elle appelle à la mise en valeur des connaissances des peuples autochtones et à leur pouvoir d’action politique. Le Réseau s’inscrit dans cette pensée, mais il amène l’approche décoloniale à dépasser la question raciale pour l’appliquer aux enjeux du genre et aux rapports de domination vécus par les femmes autochtones depuis la période coloniale. Márgara Millán définit l’acte de décoloniser comme un « processus vivant […], une réflexion continue qui émerge de la pratique et qui provient de temporalités profondes qui constituent les sujets et qui ne sont pas évidentes pour la pensée critique féministe » (p. 11).
En présentant des « ontologies de la diversité » qui proposent des conceptions des êtres radicalement différentes, Mariana Favela désigne comme points communs la parité, la dualité, la complémentarité et la simultanéité pour aborder l’être humain et, plus largement, ses relations avec le monde. L’auteure suggère que ces ontologies ouvrent la voie à une décolonisation épistémique.
Dans un même ordre d’idées, Márgara Millán réfléchit à la façon dont les féminismes critiques, compris comme processus déconstructifs et décoloniaux, permettent de repenser la modernité et le capital à travers l’autogestion et une conception distincte de la spiritualité et des relations entre les sujets et le Tout (ou le cosmos). L’auteure qualifie cette philosophie de modernité alternative autochtone et postcapitaliste, où l’émancipation des êtres est possible grâce à la réorientation de l’expérience d’être et de vivre.
Un des principaux intérêts du recueil est qu’il amène à repenser le féminisme depuis les périphéries, principalement du Mexique, en offrant des réflexions de femmes venant de milieux multiples. L’expérience zapatiste est au coeur de plusieurs analyses de l’ouvrage, car elle propose un bouleversement tant épistémologique qu’ontologique. Bien que les peuples autochtones soient minoritaires au Mexique[5], ils constituent néanmoins, en chiffres absolus, la population nationale autochtone la plus nombreuse des Amériques avec 17 millions de personnes. Le soulèvement zapatiste en janvier 1994 a bousculé les imaginaires en plaçant les peuples autochtones comme acteur politique. Pour Márgara Millán, le fait social zapatiste et sa relation collaborative avec la nature sont à la fois une réponse et une proposition à la modernité et au capitalisme néolibéral. En outre, Sylvia Marcos soulève que la Loi révolutionnaire des femmes de 1994 et la place qu’occupent les femmes dans le mouvement zapatiste ont agi comme insurrection épistémique féministe en apportant un éclairage nouveau sur les réalités vécues par les femmes autochtones.
Concilier luttes pour les droits des femmes et luttes pour les droits des peuples autochtones
De son côté, Aura Cumes s’intéresse aux questions d’identité ethnique et de genre en décrivant comment la pensée coloniale/patriarcale, le féminisme hégémonique et les courants de gauche ont échoué dans leurs tentatives de comprendre l’expérience des femmes autochtones dans sa complexité en isolant un aspect de leur(s) réalité(s) sans prendre en considération les oppressions multiples et les relations de pouvoir qui les configurent. D’autre part, en se penchant sur les essentialismes stratégiques parfois véhiculés par les discours de décolonisation élaborés en réaction aux pratiques coloniales, Cumes s’interroge à savoir dans quelle mesure ceux-ci peuvent s’avérer libérateurs ou se révéler contraignants pour les femmes autochtones. En remettant en question les discours qui revendiquent un passé (re)dignifié, elle soulève le danger de figer ces peuples dans l’histoire précoloniale et de sacraliser les expériences de subordination vécues par les ancêtres, ce qui empêcherait ainsi tout regard critique sur les processus sociaux et l’héritage colonial et patriarcal dont ils portent les marques. Cumes souligne toutefois que les femmes autochtones sont les mieux placées pour analyser la manière dont s’opèrent les diverses formes de domination et formuler des pistes vers un processus de libération.
Dans le même sens, Marcos soulève que les réflexions générées par les femmes zapatistes invitent à penser autrement les luttes pour les droits individuels des femmes et les droits collectifs des peuples autochtones en les abordant comme constitution mutuelle, c’est-à-dire que ces droits se construisent en prenant appui l’un sur l’autre et ne peuvent exister isolément.
Pour sa part, Mariana Mora partage des réflexions issues de groupes de femmes pour qui la lutte pour les droits des femmes doit passer par la lutte pour leurs peuples, la jouissance des besoins primaires et l’autonomie par l’autogouvernement. Ces efforts de penser l’action depuis les collectifs de femmes et qui « cherchent à remettre en question et à transformer les microdynamiques inégales » (p. 181) vécues par les femmes sont ce que Mora nomme la « politique en minuscule » (ibid.).
S’intéressant aussi aux actions conçues par les femmes autochtones depuis la base, Rosalva Aída Hernández se penche sur la Rencontre continentale des femmes autochtones, le milieu carcéral des femmes autochtones et métisses ainsi que la lutte juridique de deux femmes autochtones du Guerrero contre l’État mexicain. À l’intérieur de ces espaces, ces femmes articulent une compréhension de leur situation d’exclusion, de même que des pistes d’action vers une libération. Hernández dégage de ces expériences une « écologie de savoirs féministes ». Pour sa part, Ana Valadez décrit la façon dont les femmes paysannes et autochtones déploient leurs savoirs à l’intérieur de stratégies de défense du territoire et de la vie dans la réserve Montes Azules de la forêt Lacandona.
D’autre part, Gisela Espinosa Damián s’intéresse aux femmes autochtones qui naviguent entre le pouvoir régulateur biopolitique de la limitation des naissances et la pression communautaire parfois autoritaire et sexiste pour avoir une famille nombreuse à l’intérieur du mariage. Elle fait ressortir la façon dont ces femmes forgent des modernités alternatives en démontrant une volonté propre sur leur vie au milieu de ce jeu de tensions.
Unir les voix multiples dans leur diversité
Verónica López cherche à décoloniser la pensée féministe et les relations de genre. En réponse aux identités sexuées monolithiques où se reproduisent et se légitiment les discours de domination émanant des rapports sociaux, López convoque le concept d’épistémologie depuis une perspective multidimensionnelle du sociologue Boaventura De Sousa Santos pour articuler une critique du colonialisme interne et repenser la diversité des sujets-femmes.
S’appuyant sur les mathématiques pour offrir une solution au problème soulevé par la conception de la femme comme sujet universel, Raquel Gutiérrez, pour sa part, propose d’utiliser la généralisation multiple qui permet de découvrir ce qu’ont en commun des objets distincts, c’est-à-dire de faire ressortir des particularités partagées entre les femmes, et ce, sans pour autant leur attacher une identité unique et homogène. Gutiérrez prend le corps comme appui pour en faire le « lieu féminin du monde » (p. 95) à partir duquel concevoir les « politiques au féminin » (p. 97). Se prêtant à une analyse d’événements personnels, Guiomar Rovira Sancho se livre à l’exercice de décolonisation des moments de son histoire familiale et de sa vie militante ou universitaire en s’appuyant sur l’approche de Gutiérrez qui repose sur l’idée du commun comme politique au féminin.
Enfin, le recueil se conclut sur des analyses allant dans d’autres directions. Mentionnons l’intéressante analyse d’Óscar González, mais qui se termine abruptement, où l’auteur décolonialise l’« indien habillé en femme » et l’homosexualité dans les communautés nahuas du xvie siècle en réexaminant des sources coloniales espagnoles pour en déconstruire le sens.
En outre, le recueil fait état d’une diversité dans les démarches méthodologiques, tant celles qui sont utilisées dans les textes, comme l’autobiographie et les ateliers d’écriture collective, que celles qui sont proposées par les peuples autochtones à travers leurs pratiques, telles que l’oralité ou l’autoréflexion critique en groupe.
Soulevons toutefois l’absence d’une analyse des trajectoires des migrantes. Ces femmes, souvent originaires d’Amérique centrale, migrent précisément à cause du capitalisme et, pour plusieurs, du racisme interne dans leur pays. Lors de leur passage migratoire au Mexique, elles vivront un traitement empreint de violences multiples (racisme, répression, prostitution, traite humaine, etc.). Permettons-nous d’espérer que leurs voix seront ajoutées à une éventuelle seconde édition de cette importante initiative féministe et décoloniale.
En conclusion, si à l’occasion certains textes semblent tendre légèrement vers l’idéalisation des peuples autochtones en esquivant les contradictions et les tensions au sein de ces derniers, l’ouvrage réussit bien à mettre en évidence les rapports complexes de domination à travers lesquels les femmes naviguent et les réflexions qu’elles construisent. Enfin, le recueil est d’intérêt pour les études relatives aux peuples et aux femmes autochtones et à l’intersectionnalité grâce à ses analyses qui abondent dans le sens de la décolonisation.
Appendices
Notes
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[1]
Toutes les traductions qui suivent sont de l’auteure.
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[2]
Dans cette expression zapatiste, les termes desde abajo se réfèrent aux groupes subalternes considérés comme étant au bas de l’échelle sociale.
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[3]
Les membres les plus connus de ce groupe latino-américain multidisciplinaire sont Enrique Dussel, Anibal Quijano, Walter Mignolo et Arturo Escobar. Pour un ouvrage en français sur la pensée décoloniale, voir Bourguignon-Rougier, Colin et Grosfoguel (2014).
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[4]
« Pour Aníbal Quijano, la colonialité est un schéma mondial de domination du modèle capitaliste, fondé sur une classification raciale et ethnique de la population mondiale qui opère sur différents champs, matériels et subjectifs. C’est une structure de domination et d’exploitation qui s’initie dans le colonialisme, mais avec des séquelles qui s’étendent jusqu’à aujourd’hui » : Curiel (2007 : 122).
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[5]
Les peuples autochtones ne représentent au Mexique que 15 % de la population totale, comparativement à 62 % en Bolivie ou à 41 % au Guatemala, selon les recensements nationaux.
Références
- BOURGUIGNON-ROUGIER, Claude, Philippe COLIN et Ramón GROSFOGUEL (dir.), 2014 Penser l’envers obscur de la modernité : une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine. Limoges, Presses universitaires de Limoges.
- CURIEL, Ochy, 2007 « Critique postcoloniale et pratiques politiques du féminisme antiraciste », Mouvements, 3, 51 : 119-129.