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Plusieurs peuples autochtones ont un lien étroit avec le territoire. La langue, l’identité, la culture, les savoirs et la santé y sont inextricablement liés (Cajete 1994; Wilson 2003; Schultz et autres 2016). Par ailleurs, les femmes autochtones ont des responsabilités spécifiques envers leur famille, leur communauté et leur territoire (Van Woudenberg 2004). Leurs pratiques et leurs savoirs sont, par conséquent, uniques, différents et complémentaires par rapport à ceux des hommes (Turner, Ignace et Ignace 2000; Desbiens et Simard-Gagnon 2012; Kermoal et Altamirano-Jimérez 2016; Lévesque, Geoffroy et Polèse 2016). Les femmes autochtones ont aussi une expérience différente de celle des hommes en ce qui a trait aux conséquences de la colonisation (O’Brien 2007). Or, elles ont été écartées des sphères de décision, leurs rôles et leurs responsabilités ont été ignorés par les politiques coloniales, tandis que leurs savoirs étaient dénigrés par les chercheurs et les chercheuses de même que par les décideurs et les décideuses (Brodribb 1984; Kermoal et Altamirano-Jimérez 2016). Prendre en considération les savoirs et les valeurs des femmes autochtones et favoriser leur participation aux processus de prise de décision permettrait de trouver des solutions plus efficaces et mieux adaptées aux enjeux auxquels font face leurs communautés (McGregor 2008; Colfer et autres 2013). Il est ainsi primordial d’assurer la transmission des savoirs et des valeurs des femmes autochtones aux générations futures.

Le féminisme autochtone a pour objet de contrer la marginalisation sociale et historique des femmes autochtones en documentant et en analysant les effets combinés du racisme, du colonialisme et du sexisme (Green 2007; Huhndorf et Suzack 2010) et en luttant contre ceux-ci. C’est dans cette optique que le présent article donne la parole à des femmes Atikamekw[3] afin qu’elles expliquent l’importance de leur relation privilégiée au territoire dans la transmission des savoirs et des valeurs de leur peuple.

Contexte de la recherche

La nation Atikamekw est l’une des onze nations autochtones au Québec (Canada). La majorité des quelque 7 600 membres de cette nation vit aujourd’hui dans les communautés de Manawan, d’Opitciwan et de Wemotaci. Le territoire ancestral (Nitaskinan, « notre territoire à nous » en langue atikamekw) couvre une superficie totale de près de 80 000 km2 dans la forêt boréale du centre du Québec. À partir du milieu du xixe siècle, les Atikamekw ont assisté à un envahissement de leur territoire par les industries extractives des ressources naturelles, ce qui a entraîné de profonds bouleversements de leur mode de vie, de leur organisation sociale et de leur économie (Basile 2016). De plus, les politiques coloniales, notamment la Loi sur les Indiens, ont confiné les femmes dans la sphère domestique et expédié les enfants dans les pensionnats.

Démarche méthodologique

Des entrevues ont été réalisées avec 32 femmes membres des trois communautés atikamekw. Les entrevues ont été transcrites et traitées de manière anonyme (les participantes sont désignées par un « A », pour « Atikamekw », suivi d’un numéro séquentiel). Ces entrevues, dont 15 ont été réalisées en langue atikamekw en présence d’un interprète, ont porté sur l’expérience des femmes et leurs activités sur le territoire, les savoirs qui y sont rattachés et leur transmission[4]. L’analyse thématique des 32 entrevues a été faite selon une approche inductive. Celle-ci a révélé que les femmes jouent un rôle prépondérant dans l’organisation sociale des communautés (mariage, adoption coutumière et organisation familiale). Les accouchements – lors desquels les sages-femmes ont un rôle clé – sont des marqueurs spatiotemporels importants. Le lieu d’origine revêt par conséquent une importance particulière. L’usage du nom traditionnel, l’importance de l’éducation et les impacts des pensionnats sont d’autres thèmes ayant émergé de l’analyse des entrevues.

Les instances de la nation Atikamekw ont été rencontrées avant le démarrage du projet afin de vérifier la pertinence de ce dernier et pour convenir d’une démarche méthodologique satisfaisant aux critères d’une recherche éthique et respectueuse (Asselin et Basile 2012). Les conseils de bande des trois communautés atikamekw ont approuvé le projet. L’appui d’autres instances a également été obtenu : le Conseil de la nation Atikamekw, l’Association des femmes autochtones du Québec ainsi que le Rassemblement des femmes élues des Premières Nations du Québec et du Labrador. L’approbation du Comité d’éthique de la recherche de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue a été obtenue le 11 avril 2012.

Cinq rencontres de validation de l’interprétation des résultats ont été tenues avec les communautés Atikamekw. Ces exercices ont permis aux femmes présentes, qu’elles aient participé ou non à la recherche, de commenter les résultats, de préciser certaines informations et de combler des lacunes.

Résultats

Les femmes Atikamekw donnaient naissance sur le territoire, vivaient des ressources du territoire, transmettaient leurs connaissances à leurs enfants et surtout transmettaient les valeurs atikamekw de la vie en forêt, leur mode de vie ancestral.

A29

Cette citation illustre le rôle des femmes lorsqu’elles vivaient sur le territoire, avant la sédentarisation dans les communautés (1950-1970). L’analyse thématique des entrevues a révélé la connaissance qu’ont ces femmes de l’organisation sociale de leurs ancêtres et du rôle qu’elles y jouaient.

Organisation sociale

Mariage – Sept participantes ont parlé des mariages « arrangés ». Selon les aînées qui ont pris part à la recherche, cette pratique était courante quand elles étaient « en âge de se marier ». L’une d’entre elles mentionne ceci : « Dans ce temps-là, les femmes organisaient les mariages, elles rencontraient les intéressés, faisaient des propositions, des arrangements après le consentement des familles » (A21). Une autre affirme ce qui suit : « Les femmes avaient un rôle à jouer dans les mariages et les dispositions des familles sur le territoire » (A14). Une fois mariées, les femmes « suivaient leur mari sur le territoire familial de leur père, c’était ça la coutume » (A8). Les alliances maritales étaient donc organisées en fonction de l’occupation et de l’utilisation du territoire.

Adoption coutumière ‒ Les femmes Atikamekw s’occupaient de l’organisation des conseils de famille et du placement (temporaire ou permanent) des enfants dans le besoin ou orphelins dans la famille immédiate (souvent chez une tante). Une participante raconte : « J’ai eu une mère adoptive qui était la soeur de mon père. J’ai été adoptée un mois après ma naissance et baptisée ici, de l’autre côté de la rivière » (A15). Une autre mentionne : « Notre père […] nous a donnés en adoption, moi et mon petit frère, à la condition que [nous soyons] gardés par la même famille » (A34). Une autre partage son expérience familiale : « C’est [ma grand-mère] qui m’a prise dans sa famille […] j’ai reçu de ma grand-mère tout ce que je suis capable de donner » (A20).

Organisation familiale ‒ Avant la sédentarisation, les femmes Atikamekw étaient au coeur d’un réseau familial élargi dans lequel elles avaient un rôle spécifique à jouer. Une participante résume : « Les femmes aînées vivaient avec leur famille, les veuves étaient souvent prises en charge par leur fils. Les familles prenaient soin de leurs aînés, la femme prenait soin de sa belle-mère, celle-ci demeurait avec eux » (A34).

Grossesses et accouchements

Plusieurs des aînées que nous avons interrogées ont raconté leur parcours de vie en mentionnant leurs accouchements, qui ont souvent eu lieu sur le territoire avec l’aide des autres femmes et des sages-femmes. Leurs accouchements sont devenus pour elles des marqueurs temporels et géographiques. Bon nombre de participantes, même les plus jeunes, ont affirmé que, « autrefois, les femmes Atikamekw accouchaient sur le territoire » (A27). Les femmes s’entraidaient et « elles étaient autonomes sur le territoire » (A14). Chaque naissance était l’affaire de toutes et de tous (y compris donc les hommes, qui avaient certaines tâches à accomplir) :

Les préparations étaient de chauffer la tente, beaucoup de bois de chauffage et d’eau chaude. Toute la famille s’activait, les hommes pour le bois de chauffage, les femmes préparaient les couvertures, le linge pour l’enfant, aussi la médecine traditionnelle, une tisane de sorbier était préparée pour l’accouchement et pour après l’accouchement.

A29

À partir des années 40, les femmes Atikamekw ont commencé à se rendre à l’hôpital pour accoucher, souvent sous la pression des infirmières (non autochtones) qui travaillaient auprès de la communauté. Autrefois, « les kokom [grands-mères] accouchaient les femmes dans des tentes » (A20). Une participante précise : « Notre mère a accouché à l’hôpital de La Tuque seulement pour les deux derniers enfants » (A25). La transition vers la ville et l’hôpital a occasionné des changements dans les pratiques des femmes, par exemple la diminution de l’usage du tikinakan (porte-bébé traditionnel), qui a été fortement déconseillé par les médecins durant les années 70 et 80. Aujourd’hui, plusieurs femmes Atikamekw en font la promotion : « J’encourage ma fille à mettre son bébé dans le tikinakan le plus longtemps possible » (A2). Plusieurs femmes se sont aussi vu refuser, par le corps médical, la remise du placenta après l’accouchement :

C’est un geste sacré pour les femmes et aujourd’hui ce rituel revient dans nos pratiques. Plusieurs jeunes femmes souhaitent enterrer leur placenta au pied d’un arbre sur le territoire [pour remercier le Créateur en redonnant à la terre le début de la vie, ce qui consolide le lien au territoire], mais la plupart du temps les médecins de l’hôpital ne sont pas favorables à cette pratique pour des raisons médicales [le placenta doit être envoyé au laboratoire]. Alors cela a créé des conflits.

A14

Sages-femmes

« Les grands-mères et les sages-femmes ont sauvé des vies avec leurs connaissances de la médecine traditionnelle des plantes » (A27). L’entraide, le partage des tâches entre les femmes et le lien de confiance entre les sages-femmes et les futures mères ainsi que les conseils prodigués sur les soins à l’enfant qui venait de naître étaient des éléments essentiels à la survie. Une participante raconte : « Moi, j’étais bien contente de voir les sages-femmes m’assister, je me sentais en sécurité, j’avais confiance en elles, je n’avais pas peur » (A4). Les plus âgées des femmes interrogées sont celles qui ont connu des sages-femmes ou qui ont elles-mêmes pratiqué des accouchements au cours de leur vie. L’une d’entre elles mentionne : « Dans ce temps-là [vers 1950-1960], il y avait des femmes qui accouchaient encore ici [dans la communauté ou en forêt]. C’étaient des sages-femmes qui les accouchaient » (A4).

Les participantes ont indiqué à plusieurs reprises que les femmes devaient se regrouper pour se protéger, qu’elles devaient partager leurs connaissances avec les plus jeunes. Une participante précise que les sages-femmes étaient respectées, qu’elles « connaissaient beaucoup de choses et qu’elles transmettaient leurs connaissances aux autres femmes » (A21). Une autre ajoute : « [Les sages-femmes] racontaient les accouchements durant l’année. Elles faisaient l’inventaire des enfants qu’elles avaient eus durant l’année. Tout se faisait verbalement » (A33).

Parfois, les sages-femmes ont vu mourir des femmes, impuissantes devant certaines complications. Le bébé était alors pris en charge par une femme qui allaitait déjà un ou une enfant. Une participante spécifie : « Notre mère était aussi nourricière pour d’autres enfants : si les femmes avaient des problèmes d’allaitement, les mères nourricières prenaient la relève » (A25).

Lieu d’origine

Parmi les 32 femmes interrogées, 29 mentionnent explicitement leur lieu d’origine de la façon suivante : 11 disent venir de l’une des communautés atikamekw, 10 de notcimik (du territoire), en indiquant parfois le lieu exact de leur naissance, et 8 affirment venir d’une communauté mais en précisant qu’elles sont nées en forêt. Une participante déplore ceci « Maintenant, on dit : “ Je viens de Wemotaci ” par exemple, il y a une perte là. On ne dit plus : “ Je viens de notcimik ”. Ton origine est ton identité » (A24).

Parlant de ses enfants, une participante souligne : « Je pense que c’est très important de leur faire découvrir le territoire de mon père. Pour la famille, c’est important de connaître d’où on vient, d’où viennent nos parents » (A11). Plusieurs participantes ont répondu à la question du lieu d’origine en spécifiant également de quelles familles elles étaient issues.

Nom traditionnel

Quelques participantes ont un nom traditionnel ou en ont employé un pour désigner d’autres personnes lors des entrevues. Pour elles, le nom traditionnel (parfois appelé « surnom ») fait partie de l’identité de la personne. L’attribution de noms en langue atikamekw qui ont une signification particulière, souvent liée à un lieu, à une personne ou à une histoire, est toujours en usage aujourd’hui.

Pour ce qui est des patronymes, ils ont parfois été changés par les prêtres venus baptiser les familles atikamekw au xixe siècle. Ceux-ci ont ainsi imposé des patronymes en français, souvent en rapport avec la religion catholique, ou le prénom du patriarche de la famille. Une participante mentionne qu’elle pense « souvent à cette famille [les Sakiwapan], à leur changement de nom. Un beau jour, quelqu’un du ministère des Affaires indiennes est arrivé avec des papiers, et à partir de ce jour, leur nom de famille est devenu Jean-Pierre » (A1). Plusieurs familles atikamekw portent tout de même encore un patronyme en langue atikamekw, par exemple Awashish, Ottawa, Petiquay, Quoquochi et Saganash.

Éducation

Pour quelques participantes aînées, leur expérience scolaire se résume à la fréquentation de l’école durant l’été, saison du rassemblement des familles atikamekw. L’une d’elles rapporte : « J’ai appris un peu le français et à compter, mais on oubliait facilement parce que l’école était saisonnière » (A19). Les femmes qui ont fréquenté les pensionnats ont connu l’établissement des écoles dans leur communauté et certaines sont devenues enseignantes. Une participante raconte ceci : « C’est en 1977-1978 que les semaines de relâche scolaire ont été instaurées dans le calendrier scolaire » (A32). Ces relâches, devenues depuis les « semaines culturelles » (deux semaines à l’automne et une semaine au printemps durant lesquelles l’école et les services communautaires sont fermés) permettent aux familles de retourner en forêt transmettre certaines pratiques traditionnelles à leurs enfants.

Le tiers des femmes que nous avons rencontrées a fréquenté un établissement d’enseignement collégial ou l’université, principalement les plus jeunes. Certaines ont effectué un retour aux études après avoir fondé une famille, occupé quelques emplois, ou après avoir rencontré des embûches pour obtenir un emploi. Une participante mentionne : « Il y a plus de femmes qui travaillent dans la communauté, elles sont plus éduquées qu’avant » (A33).

Pensionnats

Parmi les participantes, 14 ont survécu à leur passage au pensionnat, 16 ont vu leurs enfants y être envoyés et 9 sont des enfants de femmes qui y ont été envoyées. L’époque des pensionnats (1955-1972) a provoqué une « cassure » dans la vie des Atikamekw. Une jeune participante dit à ce sujet : « Quand je pense à ma kokom [grand-mère], elle a développé sa dépression quand on lui a enlevé ses enfants pour les amener au pensionnat » (A26). Le passage des enfants dans les pensionnats a également bouleversé l’organisation sociale, l’occupation du territoire et la transmission de connaissances des femmes vers leurs filles. Cette expérience est devenue un marqueur temporel, car il y a « l’avant » et « l’après » pensionnat. Une femme précise ceci :

Je ne savais rien de la vie traditionnelle atikamekw, le mode de vie sur le territoire, je ne savais pas comment arranger le gibier, la cuisson du gibier, arranger les peaux parce que je suis partie plusieurs années au pensionnat d’Amos et que je n’avais pas vécu sur le territoire avec mes parents.

A30

Une participante raconte : « Pour la récupération de toutes ces pertes [de savoirs], il m’a fallu plusieurs années de ma vie, et je continue aujourd’hui à apprendre de tout le savoir de nos aînées » (A14).

Discussion

Chez les Atikamekw, comme chez d’autres peuples autochtones, le territoire revêt une importance particulière pour la définition de l’identité des personnes et pour la transmission des pratiques, des savoirs et des valeurs (Asselin 2015). C’est le « lieu d’origine », qui permet de se définir en tant qu’autochtone (Cajete 1994). Cependant, de nombreux changements environnementaux touchent les peuples autochtones ‒ principalement les femmes ‒ dont la perte d’identité et de responsabilités par rapport au territoire peut avoir altéré la santé physique et mentale (Kermoal et Altamirano-Jimérez 2016).

Organisation sociale

Mariage ‒ Les femmes atikamekw avaient le rôle d’organiser les mariages selon la volonté des familles et des deux partenaires (Gélinas 2000; Labrecque 1984), jusqu’à ce que les prêtres catholiques prennent le relais au début du xxe siècle. Les femmes jouaient par conséquent un rôle dans l’organisation spatiale des familles sur le territoire. La sélection d’un époux était notamment fonction de la qualité de son territoire; le mariage permettait ainsi de sceller des alliances stratégiques. Tout comme chez les Atikamekw, les femmes pawnees au Nebraska et arikaras au Missouri arrangeaient les mariages de leurs enfants (Parks 2014). Chez les Saulteaux, les aînées étaient les « gardiennes de la parenté », responsables d’arranger les mariages, et cette pratique a perduré jusqu’à la fin des années 40 (Anderson 2011). Les femmes aborigènes en Australie avaient aussi un rôle significatif dans l’arrangement des mariages (Broome 1994).

La matrilocalité temporaire était possible, mais la nouvelle mariée allait généralement habiter sur le territoire de son mari (Gélinas 2003). Toutefois, de 1869 à 1985, les femmes des Premières Nations perdaient leur statut en épousant un homme sans statut autochtone. Cette politique coloniale et sexiste a fait en sorte qu’un nombre important de femmes ont dû quitter leur communauté, ce qui les a ainsi privées de leur lien au territoire, de leur autonomie, de leur liberté sexuelle, de leurs droits à la maternité, ainsi que de leur rôle de gardienne de la culture, de la langue et des savoirs (Udel 2001; Boyer 2009).

De nos jours, les mariages ne sont plus « arrangés » comme dans le passé, même si les mariages traditionnels (non catholiques) sont de retour et se déroulent habituellement sur le territoire. Toutefois, cette pratique ne permet pas aux femmes de reprendre le rôle qu’elles jouaient historiquement en concluant des alliances familiales et territoriales, influençant ainsi l’organisation spatiale des activités traditionnelles et la gestion du territoire.

Adoption coutumière ‒ Femmes Autochtones du Québec (FAQ) et le Regroupement des centres d’amitié autochtone du Québec (RCAAQ) définissent ainsi l’adoption :

L’adoption traditionnelle est une forme d’adoption spécifique aux peuples autochtones. Il s’agit d’une pratique consacrée par le temps, par laquelle un parent autochtone confie son enfant à une personne en qui il a confiance, afin que celle-ci puisse le prendre en charge et s’occuper de son éducation, tout en assumant les responsabilités parentales de façon temporaire ou indéterminée, lorsque le parent est dans l’impossibilité d’assumer lui-même cette fonction.

FAQ et RCAAQ 2007 : 4

Comme les Atikamekw, les Anicinapek pratiquaient l’adoption coutumière (Bousquet 2002). L’enfant gardait son identité sociale : il ou elle ne changeait pas de nom et conservait un lien avec sa famille biologique et avec son territoire d’appartenance.

Organisation familiale ‒ D’un mode de vie semi-nomade (déplacements d’hiver dans les territoires de chasse et rassemblements d’été), la sédentarisation forcée du milieu du xxe siècle a changé l’occupation du territoire et l’organisation sociale et familiale des Atikamekw. Gélinas (2000) affirme que, à l’instar d’autres peuples autochtones du même groupe culturel, les Atikamekw avaient une structure sociale souple (alliances, adoptions, matrilocalité et patrilocalité selon les besoins et les ressources). Il était fréquent que plusieurs générations vivent sous le même toit, les grands-parents participant à l’éducation des enfants (Labrecque 1984). Forcément, cette cellule familiale élargie structurait la transmission de connaissances et la prise de décisions.

Les choses ont changé après la prise en charge par le clergé (puis par l’État) de la vie communautaire, des mariages et de l’éducation. Il en a été de même pour les Innues, qui y ont perdu la transmission de leurs connaissances et dont le pouvoir a décliné en faveur de celui des hommes à la suite de la sédentarisation (Beaudet 1984). On note le même phénomène chez les femmes sámi en Norvège, qui ont été placées sous l’autorité de leur mari, leur rôle et leur pouvoir de décision étant ignorés et effacés (Kuokkanen 2009). Chez les Māories en Nouvelle-Zélande, la colonisation britannique a effacé leur rôle social, elles qui négociaient des traités de paix intra- ou extra-familiaux (Rawinia Higgins Rāua Ko 2013). Aujourd’hui, les femmes Atikamekw évoluent au sein de familles plus « fragmentées » et dont le lien au territoire se révèle davantage diffus. Bien que la famille élargie soit toujours présente, les unités familiales ont diminué et les familles reconstituées sont nombreuses. La diffusion de l’information et la prise de décisions se font désormais de manière verticale plutôt qu’horizontale.

Grossesses et accouchements

Les femmes Atikamekw accouchaient sur le territoire avant la sédentarisation et, pour plusieurs d’entre elles, leurs wapamawasowin (accouchements) sont des marqueurs spatiotemporels importants, comme pour les femmes navajo aux États-Unis (Begay 2004). En Australie, les femmes aborigènes préfèrent encore accoucher sur le territoire plutôt que dans un hôpital aseptisé où la langue d’usage n’est pas la leur, où les accouchements peuvent être pratiqués par des hommes et où elles ne se sentent pas culturellement en sécurité, ne pouvant pas tenir les cérémonies appropriées pour l’arrivée de leur enfant (Kruske, Kildea et Barclay 2006). Le fait de naître sur le territoire assure la connexion avec celui-ci, forge l’identité et garantit l’attribution de droits de chasse et de pêche pour la vie (Dietsch et autres 2011). Pour les femmes heiltsuk de Bella-Bella/Waglisla en Colombie-Britannique, la naissance lie l’enfant à sa famille, à sa communauté et à son territoire (Kornelsen et autres 2010). Une solution proposée par Jones (2012) pour contrer la perte d’identité des enfants nés « hors territoire », et donc la perte du lien au territoire et des droits qui y sont rattachés, est l’inscription du territoire d’origine sur l’extrait de naissance plutôt que la ville où la naissance a eu lieu.

Les femmes Atikamekw ont connu des pertes culturelles considérables liées au fait d’accoucher en ville, telles que l’absence du réseau d’entraide (Routhier 1984). La diminution de l’usage du tikinakan et la rupture de la transmission historique des savoirs sont des conséquences directes de ces pertes culturelles (Anderson 2011; Wiebe et autres 2015). Ces exemples illustrent l’aliénation culturelle et la discréditation des savoirs et des pratiques des femmes Atikamekw qui ont été jugés futiles, voire dangereux.

L’importance attachée par les femmes Atikamekw au fait de récupérer le placenta et d’en disposer correctement après l’accouchement se manifeste aussi chez les femmes cries stoney en Alberta (Wiebe et autres 2015) et chez les femmes aborigènes en Australie (Jones 2012; Kruske, Kildea et Barclay 2006). Par ailleurs, en langue māorie, le terme whenua signifie à la fois « placenta » et « territoire » (Rawinia Higgins Rāua Ko 2013). Empêcher les femmes Atikamekw de disposer du placenta selon leurs pratiques traditionnelles compromet le lien entre l’enfant, sa famille et le territoire (Anderson 2011).

Sages-femmes

Au Canada, les femmes autochtones ont accouché avec l’aide de sages-femmes jusqu’au milieu du xxe siècle (Couchie et Sanderson 2007). Pour les femmes cries comme pour les femmes Atikamekw, l’aide et le soutien des autres femmes est essentiel au bon déroulement de l’accouchement (Cournoyer 1987). Les savoirs botaniques des sages-femmes ont assuré la survie de plusieurs générations d’Atikamekw en préparant du mackiki (médecine ou médicament) pour la mère et l’enfant.

Les sages-femmes autochtones ont pratiquement toutes cessé leurs activités quand les femmes sont allées accoucher dans les hôpitaux (Begay 2004). La transmission des connaissances, qui se faisait au moment des accouchements (Routhier 1984), n’a pu se perpétuer. Tout de même, chez les Atikamekw, certaines otapinawaso iskwew (sage-femme, ou « celle qui prend l’enfant ») sont devenues conseillères auprès de femmes enceintes et de nouvelles mères (Labrecque 1984; Routhier 1984). En Australie, où les accouchements ont aussi été déplacé loin des communautés, les femmes aborigènes réclament des services de sages-femmes afin d’avoir droit à un accouchement culturellement approprié (Dietsch et autres 2011). Les femmes heiltsuk de Bella-Bella/Waglisla en Colombie-Britannique veulent également voir le retour des accouchements dans leur communauté au lieu de devoir se rendre à Vancouver (à 600 km au sud) en raison de la cessation des services de maternité dans leur région (Kornelsen et autres 2010). Certains groupes autochtones ont réussi à rapatrier les accouchements dans leurs communautés. Par exemple, les femmes Inuit de Puvirnituq et d’Inukjjuak ont, depuis 1986 et 1998, la possibilité d’accoucher avec des sages-femmes dans leur communauté ou dans un des centres de maternité du territoire (Couchie et Sanderson 2007).

Comme cela a été le cas pour certaines femmes Atikamekw, des Innues ont rapporté la mort de plusieurs personnes (enfants et adultes) en raison des épidémies qui ont fait des ravages dans bon nombre de groupes autochtones au cours de la première moitié du xxe siècle. De nombreux enfants mouraient à la naissance ou en bas âge et les sages-femmes étaient affectées par ces décès. Toutefois, Routhier (1984 : 30) affirme ceci :

[On] ne peut faire d’adéquation entre les accouchements faits par des sages-femmes et la mortalité infantile. Cette constatation est particulièrement importante, car ce fut toujours sous ce couvert qu’on a vanté la nécessité de services médicaux pour les accouchements chez les Amérindiens.

Lieu d’origine

Le lien entre les peuples autochtones et le territoire a été la cible des politiques coloniales qui ont misé sur la cassure avec le lieu d’origine (Wilson 2005). En dépit des bouleversements, l’identité des femmes Atikamekw demeure profondément rattachée au territoire. Ainsi, pour évoquer leur lieu d’origine, plusieurs d’entre elles parlent de notcimik (là d’où je viens), la forêt ou le « bois » (Basile 2016), terme ayant la même signification que le nopimik des Anicinapek (Saint-Arnaud et Papatie 2012). Les femmes qui vivent en ville mentionnent leur territoire ou communauté d’origine, sans signe d’appartenance à la ville d’accueil. À ce propos, Lévesque et Cloutier (2013 : 228) soulignent que « l’appartenance à la communauté et au territoire d’origine demeure prépondérante, y compris pour la nouvelle génération née en ville ».

Nom traditionnel

L’usage du nom traditionnel est toujours en vigueur chez les Atikamekw. Tout comme chez les Abitibiwinnik (un des peuples Anicinapek), il existe un système de nomination par l’attribution d’un nom traditionnel qui fait référence à un lieu, à un événement ou à une particularité de la personne (Bousquet 2002). Il sert normalement à désigner les gens dans la communauté, tandis que le nom de baptême est plutôt employé à l’extérieur de la communauté, en contexte non autochtone (Bousquet 2002). Les Iroquoiennes avaient, parmi d’autres importantes fonctions, le rôle exclusif d’attribuer les noms aux enfants (Mann 2000). Chez les peuples cris des plaines, les aînées attribuaient les noms aux nouveau-nées (Anderson 2011). Chez les Anicinapek, les sages-femmes attribuaient parfois les noms aux enfants qui venaient de naître : elles scellaient ainsi pour la vie une relation particulière entre elles et les enfants.

Plusieurs familles atikamekw ont conservé leur nom de famille d’origine, mais d’autres l’ont perdu au profit de noms français et catholiques. Ce phénomène est également observable chez les populations innues (Mailhot 1993). Kugel et Murphy (2007) ajoutent que les spécialistes des études historiques étudient généralement la filiation du point de vue masculin, en se référant à une personne comme étant l’enfant ou le parent d’un homme. Chez les Abitibiwinnik, les patronymes auraient été attribués par les responsables du recensement du gouvernement canadien en transformant le prénom (souvent du « chef » de famille) en nom de famille ou en ayant recours au nom de famille des commis des postes de traite ou d’un ancêtre euro-canadien (Bousquet 2002).

Éducation

Les femmes Atikamekw parmi les plus âgées se souviennent du temps de la « petite école » qui n’avait lieu que durant l’été en raison des départs des familles vers les territoires de chasse à l’automne. Gélinas (2003) affirme que l’école d’été a débuté en 1920 à Wemotaci, lieu où les Atikamekw se regroupaient annuellement. Les femmes adultes, pour leur part, ont fréquenté les pensionnats et ont assisté à la création des réserves à partir des années 50 de même qu’à l’implantation des écoles dans leurs communautés durant les années 70 (Société d’histoire atikamekw ‒ Nehirowisiw Kitci Atisokan 2014), excepté pour la communauté de Manawan où il y a eu une école primaire à compter de 1942 (Ouellet et Audy 2013). Le rôle des femmes dans la transmission des savoirs s’est amenuisé à mesure que les enfants passaient plus de temps à l’école, tel que Beaudet (1984) l’a observé précédemment chez les Innues. Les semaines culturelles ont cependant été instaurées vers la fin des années 70, pour donner la chance aux familles de séjourner en forêt et aux enfants d’apprendre les pratiques atikamekw (Jérôme et Veilleux 2014). Même si les femmes Atikamekw ont moins l’occasion aujourd’hui d’aller en forêt en raison du calendrier scolaire (Société d’histoire atikamekw ‒ Nehirowisiw Kitci Atisokan 2014), les semaines culturelles leur permettent ainsi de reprendre leur rôle dans la transmission culturelle.

Chez les Atikamekw, les personnes aînées sont préoccupées par l’avenir des jeunes et de la culture de leur nation. Bien qu’il soit possible, à leur avis, de vivre dans les deux mondes (autochtone et non autochtone), il importe de savoir d’où l’on vient et de perpétuer les valeurs atikamekw. Ces personnes considèrent aussi comme important que les jeunes se scolarisent. Certes, la scolarisation peut être associée au triste souvenir des pensionnats, mais il est possible de développer un système d’éducation autochtone qui intègre les principes fondamentaux de l’éducation traditionnelle (Sauvé et autres 2005). De leur côté, Ouellet et Audy (2013) rapportent quelques recommandations émanant d’un colloque sur l’éducation en contexte atikamekw, dont une qui concerne la réforme du calendrier scolaire en fonction des six saisons atikamekw. Certaines expériences d’enseignement selon les cycles naturels pourraient servir de modèles. Dans des cours donnés par l’University of Alaska Fairbanks, les étudiants et les étudiantes accompagnent les personnes aînées dans leurs activités sur le territoire, et cette expérience leur apporte une autre forme de compréhension du territoire (Kawagley et Barnhardt 1998). À Odanak (Québec), l’Institut collégial Kiuna pour les étudiants et les étudiantes des Premières Nations possède une salle de classe extérieure et un site d’habitations traditionnelles (construit avec leur aide).

Pensionnats

Toutes les femmes Atikamekw que nous avons rencontrées ont été touchées par leur passage, ou par celui des membres de leur famille, dans les pensionnats. La transmission des savoirs et des pratiques traditionnelles a été interrompue par l’absence des enfants et la baisse de la fréquentation du territoire (LaFromboise, Heyle et Ozer 1990). Comme chez les Abitibiwinnik, il y a un « avant » et un « après » pensionnat (Bousquet 2012). À ce sujet, le rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada débute par ce passage choc :

Pendant plus d’un siècle, les objectifs centraux de la politique indienne du Canada étaient les suivants : éliminer les gouvernements autochtones, ignorer les droits des Autochtones, mettre fin aux traités conclus et, au moyen d’un processus d’assimilation, faire en sorte que les peuples autochtones cessent d’exister en tant qu’entités légales, sociales, culturelles, religieuses et raciales au Canada. L’établissement et le fonctionnement des pensionnats ont été un élément central de cette politique, que l’on pourrait qualifier de « génocide culturel » (CVRC 2015 : 1).

LaFromboise, Heyle et Ozer (1990) rapportent que le régime des pensionnats a été beaucoup plus dur envers les filles que les garçons. Celles-ci recevaient moins d’heures d’instruction en classe en faveur de l’apprentissage des tâches attribuées au monde féminin et « blanc » de l’époque (cuisiner, coudre, devenir une bonne mère chrétienne, etc.). Jacobs et Williams (2008) parlent de ces générations de filles qui n’ont pas eu la possibilité d’apprendre de leur mère et de leur grand-mère les compétences familiales et parentales; leur rôle a été usurpé.

Les enfants autochtones au Canada n’ont pas été les seuls à connaître l’expérience des pensionnats. Le même régime, à quelques variations près, a existé aux États-Unis (Smith 2009) et en Australie, où les « générations volées » d’enfants aborigènes ont demandé réparation au gouvernement et une enquête nationale a été mise sur pied pour faire la lumière sur leurs expériences (Human Rights and Equal Opportunity Commission 1997). Au Canada, un processus similaire a été mis en place en 2008 et la version définitive du rapport a été déposée en 2015 (CVRC 2015). En Nouvelle-Zélande, les pensionnats avaient pour objet principal de sélectionner les élèves ayant le plus de potentiel scolaire et de les assimiler afin de les amener, à leur tour, à gérer et à « éduquer » leur propre communauté. Le système misait précisément sur les fillettes māories (Smith 2009). Au Groenland, les enfants Inuit étaient aussi sélectionnés selon leurs aptitudes et étaient envoyés au Danemark durant plusieurs années afin de devenir l’« élite » qui allait gérer les affaires internes de la colonie (Archibald 2006).

Conclusion

Les femmes Atikamekw connaissent le mode de vie de leurs ancêtres et le rôle qu’y jouaient celles qui les ont précédées. Ce rôle était prédominant dans les domaines liés au mariage, à l’adoption coutumière, à l’organisation familiale, à la grossesse et à l’accouchement. Les femmes étaient responsables de conclure des alliances familiales déterminantes pour la répartition des activités sur le territoire. Ce rôle et celui des sages-femmes ont diminué de façon marquée en raison de la sédentarisation. Les accouchements – qui ont maintenant majoritairement lieu dans les hôpitaux – ont perdu leur rôle de marqueurs spatiotemporels et l’identification du lieu d’origine s’en est trouvée modifiée. L’éducation est valorisée par les femmes Atikamekw de nos jours, mais la fracture causée par les pensionnats a fragilisé la transmission des savoirs sans toutefois les faire disparaître.

Notre analyse exploratoire du territoire comme lieu privilégié de transmission des savoirs et des valeurs des femmes Atikamekw a montré de nombreuses similitudes avec la réalité des femmes d’autres nations autochtones au Québec et ailleurs. Des études supplémentaires permettraient de comparer les points de vue de femmes de différents groupes d’âge. En outre, l’information contenue dans les contes, les légendes, les mythes, les rêves et d’autres sources d’informations traditionnelles permettrait de compléter le portrait que nous avons tracé au moyen d’entrevues et d’étoffer la compréhension de l’importance du territoire comme lieu de transmission des savoirs et des valeurs.