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L’ouvrage sous la direction de Laurie Laufer et Florence Rochefort veut répondre à une question formulée simplement, mais à laquelle les réponses simples seraient nécessairement réductrices : qu’est-ce que le genre? La question s’est imposée dans le contexte social et politique français de 2013, où la « théorie du genre » faisait l’objet de vives critiques menées principalement par la droite politique et religieuse. Cet ouvrage est une initiative de l’Institut Émilie du Châtelet et il a pour objet d’expliquer, à travers diverses questions, ce qu’est le genre, comment il peut être utilisé pour analyser et combattre les rapports de domination entre les hommes et les femmes et ainsi déconstruire des idées reçues qui étaient à ce moment-là largement diffusées dans la population française.
Laurie Laufer et Florence Rochefort, ainsi que quinze de leurs collègues, ont travaillé ensemble pour produire les treize chapitres qui composent cet ouvrage. La richesse de ce dernier tient principalement à la diversité des appartenances disciplinaires et à la qualité des travaux déjà produits, ce qui permet d’aborder une variété de questions en englobant l’ensemble des éléments essentiels, tout en présentant les propos clairement et simplement. Plusieurs de ces chapitres constituent d’excellents textes introductifs pour les personnes non initiées, ou des aide-mémoire pour celles qui sont déjà familiarisées avec le thème abordé. Les questions montrent la pertinence et l’applicabilité du genre au-delà des frontières disciplinaires.
Le premier chapitre, intitulé « Ce que le genre doit à la grammaire », par Yannick Chevalier et Christine Planté, s’intéresse à la relation entre le genre et la langue. L’article trace l’histoire de l’emploi du mot « genre », en présentant ses sens et ses usages en anglais et en français. L’appropriation de ce concept depuis les années 70 par les féministes et les réserves exprimées à son égard sont aussi exposées. Cet historique permet de mettre en lumière, en seconde moitié de chapitre, la manière dont la langue agit pour reproduire des rapports sociaux inégalitaires, contribuant à hiérarchiser certaines caractéristiques ou à faire du masculin un dominant universel, réduisant le féminin au spécifique.
Le deuxième chapitre, par Marie-Élisabeth Handman, porte sur « L’anthropologie sociale du genre ». Après une introduction sur la notion d’androcentrisme, découlant des travaux de Nicole-Claude Mathieu et de Gayle Rubin, l’auteure s’intéresse à la relation entre sexe et genre dans divers contextes. Elle aborde inévitablement la question des personnes transgenres, celles qui vivent le plus finement les subtilités et les limites de la relation entre sexe et genre.
Le troisième chapitre, rédigé par Evelyne Peyre et Joëlle Wiels, s’intitule « Le sexe par défaut ». Les auteures y expliquent, de façon claire et très concise, l’histoire des représentations des différences entre les sexes depuis l’Antiquité, en montrant comment la notion de « nature », introduite au xviiie siècle, a été utilisée pour établir l’« infériorité » des femmes à partir de caractéristiques biologiques, particulièrement les os. Elles abordent également les faits nouveaux plus récents liés à la génétique, qui permettent de comprendre que la différence entre les hommes et les femmes ne se limite pas à deux chromosomes, et que les représentations sexistes se reproduisent dans les discours scientifiques qui présentent toujours le corps des femmes comme un corps d’homme imparfait ou inachevé. Un tel texte devrait faire partie des lectures obligatoires de tout cours d’introduction aux études féministes.
Le quatrième chapitre, « La soi-disant “ théorie du genre ” à l’épreuve des neurosciences », constitue un excellent complément du chapitre précédent. Catherine Vidal, neurobiologiste, y explique la manière dont le cerveau se développe au cours de la vie. Son exposé déconstruit les idées essentialistes attribuant au cerveau la responsabilité de différences importantes entre les sexes, alors que le développement de l’imagerie cérébrale a permis de montrer que la plasticité cérébrale, soit la capacité du cerveau de se modifier tout au long de la vie, entraîne des différences marquées entre les individus, et parfois chez une même personne à divers moments de sa vie. L’auteure insiste aussi sur le rôle que doivent assumer les biologistes – et leurs collègues des autres disciplines, d’ailleurs –, soit de vulgariser les connaissances scientifiques et d’éduquer le public, afin de déconstruire les idées fausses qui sont largement diffusées dans la population et qui contribuent à maintenir une représentation rigide de la différence entre les hommes et les femmes, alors que les différences à l’intérieur du groupe des hommes et celles à l’intérieur du groupe des femmes sont encore plus grandes.
En cette année olympique, le sixième chapitre, « Qu’est-ce qu’une “ vraie ” femme pour le monde du sport? », se révèle particulièrement d’actualité, car il explore les représentations des femmes dans le monde du sport. Catherine Louveau y explique comment « LA féminité » (p. 104) a été le critère qui a marqué l’insertion des femmes dans les différents sports : l’esthétique et la protection du corps pour la maternité étaient des critères qui déterminaient l’adéquation des sports pour les femmes, et leur pratique devait être « décente » et « à visée utilitaire » (p. 104). Nulle surprise que certains sports comptent de nos jours une large majorité d’athlètes femmes, alors que d’autres – pensons aux sports de combat et à l’haltérophilie – en comptent toujours très peu. Les médias contribuent à renforcer cette dichotomie, d’abord en accordant beaucoup plus d’attention aux sports à prédominance masculine, et ensuite en prêtant attention aux sports féminins et aux athlètes dans la mesure où des marqueurs de féminité sont bien présents, que ce soit par le port de la jupe, du bikini, de maquillage ou de bijoux, ou par la mise en scène sexualisée du corps des athlètes. Le troisième élément abordé dans ce chapitre a trait aux performances sportives jugées anormales dans le cas de certaines athlètes, ce qui a soulevé des doutes sur leur réelle féminité. Le cas récent et médiatisé de la coureuse Caster Semenya, qui a dû subir un test de féminité, montre que cette conception demeure encore aujourd’hui bien ancrée dans ce milieu.
Les septième et huitième chapitres abordent l’enjeu de l’égalité à l’école et dans le monde du travail en posant deux questions : la première est de Nicole Mosconi, « Les filles ne réussissent-elles qu’à l’école? »; la seconde, de Jacqueline Laufer, Séverine Lemière et Rachel Silvera, « Pourquoi le travail des femmes vaut-il moins? » En dépit de leurs meilleurs résultats scolaires, les filles demeurent davantage concentrées dans certaines filières de formation et elles continuent d’être surreprésentées dans les emplois précaires, et moins bien rémunérés, et d’avoir une progression de carrière plus lente que leurs collègues masculins. Les auteures abordent les stéréotypes, la socialisation différenciée des filles et des garçons, la survalorisation du travail masculin et la dévalorisation, voire l’invisibilisation du travail féminin, ainsi que l’affectation des femmes au travail reproductif et domestique comme autant de variables qui guident leur choix professionnel et leur parcours de carrière.
Les neuvième et dixième chapitres abordent aussi, sous des angles différents, la question de la sexualité. Pascale Molinier se penche sur la relation entre « Genre, travail et sexualité ». Généralement exclue de l’étude du travail, la sexualité y est pourtant bien présente, selon ce qu’en montre Molinier. Adoptant une approche psychanalytique, elle s’intéresse aux rapports de séduction à l’usine, puis aux travailleuses du soin (care). Michel Bozon, pour sa part, s’interroge à savoir « Pourquoi sexualité et égalité ne font pas si bon ménage ». En retraçant les grandes lignes du développement de la notion de sexualité depuis le xixe siècle, il montre que la sexualité « normale » n’est pas la même pour les hommes et les femmes et que la représentation de la sexualité pour ces dernières est marquée par leur rôle d’épouse et de mère. Les revendications d’égalité dans la sexualité portées par différents mouvements sociaux vont s’intensifier tout au long du xxe siècle certes, mais les rapports de pouvoir permettant à l’hétéronormativité de se reproduire demeurent bien ancrés socialement, comme en témoignent notamment les statistiques sur la violence et le harcèlement sexuels ou l’absence de dénonciation de propos homophobes, par exemple.
Le onzième chapitre s’intéresse à « Ce que le genre fait à la psychanalyse ». Laurie Laufer y recense d’abord l’histoire de l’émergence de la notion de genre à partir des travaux de John Money et Robert Stroller, liés au transsexualisme. Se basant sur une discussion mettant en parallèle les écrits de Sigmund Freud et les positions aujourd’hui adoptées dans le champ de la psychanalyse, l’auteure cherche à montrer l’apport potentiel du croisement entre les études sur le genre à cette discipline.
Bien qu’ils soient structurés, cohérents et très pertinents pour cet ouvrage, trois chapitres présentent un intérêt plus restreint pour un lectorat non français ou qui ne se spécialise pas dans l’étude de la situation en France : le cinquième chapitre, intitulé « Le cinéma au prisme du genre », a été rédigé par Geneviève Sellier; le douzième, « “ Mariage pour tous ” : genre, religions et sécularisation », a pour auteure Florence Rochefort; le treizième chapitre, titré « Le contrat social à l’épreuve de l’offensive contre ladite “ théorie du genre ” », est de Réjane Senac. Alors que le premier cible largement le cinéma français, les deux autres s’intéressent aux discours religieux et politiques et montrent comment l’opposition au projet de loi sur le mariage pour conjoints ou conjointes de même sexe et à la « théorie du genre » est basée sur les idées d’une « complémentarité des sexes » et d’un « ordre naturel » (patriarcal et hétérosexuel), lesquels seraient « en péril » et devraient être protégés pour préserver l’ordre social ou le bien commun (p. 235).
Fort bien documenté, un tel ouvrage a cependant un défaut prévisible : il peut laisser sur sa faim ou faire l’économie de nuances aux yeux d’un lectorat déjà avisé. Toutefois, il serait injuste de s’y arrêter, puisque l’ouvrage n’est pas destiné à ce public et que la qualité de ces textes synthèses ou introductifs révèle qu’ils ont été rédigés avec un grand souci pédagogique. La pertinence sociale de l’ouvrage, qui était indéniable au moment de sa parution, le demeure toujours et l’on ne peut que remercier l’Institut Émilie du Châtelet de cette excellente initiative pour nourrir et éclairer les débats.