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Dans de nombreux quartiers de Pikine, au Sénégal, les maisons en chantier et les empilements de matériaux de construction témoignent des efforts déployés par les habitants pour investir dans une habitation[1]. Construire sa maison est un facteur de réussite sociale important dans la société sénégalaise, un projet qui permet à la fois de revendiquer son statut d’adulte et d’investir dans son avenir. Dans l’éventualité d’un mariage, c’est à l’homme que revient l’obligation de prendre en charge les besoins essentiels de son ménage, notamment la responsabilité de laisser un toit à sa descendance (Diop 1985). Aujourd’hui, en milieu urbain, les hommes éprouvent toutefois de plus en plus de difficulté à héberger leurs épouses (Mondain 2009), une réalité qui ne peut être dissociée des bouleversements sociaux et économiques qui ont cours au Sénégal.

Conformément aux tendances observées dans le continent africain, la crise économique aiguë des années 80 et 90 et les mesures d’ajustement structurel subséquentes ont eu pour conséquence l’appauvrissement généralisé de la population et une augmentation des inégalités sociales (Delgado et Jammeh 1991). Au niveau urbain, ces mesures se sont traduites par une restructuration spatiale et sociale significative des villes et ont induit de nombreux effets sur les rapports de genre, y compris sur les attentes et les normes concernant les différentes responsabilités des femmes et des hommes, leurs droits d’accès et de contrôle sur un ensemble de ressources, ainsi que leurs besoins sexospécifiques (Moser 1993). Alors que certaines études traitent du renforcement des inégalités sociales et des obstacles qu’affrontent les femmes, notamment en ce qui concerne leur accès limité au logement et au foncier (Chant 2013; Lee-Smith et Trujillo 2006) ou encore l’intensification de leur charge de travail (Chant 2008), d’autres examinent les possibilités qu’offre un tel milieu aux femmes pour améliorer leurs conditions de vie et s’émanciper, c’est-à-dire prendre conscience des rapports de domination qui s’exercent sur elles et être en mesure de les transformer (Adjamagbo et Calvès 2012).

En dépit de la reconnaissance des multiples effets de la crise sur les dynamiques familiales et résidentielles, la littérature aborde peu le cas des femmes propriétaires au Sénégal. Les nombreuses maisons en construction que l’on y trouve sont encore présumées être l’initiative d’hommes qui construisent pour les femmes (Melly 2010). Certains ouvrages mentionnent brièvement la place croissante que les migrantes et les salariées occupent dans le marché immobilier (Ly 2004; Tall 2009), mais on considère généralement que le phénomène est marginal. Pourtant, la présence des femmes propriétaires n’échappe pas à l’observation du quotidien. Dans des quartiers relativement récents de Pikine, où la majorité des parcelles ont été achetées directement par les personnes qui y habitent, il m’a suffi de demander à rencontrer des femmes qui avaient construit leur maison pour être présentée rapidement à plusieurs d’entre elles[2]. Un portrait de la population réalisé dans les quartiers étudiés a d’ailleurs confirmé cette impression : le taux moyen de femmes propriétaires y est de 24,3 % (voir le tableau qui suit)[3]. On y dénombre bien plusieurs femmes « autonomes » (Adjamagbo et Antoine 2009), c’est-à-dire indépendantes du point de vue marital et résidentiel, mais aussi un nombre légèrement plus important de femmes mariées. Ces observations témoignent de dynamiques résidentielles et familiales encore peu explorées et à partir desquelles il semble possible de rendre compte des nouveaux rôles assumés par les femmes dans ce contexte.

Le présent article porte sur ces femmes qui tentent, par l’achat d’une parcelle et la construction de leur maison, de sécuriser leur avenir et d’assurer une place pour leur famille et elles-mêmes dans l’agglomération urbaine. Les quartiers étudiés se trouvent à Malika et à Keur Massar, deux communes en processus d’urbanisation qui sont propices à l’observation de nouveaux arrangements résidentiels. La subdivision et la vente de parcelles par les propriétaires fonciers coutumiers et les autorités locales, sous couvert de pratiques dites informelles, ont l’avantage d’y produire des parcelles à des prix et à des conditions d’achat moins sélectives que les programmes étatiques ou le marché privé formel, tout en offrant une sécurité foncière relative. Cela donne ainsi la possibilité à des personnes de statuts socioéconomiques différents, y compris celles qui travaillent dans le secteur informel ou qui sont sans revenus réguliers, d’accéder à la propriété foncière et d’investir dans la construction d’une habitation.

Répartition des femmes propriétaires selon le statut matrimonial (n = 88)

Répartition des femmes propriétaires selon le statut matrimonial (n = 88)

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M’appuyant sur des études de cas détaillées de 17 femmes propriétaires, études réalisées en 2012 et en 2013 dans le contexte de ma recherche doctorale, j’examine ce statut hors normes et relativement peu abordé dans la littérature comme un révélateur de transformations importantes dans la ville et les familles sénégalaises. La première série d’entretiens exploratoires qui a eu lieu auprès de 30 femmes, jointes par la méthode « boule de neige » parce qu’elles avaient construit leur maison, a permis de constater que, sans être légale, la notion de propriété entraînait relativement peu d’ambiguïtés : les femmes qui s’identifiaient comme propriétaires avaient toutes accompli des démarches, seules ou accompagnées, pour acquérir une parcelle et elles possédaient une attestation de la transaction à leur propre nom[4]. Sur cette base, 17 cas englobant des situations matrimoniales, familiales et résidentielles différentes ont alors été retenus pour une étude de cas approfondie (voir l’annexe).

L’approche méthodologique élaborée pour les études de cas s’appuie notamment sur des travaux qui ont employé des entretiens narratifs concernant des projets de construction ou de transformation résidentielle pour comprendre à la fois les changements apportés à l’environnement bâti et les conséquences sur les personnes qui y habitent (Kellett, Mothwa et Napier 2002; Lee 2009). Dans le contexte de ma recherche, les entretiens se concentraient sur une période et des évènements spécifiques de la vie des répondantes, afin de s’approcher de leurs expériences concrètes et du contexte dans lequel elles se sont inscrites[5]. Pour aborder les évènements et les motivations qui ont mené ces femmes à acquérir une maison, tout en situant cette réalité dans le contexte plus large de leurs trajectoires personnelles et des conditions de vie en milieu urbain, j’ai abordé deux thèmes ou séquences de vie spécifiques avec les propriétaires sélectionnées. La première séquence concernait leur parcours résidentiel depuis qu’elles sont mariées ou encore qu’elles ont migré en milieu urbain pour trouver un emploi, tandis que la seconde portait sur le processus complet de production de l’habitation actuelle, soit de la recherche de la parcelle jusqu’aux projets de transformation les plus récents. Dans ces récits s’entrecroisaient des enjeux liés à la famille, à la résidence et au travail, ce qui permettait d’aborder dans une perspective dynamique les conditions du logement et les personnes avec qui ces femmes habitaient, la responsabilité des dépenses associées à l’hébergement et à la vie quotidienne, ainsi que la question des relations matrimoniales. En complément, j’ai mené des entretiens narratifs similaires, mais plus courts, avec le mari de certaines propriétaires et d’autres membres de leur famille qui avaient contribué de façon notable à la construction de la maison étudiée.

Après avoir présenté brièvement les trajectoires matrimoniales et résidentielles des propriétaires rencontrées, je m’intéresserai aux principales motivations qui les ont menées à acquérir une propriété, ainsi qu’aux normes et logiques dans lesquelles s’inscrit leur démarche. Je mettrai ainsi en lumière les processus de négociations particuliers par lesquels ces femmes ont élargi le champ de leurs responsabilités familiales, de la gestion à la construction, tout en faisant des investissements qui favorisent leur indépendance économique et résidentielle à long terme.

Une place permanente pour vivre

Les entretiens avec les 17 propriétaires révèlent la manière dont les enjeux associés aux situations résidentielle et matrimoniale des femmes s’entrecroisent et constituent des déterminants clés de la motivation à obtenir sa propre maison[6]. Parmi les propriétaires, 9 étaient en location au moment où elles ont acheté leur parcelle; 4 se trouvaient alors dans une union monogame et habitaient avec leur mari, situation qui peut étonner au regard des normes en place, qui fondent l’inégalité des rapports sociaux et économiques entre le conjoint et la conjointe et relèguent les épouses à des fonctions essentiellement domestiques (Adjamagbo, Antoine et Dial 2004; Diop 1985; Lecarme 1999). Si le mariage a aujourd’hui lieu à un âge plus avancé, il demeure une pratique presque universelle; perçu comme une condition de l’épanouissement individuel, il est à la fois une nécessité économique et un moyen d’acquérir une reconnaissance sociale (Dial 2008). Toutefois, devant une situation économique de plus en plus difficile, les écrits relèvent le renforcement nécessaire de la solidarité conjugale et la présence croissante des femmes sur le marché du travail (Adjamagbo, Antoine et Dial 2004; Dimé 2007; Rondeau et Bouchard 2007). En contribuant en partie ou même en totalité aux besoins de la famille, ces femmes outrepassent ainsi leur rôle traditionnel et s’imposent dans des domaines réservés aux hommes, dont le logement.

C’est en travaillant dans le petit commerce et en cotisant à des tontines que Demba a réussi à acheter un terrain. Elle habitait avec son mari, ses enfants et son frère cadet à Dakar, dans la maison de sa propre mère, jusqu’à ce qu’ils soient délocalisés à la suite d’un projet de construction mené par le gouvernement. Cette situation était loin d’être idéale, selon Demba : « Se marier et rester chez sa mère, ce n’est pas un vrai mariage, et aucune femme ne le souhaite […] Ce n’est pas respectable, tant pour la femme que pour ses enfants, car la demeure des enfants, c’est la maison de leur père ou encore là où la famille de leur père se trouve. » Après ce déménagement forcé, la famille s’est tournée vers une location peu dispendieuse à Fass Mbao :

C’est moi qui payais, et mon mari aussi parfois, car en ce moment-là, il gagnait un peu sa vie. Quand il n’avait pas d’argent, c’est moi qui payais tout. Là-bas, au moins, je participais à des tontines, et cela me permettait de garder un peu d’argent. Dans les moments difficiles, c’est avec l’argent des tontines que je payais la location. C’est aussi avec les tontines que j’ai acheté mon terrain.

Les contraintes économiques auxquelles font face les ménages sénégalais entraînent ainsi une « révolution silencieuse » et se répercutent sur le partage des responsabilités à l’intérieur des couples (Locoh 1996).

Les cinq autres propriétaires en location partageaient un appartement avec des membres de leur famille, soeurs ou frères, au moment où elles ont acheté leur terrain. Parmi celles-ci, on compte trois femmes célibataires, situation doublement hors normes du point de vue marital et résidentiel (Adjamagbo et Antoine 2009). À plusieurs reprises pendant nos entretiens, ces femmes ont fait référence aux difficultés associées à leur condition de locataire pour expliquer la manière dont elles sont devenues propriétaires. En plus de la charge mensuelle du loyer difficile à supporter, les locataires ont très peu de recours pour contester les décisions du propriétaire, par exemple lorsqu’il augmente le prix de la location. Angélique a pris la décision d’acheter une parcelle après avoir été contrainte de déménager plusieurs fois, en raison des augmentations de prix qu’elle ne pouvait payer : « Le propriétaire voulait augmenter le loyer, puis il nous a dit : “ Vous partez. ” ». Devant de telles expériences, l’achat d’un terrain constitue un investissement pour se sortir d’une situation d’insécurité, où, comme l’affirme Angélique, « pendant des années et des années tu es sous des conditions que tu ne peux pas revendiquer ». Devenir propriétaire y est exprimé comme un moment où l’on peut désormais « souffler » ou « se reposer », après avoir « souffert en location ».

Cinq propriétaires interrogées, soit trois femmes veuves ou divorcées, mais aussi deux femmes mariées qui avaient perdu le soutien économique de leur époux, étaient hébergées par un parent à proximité de Dakar afin de trouver du travail et de subvenir aux besoins des personnes à leur charge. Leurs récits illustrent combien les situations résidentielles des femmes sont fortement conditionnées par la formation et la dissolution des unions, ce qui les rend grandement vulnérables à la perte de leur logement et de la sécurité économique qui lui est associée. Il est ainsi fréquent que les veuves de ménages polygames, après division de la propriété entre coépouses et enfants, se retrouvent avec une part d’héritage insuffisante pour se reloger convenablement (Evans 2015). Avec dix enfants en bas âge, Mariama a quitté la maison familiale de son mari dans la région de Thiès pour s’installer chez son grand frère à Yeumbeul. Elle y est restée plus de dix ans, ce qui lui a permis de trouver un travail et de faire quelques économies en participant à des tontines : « C’est mon grand frère qui m’a donné une chambre. Je ne payais pas la location. Mes enfants étaient petits, ils ne travaillaient pas, donc je devais me débrouiller. » C’est finalement sur les conseils d’une proche qu’elle a décidé de chercher un terrain :

C’est une des tantes de mes enfants qui était venue un matin très tôt pour m’en parler […] Elle m’a dit qu’elle avait entendu dire que les terrains qui sont ici se vendent et elle voulait qu’on aille voir les responsables pour que je puisse en prendre un. Elle m’avait dit que c’était bien de rester chez mon frère, mais que ça ne pourrait pas durer éternellement et que je devais penser à mes enfants, d’autant plus que je participe à des tontines.

De son côté, Awa considère n’avoir jamais vraiment quitté sa famille, puisque, même en étant mariée, elle demeurait en location à Guédiawaye dans une maison voisine et partageait les dépenses des repas avec ses parents. Après son divorce, qu’elle a demandé parce qu’elle était « fatiguée de ne pas avoir de soutien » de son mari, elle est retournée vivre chez ses parents avec ses jeunes enfants. Comme Awa, la majorité des femmes divorcées regagnent le domicile d’un parent, dans l’attente de pouvoir économiser pour s’installer ailleurs ou encore de trouver un autre mari qui les accueillera (Dial 2008). Une motivation à devenir propriétaire relevée par les femmes hébergées est celle de se prendre en charge et ainsi de ne pas constituer une charge supplémentaire pour leur famille. Cette idée était présente chez Awa, qui se trouvait à un âge où elle devrait normalement être celle qui supporte ses parents (Dimé 2007), et non l’inverse :

Comme j’ai cinq enfants, je ne veux pas rester dépendante de mes parents, je veux aussi ma maison. Trois filles et deux garçons. Tu ne peux pas rester toujours dépendante. J’ai dit au propriétaire [du terrain] que j’avais une somme à ma disposition et que ma mère m’avait donné des bijoux en argent pour que je puisse les vendre et compléter.

Les cas de Mariama et d’Awa montrent à quel point la famille joue un rôle important dans l’accueil et le soutien des femmes veuves ou divorcées en milieu urbain (Mondain 2009; Dial 2008). Lorsque le remariage n’est pas une possibilité envisagée ou sur laquelle il semble possible de compter, il est donc fortement encouragé que les économies faites en étant hébergée servent à trouver un logement ou encore à acheter une maison.

De façon générale, c’est un ensemble de facteurs qui a entraîné les femmes que j’ai rencontrées à devenir propriétaires : une situation résidentielle défavorable et une forte insécurité, combinées à une opportunité économique telle que l’obtention d’un héritage ou d’un montant issu d’une tontine. Si l’achat d’une parcelle se fait souvent sans idée précise du projet résidentiel et de son échéancier – il s’est écoulé en moyenne sept ans entre le moment où les propriétaires ont fait l’acquisition du terrain et leur installation dans la maison –, il se construit chez les répondantes, au fil des changements dans leur situation matrimoniale, économique et familiale, différents projets et aspirations quant au potentiel de leur maison. Les prochaines sections montrent la manière dont les aspirations des femmes quant à leur propriété s’inscrivent dans l’augmentation de leurs responsabilités familiales, mais aussi, quoique cela se produise plus subtilement, dans une démarche pour gagner en autonomie.

De nouvelles responsabilités : constituer un patrimoine résidentiel

« Moi, tout ce que je fais c’est pour mes enfants, c’est à cause d’eux que je me tue. Cette maison est à eux. » Ces propos, avancés par Aminata, illustrent l’objectif le plus fréquent et ouvertement énoncé chez les femmes qui ont construit leur maison, soit celui de garantir l’avenir résidentiel de leurs enfants, c’est-à-dire celui de leur famille. Cette observation est d’ailleurs partagée par la plupart des études ayant abordé le cas des femmes propriétaires dans d’autres villes africaines (Bertrand 2001; Larsson, Mapetla et Schlyter 2003). Si le désir de constituer un patrimoine résidentiel n’est pas une motivation propre aux femmes, celle-ci s’exprime selon des logiques qui leur sont bien spécifiques.

Les propriétaires que j’ai rencontrées atténuent souvent les effets de leur contribution à la construction au profit de leur conformité aux normes féminines et familiales prescrites. Il existe dans les représentations populaires une relation de causalité entre le mérite d’une femme en tant qu’épouse et mère et la réussite sociale de ses enfants; plus elle se dévoue et se « fatigue » dans son ménage, plus l’avenir de ses enfants sera radieux (Lecarme 1999; Adjamagbo, Antoine et Dial 2004). Dans une enquête sur les commerçantes à Dakar, Rondeau et Bouchard (2007) remarquent que cette forte responsabilité envers les enfants peut expliquer que les femmes soient souvent plus prévoyantes que leur mari, notamment dans l’orientation des dépenses faites en supplément des besoins quotidiens. Les entretiens réalisés indiquent que, dans un tel contexte, le « travail de la mère » s’exprime par une rationalisation des dépenses sociales et d’apparat associé aux cérémonies, qui sont habituellement du domaine des femmes, et une réorientation de leurs revenus vers des biens plus durables[7]. Par exemple, le mari d’Aminata avait un emploi permanent, mais c’est seulement lorsque cette dernière a reçu une part d’héritage après le décès de son père que le projet d’avoir une maison s’est concrétisé : « Comme elle a reçu quelque chose de l’héritage, elle a voulu acheter une maison. Sinon, elle va vite dépenser l’argent. C’est pourquoi elle en a profité pour venir acheter un terrain », me raconte le mari d’Aminata. Lorsque je l’ai interrogée sur ses motivations à acquérir un terrain, la propriétaire a tenu des propos similaires :

Je n’ai pas voulu manger [gaspiller] l’argent que j’ai perçu de l’héritage. Je voulais acheter un terrain pour permettre à mes enfants d’avoir un toit et de savoir aussi que leur mère se tue pour eux […] Si j’avais acheté des boubous, ça ne me rapporterait rien, et c’est sûr qu’aujourd’hui ils ne seraient plus à la mode. En plus, je serais toujours en location, et ce serait encore plus dur pour nous.

Même si ce n’est pas un procédé courant (Dial 2008; Diop 1985), cet investissement convient aux deux époux : la location coûte cher et les arrangements avec la grande famille pour le partage des repas mènent souvent à des disputes : « Avec les grandes familles, il y a toujours des problèmes. C’est mieux de venir chez soi [d’avoir sa maison], c’est plus calme », explique Aminata.

Bien que les femmes aient désormais des responsabilités économiques accrues, toutes catégories sociales confondues (Adjamagbo, Antoine et Dial 2004; Dimé 2007; Rondeau et Bouchard 2007), leur participation croissante aux dépenses n’implique pas nécessairement une remise en question du pouvoir ou de la prééminence économique du mari. Pour sauver les apparences et éviter de générer des conflits, la majorité des propriétaires que j’ai rencontrées, qui étaient mariées au moment de l’acquisition d’une parcelle, étaient prêtes à dissimuler leur contribution financière majeure à la propriété. Cela leur semblait un compromis acceptable pour une amélioration générale de leurs conditions de vie. C’est par exemple le cas de Sokna, qui habitait à Keur Mbaye Fall avec son mari et ses enfants, dans une maison en location payée par son gendre, qui se trouve aussi à être le neveu de son mari :

En ce moment-là, je vendais du couscous et de la soupe, et ça m’aidait beaucoup. Le loyer était très cher et on payait 100 000 FCFA. C’était trop dur, souvent on ne faisait même pas ça. Même quand on arrivait à gagner beaucoup d’argent et qu’à la fin du mois tu paies 100 000 FCFA en plus de l’eau et l’électricité, c’est difficile.

Pour Sokna, cette situation de dépendance se révèle particulièrement difficile à tolérer : « Si c’est votre gendre qui vous prend en charge, vous n’êtes pas à l’aise. En plus, dans l’avenir, cela pourra poser des problèmes s’ils ont des problèmes conjugaux. » Voulant ainsi « coûte que coûte sortir de la location », lorsqu’elle reçoit sa part d’une tontine, elle saisit l’occasion d’acheter un terrain que lui avait montré sa soeur. Après la construction de la première pièce, quelques années plus tard, son mari refuse toutefois d’y habiter. Elle explique : « Auparavant, il ne voulait pas venir avec nous. Car chez nous, un homme n’aime pas que les gens disent que c’est la maison de sa femme. Normalement, c’est l’homme qui devrait acheter sa propre maison et y mettre sa femme et ses enfants. » Sokna a néanmoins poursuivi les travaux et a redoublé d’efforts pour convaincre son mari, avec l’aide de ses enfants :

Je les ai rassemblés sans que leur père ne soit là et je leur ai dit de lui parler, car le loyer est cher et qu’on doit venir ici. Quand je lui disais de venir, il ne voulait pas entendre. Ma fille [aînée] a poussé son père pour qu’il m’aide puisque la location est trop chère et que je m’étais engagée à construire pour qu’on sorte de la location.

Les facteurs entourant le processus d’installation permettent ainsi la négociation d’une situation résidentielle qui s’éloigne des normes sociales établies, notamment en ce qui a trait au rôle économique du mari dans la construction.

Le mari de Sokna a d’ailleurs expliqué avoir été contraint d’accepter cette situation, étant pris entre ses responsabilités de soutien familial et son désir d’accumuler suffisamment de ressources pour construire sa propre maison (Mondain 2009) : « Durant le temps que j’ai travaillé, j’étais tellement envahi par la famille, parce qu’ici on travaille pour la famille […] Je me suis marié, j’avais ma petite charge [son épouse et ses enfants] plus la lourde qui est derrière [sa famille], donc je n’arrivais pas à mettre quelque chose de côté pour que demain, je puisse acheter une maison. » En contrepartie, Sokna demeure en général très discrète sur sa contribution : « Les gens ne demandent pas la maison de mère Sokna, mais plutôt la maison de mon mari. Les gens qui sont étrangers à la famille ne savent pas que la maison est à moi. Seulement les proches le savent. » Elle a tout de même pris les mesures nécessaires pour sécuriser sa propriété en inscrivant son nom sur l’acte de vente de son terrain, malgré les tensions que cela a créées dans sa famille : « C’est plus sûr, parce que je ne sais pas s’il [son époux] va chercher plus tard une autre femme ou pas », explique-t-elle. Sans ce papier, elle aurait bien peu de recours pour conserver l’entière propriété de sa parcelle en cas de divorce ou de décès de son mari. En effet, au Sénégal, comme dans plusieurs sociétés patriarcales, les droits des femmes en matière de propriété sont fortement liés à ceux de leur mari et de leurs parents masculins (Rakodi 2010; Whitehead et Tsikata 2003). En plus du principe de résidence patrilocale, qui les conduit à rejoindre la maison de leur mari ou de leur belle-famille, les pratiques d’héritage s’appuient majoritairement sur la religion et la tradition et favorisent les hommes du point de vue de l’héritage (Evans 2015; Bass et Sow 2006). Sokna m’a mentionné que plusieurs discussions à ce sujet avaient lieu dans les groupements féminins et les tontines auxquelles elle participe et que les femmes étaient de plus en plus « instruites » sur leurs droits en tant que propriétaires[8].

Bien qu’ils s’inscrivent dans des normes prescrites, ces investissements dans un patrimoine résidentiel tiennent compte de la complexité et de la diversité croissantes des situations matrimoniales et résidentielles dans lesquelles se trouvent aujourd’hui les Sénégalaises. Être propriétaires devient ainsi, pour les femmes qui se trouvent dans un ménage polygame, un moyen d’offrir à leurs enfants des conditions d’héritage dissociées de celles des autres enfants de leur mari. Pour Marcelle, qui était jusqu’à récemment dans son second mariage, l’achat d’un terrain s’inscrivait dans une stratégie pour habiter séparément de sa coépouse et pour « laisser un avenir » à tous ses enfants, y compris ceux et celles qui étaient issus de son premier mariage. Comme de nombreuses femmes, Marcelle confie ses jeunes enfants à sa famille puis quitte sa région natale, la Casamance, pour chercher un emploi à Dakar (Mondain, Delaunay et Adjamagbo 2009). Elle se remarie quelques années plus tard : « J’étais mariée et divorcée. Par la suite, j’avais décidé de ne plus me remarier, parce que j’étais découragée! Mais quand mon mari actuel est venu me demander en mariage, mon entourage n’a pas cessé de prodiguer des conseils et de me pousser à me remarier. Il avait déjà une femme, je suis la deuxième. » À cet effet, les écrits traitant du mariage en milieu urbain soulignent la forte pression sociale et familiale qui mène les femmes divorcées à reprendre rapidement un mari (Buggenhagen 2012; Dial 2008). Certaines femmes, comme Marcelle, choisissent toutefois de se soustraire au principe de patrilocalité en maintenant un lieu de résidence indépendant (Dial 2008). Cette situation serait mieux acceptée socialement puisque ces femmes ont d’abord fait preuve de conformité, du moins en apparence, par l’entremise du mariage. Lorsque je lui ai demandé l’opinion de son mari relativement à ce choix, Marcelle m’a répondu ceci :

Lui il était d’accord, parce que quand je me suis mariée avec lui, je l’ai trouvé avec une autre femme. Bien vrai qu’on a fait la mairie, mais je lui ai dit que je ne vais pas me mêler avec une autre, je vais rester de mon côté. Tout le temps, je vais au travail, je laisse les enfants seuls ici et je ne veux pas me mêler avec quelqu’un d’autre, parce que, s’il y a des histoires derrière moi, il n’y aura personne pour les régler.

Lorsqu’une de ses collègues de travail, femme de ménage pour l’armée française, lui montre des terrains à vendre à Keur Massar, Marcelle fait un emprunt à sa patronne, puis achète une parcelle : « Moi j’avais pensé aussi, il fallait acheter, même si je n’arrivais pas à construire… les enfants. Vous savez, quand on travaille, il faut déjà préparer l’avenir des enfants », explique-t-elle. Au regard des normes d’héritage, elle considère que d’accepter la contribution financière de son mari aurait été trop risqué : « Lui [son mari], il voulait participer à la construction, mais j’ai refusé. Parce qu’on ne sait jamais dans la vie, il a des enfants avec sa première femme, et cela pourra causer des problèmes futurs. Parce que quand il ne sera plus là demain, les gens pourront dire que c’est son argent. »

Celles qui n’ont pas d’enfants présentent plutôt leur maison comme une résidence familiale. Claudine, qui a acheté un terrain alors qu’elle travaillait comme femme de ménage, expliquait par exemple que la maison reviendrait directement à ses frères si jamais elle se mariait : « La maison est pour la famille. Peut-être si un jour je me mariais, mes frères vont habiter ici avec leurs femmes. Au lieu d’aller payer le loyer, ils peuvent habiter ici. Moi je viendrai de temps en temps, si Dieu le veut. » Ces propos corroborent les résultats de Larsson (1989) qui a demandé aux femmes divorcées ou veuves ce qu’elles comptaient faire de leur maison en cas de remariage. Celles-ci ont généralement répondu qu’elles laisseraient la maison à leurs enfants plutôt que d’y faire venir leur mari. L’ambiguïté qui proviendrait d’une telle situation, en matière d’héritage, semble donc être une motivation suffisante pour garder la maison dans la famille de la propriétaire. Devant l’insécurité résidentielle des femmes en milieu urbain, la propriété et un meilleur contrôle des ressources associées au logement sont donc considérés comme des atouts majeurs pouvant réduire leur vulnérabilité économique et sociale et potentiellement augmenter leur pouvoir de négociation (Cooper 2012; Miraftab 2001).

L’acquisition de l’autonomie : une voie possible vers l’émancipation

Bien que le désir de constituer un patrimoine résidentiel soit énoncé plus ouvertement, l’investissement dans une habitation soutient également la réalisation d’aspirations plus individuelles. La recherche d’un avenir « indépendant » est particulièrement marquée chez les femmes célibataires, qui ne peuvent compter sur les revenus d’un mari ou encore sur le soutien éventuel de leurs enfants. Alice, par exemple, a construit sa maison dans le but d’y ouvrir son propre atelier de couture. Elle voit dans son projet de maison une réponse à la nécessité de se prendre en charge :

Normalement, en Afrique ici les maisons, c’est les hommes. Mais, vous savez, la vie a changé. Pour une femme qui n’a pas de chance, pas de mari, pas d’enfants, tu es seule. Toi, si tu ne t’organises pas, demain tu seras fatiguée. C’est pour cela. Maintenant la vie a changé, la vie est difficile. Les femmes maintenant elles sont intelligentes. Il y en a beaucoup qui achètent des terrains. Elles cherchent leur avenir.

Bien que sa maison rende possibles des aspirations et une sécurité à long terme, Alice laisse voir une forme particulière d’autonomie qui vient au prix d’une certaine stigmatisation. En tant que célibataire qui habite seule, Alice présente une situation hors du commun qui remet en question les conventions familiales et résidentielles (Adjamagbo et Antoine 2009). En parlant du voisinage, elle explique : « Ils disent que d’avoir une maison c’est dur et c’est cher. Ils disent de moi : “ Pourquoi elle a réussi? ” Pour eux, ils croient que c’est l’homme qui devrait construire. Ils vont te regarder d’un oeil… on dit que tu es courageuse. »

Angélique, quant à elle, s’est retrouvée en colocation avec sa soeur après les démarches entreprises par cette dernière pour se séparer : « Son mari est parti jusqu’à ne pas lui donner à manger. Je lui ai dit que maintenant, moi je te donne [de l’argent], tu vas faire la fuite [le quitter]. » Si, de son côté, Angélique n’a jamais été mariée, sa position sur son statut de propriétaire relève clairement les risques associés à cette forme de dépendance résidentielle : « Je préfère avoir ma maison que d’avoir un mari. Si, par exemple, tu vas te marier et le mariage, ça ne va pas. Tu sors [de la maison de ton mari], où est-ce que tu vas aller? On peut te donner à manger aujourd’hui, demain, après-demain, mais tu ne peux pas aller dormir chez quelqu’un pendant un an ou plus. Jamais, au plus grand jamais! » Angélique est la seule, parmi les propriétaires que j’ai rencontrées, à affirmer aussi directement sa préférence pour une situation d’autonomie. Comme le relèvent Adjamagbo et Antoine (2009 : 315), peu de femmes aspirent, ou n’osent aspirer, « à ce mode de vie qui menace les fondements du patriarcat. La stigmatisation de cette forme particulière d’autonomie est très liée à la forte valorisation sociale et morale du mariage et plus généralement à la place qui est faite aux femmes dans la société ». Larsson, Mapetla et Schlyter (2003) ont toutefois démontré qu’après un certain âge plusieurs femmes hésitent à considérer le mariage comme une amélioration de leurs conditions de vie. Dans certains cas, avoir « sa propre maison » devient donc un moyen d’assurer son propre avenir, plutôt que de s’appuyer sur le soutien incertain d’un mari.

Les récits des femmes qui ont dû s’installer chez un parent à la suite d’un changement dans leur situation matrimoniale font aussi état d’un désir de se libérer, par l’acquisition d’une propriété, de certaines contraintes et obligations familiales dans la gestion quotidienne du ménage et de ses ressources (Mondain 2009). Awa raconte, par exemple, à quel point tout le monde était à l’étroit dans la maison familiale : « La maison avait des ardoises [une toiture en fibrociment], avec deux chambres et un salon. Moi, j’étais dans une chambre. Ma mère et mon père dormaient dans le salon. Un de mes fils plus vieux n’avait pas de chambre, il passait la nuit sur la véranda parce que je n’avais pas de quoi lui louer une chambre. » À cet effet, Dial (2008) remarque que les femmes divorcées font souvent référence à l’exiguïté de la résidence de leurs parents pour justifier leur choix de s’installer en dehors du domicile familial. C’est en étant hébergée et soutenue financièrement par ses parents qu’Awa a réussi à faire quelques économies pour acheter une parcelle de terrain. Elle a toutefois attendu dix ans avant de commencer la construction et de pouvoir s’installer dans sa nouvelle maison. En plus des difficultés économiques, elle souligne certaines résistances de son entourage, particulièrement de la part de son père, pour expliquer ce délai :

Mon père était trop attaché à moi. Il ne voulait pas que je vienne toute seule ici parce que mes enfants n’étaient pas encore assez grands pour pouvoir m’aider [financièrement] là-bas. Il disait aussi que j’allais souffrir en venant, car je n’ai pas les moyens et que je ne peux pas vivre loin d’eux. Par contre, ma mère disait que, puisque j’ai pris l’initiative de venir ici, ils doivent me soutenir et m’encourager et que Dieu m’aidera à m’en sortir.

Au Sénégal, la famille constitue le premier cadre de la solidarité; elle permet à ses membres d’obtenir les ressources nécessaires pour satisfaire leurs besoins et parfois même pour assurer leur promotion sociale et économique (Dimé 2007; Marie 1997). Toutefois, comme le montre le cas d’Awa, les obligations et les droits mutuels qui définissent la solidarité familiale impliquent des rapports de pouvoir inégaux et difficiles à contester. Dial (2008) explique bien la nature des conflits liés au partage de l’autorité qui peuvent se poser dans ce type de réaménagement familial, notamment pour la gestion des dépenses quotidiennes et aussi l’éducation des enfants. Awa mentionne d’ailleurs que sa situation résidentielle actuelle lui permet d’exercer plus facilement son pouvoir décisionnel : « La différence, c’est que là-bas c’était chez mes parents, et je vivais avec ma mère, mon père, mes petits frères et soeurs et, en plus, je ne pouvais pas faire ce que je voulais. Maintenant que je suis chez moi, je peux faire tout ce que je veux, élever mes enfants comme je veux sans penser à éviter des problèmes ou vexer qui que ce soit ». Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle préférait dans sa maison, elle a ajouté : « Il n’y a rien qui ne me plaît pas, c’est ma maison. Ce qui me plaît le plus, c’est que j’ai le droit de m’asseoir où je veux, contrairement à d’autres maisons où on peut dire : “ Ici, ce n’est pas ta place [pour exercer ton autorité ou prendre les décisions]. ” Je pourrai faire tout ce que je voudrai. » Devenir propriétaire permet ainsi d’appuyer la capacité de certaines femmes à prendre des décisions à propos de leur vie quotidienne et à se défaire, bien que cela ait lieu subtilement, de certains rapports de pouvoir avec lesquels elles sont aux prises en demeurant avec les membres de leur famille.

Conclusion

Dans le contexte de l’urbanisation rapide et de transformations familiales et socioéconomiques importantes, la participation des Sénégalaises à la production de l’habitation semble bien amorcée. Les données présentées plus haut montrent que les propriétaires recensées ne sont pas nécessairement représentées dans la littérature. Dans ces quartiers périphériques en consolidation, l’héritage de la maison familiale ou encore les investissements réalisés par les migrantes et les salariées (Ly 2004; Tall 2009) ne constituent donc plus des pistes d’explication suffisantes à la présence des femmes propriétaires. Celles que j’ai rencontrées ont ainsi élargi le champ de leurs responsabilités, de la gestion de l’espace domestique à la mobilisation des ressources pour la construction. Leur contribution, hors normes, est la plupart du temps effacée au profit de leur conformité aux idéaux de la mère qui « se fatigue » pour ses enfants. Bien qu’elle permette aux femmes d’acquérir une propriété, tout en esquivant la réprobation morale dont elles pourraient être atteintes, une telle pratique peut difficilement mettre un terme à la reproduction systémique des inégalités puisqu’elle s’inscrit dans la même logique. Comme l’indique Chant (2008), la féminisation des responsabilités et des obligations offre rarement une augmentation équivalente de droits ou de retombées économiques ou sociales pour les femmes.

D’un autre côté, la responsabilisation accrue des femmes ne signifie pas nécessairement que tous les moyens pour gagner en autonomie soient écartés par celles-ci. Après tout, elles expliquent comment la maison leur offre une situation résidentielle et des conditions d’héritage durables, qui sont à la fois indépendantes d’éventuelles réductions ou pertes de revenus, mais surtout, de leur propre situation matrimoniale. Si plusieurs d’entre elles ne sont pas prêtes à bousculer ou à dénoncer dans l’espace public les normes et les pratiques qui les désavantagent, la majorité ont affirmé clairement ne plus attendre après leur mari actuel ou futur ou encore leur famille pour « préparer leur avenir ». De plus, bien qu’elles soient énoncées discrètement, les intentions associées à la possibilité de mettre en oeuvre une activité génératrice de revenus et aussi de mieux contrôler l’éducation des enfants et la gestion des ressources dans le ménage sont présentes dans le discours des répondantes. Le potentiel émancipateur de la propriété semble ainsi se trouver dans les occasions que celle-ci offre aux femmes pour s’épanouir personnellement par la réalisation de projets personnels (Bertrand 2001; Tall 2009) ou encore pour soutenir leur capacité à prendre des décisions à propos de leur vie et à poursuivre leurs propres objectifs (Kabeer 2005).

Bien que la propriété d’une maison soit une dimension de l’émancipation féminine relativement peu étudiée, celle-ci est décrite dans la littérature comme un atout pouvant devenir le fondement de différentes formes de contestation devant l’autorité de certains acteurs, y compris l’État, le mari ou les parents (Larsson, Mapetla et Schlyter 2003; Miraftab 2001). Les cas présentés dans mon article mettent toutefois en lumière certaines inégalités produites ou reproduites par les processus particuliers d’accès à la propriété, de même que les logiques dans lesquelles ils s’inscrivent. Ainsi, pour les femmes qui étaient moins autonomes avant de devenir propriétaires, notamment celles qui sont mariées, il semble plus difficile de sortir du cadre familial et de faire preuve ouvertement d’autonomie, puisqu’elles doivent constamment démontrer leur conformité aux normes sociales établies. La propriété, en tant que levier d’émancipation, paraît davantage possible pour celles qui ont déjà acquis une certaine forme d’autonomie avant d’acquérir une maison. Par exemple, les propriétaires célibataires ou divorcées que j’ai rencontrées ont généralement des capacités d’action plus importantes, puisqu’elles sont moins contraintes, au quotidien, par des formes d’autorité liées à leurs obligations matrimoniales ou familiales. Considérant la précarité des situations économiques et la volatilité des unions matrimoniales, ces projets et aspirations associés à la maison n’offrent toutefois que peu d’indications sur leur éventuelle réalisation. Si le fait d’être propriétaire ne garantit pas une plus grande autonomie, pas plus qu’il ne transforme automatiquement les rapports d’autorité dans le ménage et la famille, il offre du moins l’avantage d’élargir le champ des possibilités. C’est en ayant un plus grand éventail d’options à leur disposition que ces femmes propriétaires pourront, à long terme, mettre en oeuvre des actions qui mèneront à de telles transformations.