Article body
Le regard sociologique que pose Anna Lupien sur le parcours de trois générations de femmes artistes est sans contredit fort inspirant pour les femmes – et les hommes – qui s’intéressent plus particulièrement à la place qu’ont occupée et qu’occupent de nos jours les femmes dans la sphère artistique au Québec. Depuis la création du Refus global (Borduas 1972), texte emblématique de l’automatisme, en passant par le studio D de l’Office national du film (ONF), qui a donné naissance à la série En tant que femmes, et plus récemment le Studio XX, qui prône la diversité des voix comme des pratiques artistiques, les artistes québécoises ont parcouru un chemin hasardeux en parallèle avec les luttes féministes.
À quoi s’intéresse plus particulièrement l’auteure dans l’ouvrage intitulé De la cuisine au studio? Motivée par le manuscrit des mémoires d’une de ses grand-mères, Anna Lupien analyse le parcours de douze artistes qui ont évolué dans différentes disciplines artistiques (dont la peinture, la danse, le design, le cinéma ainsi que les arts médiatiques et technologiques). Issue de la recherche et de l’entretien, sa réflexion confirme la persistance de la division et de la hiérarchie entre les femmes et les hommes, même si la société québécoise a été l’objet, depuis les premières luttes pour les droits civiques et juridiques des femmes, de transformations et d’avancées appréciables, mais non fondamentales selon l’auteure :
Les récits de la plupart d’entre elles montrent toutefois que les transformations qui ont touché la sphère privée et favorisé leur participation à la sphère publique n’ont pas profondément remis en question le fait que les femmes demeurent les principales responsables du travail domestique et des charges familiales qui s’avèrent très prenantes malgré leur invisibilité sociale.
p. 115
Dans le sillage de son analyse, l’auteure propose de réfléchir, à partir du parcours de chacune des artistes, sur la double lutte féministe contre le confinement des femmes dans la sphère privée et pour leur accès à la sphère publique. Considéré comme un espace créatif du politique, l’art demeure un lieu d’interaction fertile. C’est donc à une réflexion sur la sphère publique et la sphère privée que nous convie Anna Lupien. En clair, elle propose une réflexion sur le système patriarcal.
L’approche critique privilégiée par l’auteure pour discuter de ces parcours de femmes artistes, approche développée et explicitée en introduction, est celle du féminisme matérialiste, « une perspective antiessentialiste des rapports sociaux portée par des auteures rattachées principalement au féminisme matérialiste (Delphy, Kergoat, Guillaumin, Haicault et Mathieu) » (p. 30). Anna Lupien explique ainsi son choix :
Cette approche [est] diamétralement opposée à celles qui invoquent une différence naturelle entre les hommes et les femmes [et elle] permet de comprendre comment la construction sociale des catégories de sexe est à la source de divisions et de hiérarchies entre les hommes et les femmes dans la plupart des sphères de la société.
p. 30
L’oppression des femmes, selon les théoriciennes féministes matérialistes, tire son origine de la division sexuelle du travail. Celle-ci peut se résumer à l’assignation de tâches aux hommes et aux femmes, tâches qui diffèrent sensiblement de nature et de valeur selon le sexe de la personne et en fonction de deux principes fondamentaux : « le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme « vaut » plus qu’un travail de femme) (Kergoat 2000, p. 36) » (p. 30). S’interrogeant plus loin sur le rapport entre représentation et réalité (p. 33-36), Anna Lupien suggère à juste titre « que l’art des femmes peut participer des deux principales fonctions de la lutte idéologique féministe identifiées par Delphy, soit l’analyse et la dénonciation de l’idéologie dominante, et l’acquisition d’une image différente de nous-mêmes, en tant que femmes (2001, p. 226) » (p. 36). C’est d’ailleurs en ce sens que le travail d’Anna Lupien prend toute son importance, en tant qu’il permet de préserver la mémoire de trois générations d’artistes qui ont, par leurs pratiques artistiques, participé aux luttes féministes du xxe et du xxie siècle.
L’ouvrage est organisé selon trois chapitres. Le premier, « Les femmes et l’art : réflexions sur les représentations et sur la création », se consacre à la place de la femme dans le monde de l’art, c’est-à-dire la femme en tant que représentation, muse et créatrice. Pour les femmes artistes, il s’agit de représenter la réalité des femmes selon différents points de vue, par conséquent de sortir des représentations figées des femmes (p. 59-60). Le deuxième chapitre, « Stratégies pour une pratique artistique », propose une réflexion sur l’impressionnante trajectoire des artistes qui ont dû se frayer un chemin de la cuisine au studio, pour reprendre le titre évocateur de l’ouvrage. « Un studio à soi » (p. 105), comme l’indique le titre d’une des sections, fait référence non seulement à la devise du Studio XX, mais également à l’essai féministe de Virginia Woolf, A Room of One’s Own (1929), dans lequel l’auteure pose un regard critique – féministe – sur la situation des écrivaines en Angleterre. Le troisième chapitre, « Rencontre de l’art et du politique en trois temps », insiste sur le geste fondamentalement transformateur qu’est la création pour ces trois générations de femmes, donc sur sa portée politique, de même que sur l’appropriation d’un espace d’expression publique. « Que ce soit à travers l’expression de points de vue dissidents, par le dévoilement de certaines réalités ou par des mécanismes qui interpellent l’expérience sensible, l’art se fait politique ici en s’intégrant dans le quotidien, là en affectant l’inconscient ou ailleurs en éveillant les consciences », explique Anna Lupien (p. 125).
Le regard sociologique que pose l’auteure s’intéresse tout particulièrement aux femmes, c’est-à-dire à la personne et à son vécu, et ce, par l’intermédiaire de l’entretien. La réflexion s’avère au final d’une grande richesse pour les générations d’artistes ainsi que d’intellectuelles et d’intellectuels à venir. Toutefois, on pourrait reprocher à Anna Lupien de n’avoir qu’effleurer la production artistique des douze artistes dont elle trace le parcours. En effet, quelques titres sont mentionnés, parfois accompagnés d’un court descriptif de l’oeuvre ou du film, ou d’un bref commentaire analytique. Pour les critiques et les spécialistes de l’histoire de l’art et du cinéma, ces quelques lignes demeurent nettement insuffisantes. D’autre part, l’omission de la réalisatrice, scénariste et actrice Paule Baillargeon, dont le film La cuisine rouge (1980) lui a valu l’étiquette d’« artiste radicale », s’explique mal. Néanmoins, l’auteure insiste sur les limites de son projet en conclusion : « j’aurais beaucoup aimé faire des incursions du côté de l’histoire de l’art et du cinéma afin de développer une réflexion plus élaborée sur la résonnance des oeuvres dans nos imaginaires collectifs » (p. 178). Il s’agit donc moins d’une réflexion sur l’art et le cinéma des femmes que d’un essai féministe sur la femme artiste et la place qu’elle occupe dans le monde de l’art au Québec. Dans tous les cas, c’est bel et bien un ouvrage qui donne la parole aux femmes, ce qui a d’emblée beaucoup de valeur dans une perspective féministe de l’histoire de l’art, du cinéma et de la culture.