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À la croisée de l’histoire des femmes et celle des intellectuels, l’ouvrage collectif Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, dirigé par Nicole Racine et Michel Trebitsch, jette un regard de biais sur l’historiographie française en y introduisant la question du genre afin de rendre visible l’apport des femmes au milieu intellectuel français et d’éclairer les rapports entre intellectuels et intellectuelles. Les articles réunis sont issus des travaux effectués de 1998 à 2001 par le Groupe de recherche sur l’histoire des intellectuels (GRHI). Racine et Trebitsch délimitent temporellement et spatialement leur objet d’étude dès l’introduction : penser l’histoire des intellectuelles du xvie au xxe siècle en France. Même si la plupart des auteurs et des auteures viennent des domaines de l’histoire des femmes et du genre, ces deux collaborateurs adoptent une approche historique et non pas liée aux théories féministes ou aux études de genre (gender studies). L’ouvrage se divise en trois axes de recherche : « Du xvie au xxe siècle : les naissances des intellectuelles », « Identités intellectuelles. Figures et représentations » et « Engagements ».

La première partie « reme[t] en cause la coupure si communément admise de l’affaire Dreyfus, ou si l’on préfère, de la fin du xixe siècle comme date de naissance des intellectuels » (Racine et Trebitsch 2004 : 21). On y relate, de l’Ancien Régime au xxe siècle, divers moments de l’histoire où des voix des femmes se sont fait entendre dans la sphère publique. Selon Éliane Viennot, Christine de Pizan, dont les écrits datent de la fin du xive et du début du xve siècle, fait figure de prédécesseure des nombreuses intellectuelles qui apparaissent dans le paysage culturel à partir du xvie siècle, à la faveur du retour des femmes au gouvernement et de la reconnaissance des « femmes doctes » par les humanistes. Quelques textes soulignent l’importance des salons littéraires, nouveau phénomène de sociabilité au xviie siècle, parmi les conditions d’émergence des intellectuelles. Danielle Haase-Dubosc observe le rôle essentiel que la « Querelle des femmes », omise par les spécialistes de l’histoire de la littérature au profit de la « Querelle des Anciens et des Modernes », a joué dans l’accession des femmes aux salons en les montrant comme protectrices des valeurs et d’un certain savoir. Dans son étude des modalités de l’accès des femmes à l’écriture, Isabelle Brouard-Arends perçoit, à juste titre, dans les salons un espace d’intégration de la femme de lettres, « entre activité intellectuelle et sociabilité mondaine » (p. 76), dans un paysage culturel en redéfinition durant le siècle des Lumières. Les positions paradoxales de Mme Geoffrin, de Julie de Lespinasse et Mme Necker, dont les salons étaient courus au xviiie siècle, mais qui ne se sont jamais revendiquées d’un savoir intellectuel et n’ont jamais publié, illustrent bien le déchirement des femmes entre leur réputation, nécessaire à la fréquentation de leur salon, et leurs ambitions intellectuelles, selon Antoine Lilti (p. 85-100). Après la Révolution française, le champ littéraire devient plus accessible pour les femmes, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles obtiennent une reconnaissance en tant qu’intellectuelles. Elles sont au contraire souvent reléguées au roman, à la correspondance et au journal intime. Pourtant, Michelle Perrot constate qu’au xixe siècle des échanges s’opèrent entre l’« ange du foyer » (Woolf 1983), pour reprendre l’expression de Virginia Woolf, et l’intellectuelle, comme les figures de la nouvelle femme et de la virago l’illustrent. Le tournant du xxe siècle marque un changement majeur pour les femmes qui voient l’espace culturel et socioéconomique s’ouvrir devant elles, grâce à la mobilisation des milieux intellectuels autour de l’affaire Dreyfus, à l’accès à l’éducation et au marché du travail, ainsi qu’à l’essor du féminisme qui en découle. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, leur présence dans le milieu intellectuel est de plus en plus signifiante, tel qu’en témoigne la réception du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir publié en 1949, étudiée par Sylvie Chaperon dans sa réflexion sur les réaménagements et les redéfinitions qu’entraîne l’insertion de la notion de genre en histoire des intellectuels et des intellectuelles.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, on s’interroge sur la construction de l’identité des intellectuelles au xxe siècle, en s’attachant particulièrement au cas des auteures. Le début du siècle voit apparaître la figure de la « femme non liée », indépendante financièrement et sexuellement, tant dans l’imaginaire romanesque que chez les auteures qui, « de Germaine de Staël à George Sand, de Colette à Virginia Woolf ou à Simone de Beauvoir, […] sont doublement emblématiques de la femme libre telle qu’elle s’affirmera à l’époque moderne », selon Nathalie Heinich (p. 147). Néanmoins, alors que le nombre d’intellectuelles dans l’espace social augmente dans l’entre-deux-guerres, comme le révèle leur présence accrue dans les universités, les librairies, les associations et les manifestations culturelles, Annelise Maugue souligne que leur présence romanesque se limite aux stéréotypes du bas-bleu ou à un rôle de ventriloque. De l’après-guerre jusqu’aux années 80, les femmes ont peu à peu été reconnues en tant qu’écrivaines : pensons à Simone de Beauvoir, Marguerite Duras et Nathalie Sarraute, pour ne nommer que ces exemples. Delphine Naudier postule que la légitimité acquise par le succès universitaire ou littéraire leur permettra de prendre position publiquement. Pour terminer cette partie, Nicole Mosconi procède à un survol historique de l’accession des femmes au savoir institué, de leur exclusion totale du monde intellectuel au xixe siècle à leur présence majoritaire dans les universités après la Seconde Guerre mondiale, en passant par leur accession à l’éducation sous la IIIe République.

La troisième partie de l’ouvrage se questionne sur l’engagement des femmes tout au long du siècle dernier : où, comment et sur quoi porte-t-il? L’importance accordée à cet aspect se justifie par les définitions de l’« intellectuel » en tant que figure engagée dans la sphère publique que convoquent plusieurs auteurs et auteures. Le cas spécifique de l’apport des magistrates au débat sur la justice française (Anne Boigeol) et celui de l’instauration d’un comité de recherche au sein de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’aide aux citoyens (Claude Piganiol-Jacquet) constituent des exemples atypiques de la forme que peut prendre cet engagement, mais ces articles se présentent sous la forme d’un inventaire qui ne parvient pas à susciter l’intérêt. Par ailleurs, trois textes portent sur la question du féminisme en France. Françoise Blum examine les actions des membres du comité de la rue Fondary qui conjuguent féminisme et pacifisme dans leurs revendications au cours de la Première Guerre mondiale. En revenant sur l’influence de Simone de Beauvoir, l’impact du Women’s Lib américain sur le mouvement de libération des femmes (MLF), la réception des travaux d’Hélène Cixous, Luce Irigaray et Julia Kristeva, ainsi que sur la réticence française aux gender studies, Ingrid Galster rend compte des rapports, parfois complexes, entre les féministes françaises et américaines. Le bilan de la situation du féminisme au début du xxie siècle, effectué par Michèle Le Doeuff, permet de poser le constat qu’il est désormais nécessaire de sortir des lieux de sociabilité habituels du milieu intellectuel (publications spécialisées, colloques et séminaires) et d’investir les médias de masse pour pouvoir apporter le débat sur la place publique. Pour clore l’ouvrage, l’article de Françoise Thébaud propose, plus largement, un état de la recherche sur l’histoire des femmes en France et réfléchit sur la place des spécialistes de ce domaine dans les institutions. Cette dernière partie du collectif, si elle a le mérite de mettre en lumière les actions militantes de femmes ayant souvent été oubliées par l’historiographie, paraît moins pertinente en raison de son aspect disparate, dû à l’absence de fil conducteur entre les textes sur des groupes engagés, entrecoupés d’écrits sur le féminisme et l’histoire des femmes.

Plusieurs auteures et auteurs soulignent, à l’instar de nombreux critiques[1], le phénomène de marginalisation que les institutions universitaire, éditoriale, critique et médiatique font subir aux recherches intégrant la notion de genre sexuel à la discipline historique. L’entreprise lancée sous la direction de Racine et Trebitsch ne se situe pas pour autant du seul côté de la légitimation de ce champ de recherche ou des nombreuses figures d’intellectuelles qui parcourent ses pages. En effet, les textes mettent au jour les conditions de l’émergence des intellectuelles et le façonnement de leur identité. Ce collectif se distingue surtout par sa première partie, intéressante parce qu’elle revisite les lieux canoniques de l’historiographie française en faisant apparaître les configurations de l’espace que les intellectuelles ont occupé depuis le xvie siècle dans les milieux culturels, politiques et sociaux.

Faisant le vaste pari de constituer une histoire des intellectuelles de l’Ancien Régime à aujourd’hui, l’ouvrage passe sous silence l’oeuvre de plusieurs intellectuelles importantes pour se concentrer sur les moments clés de l’histoire de la femme docte et belle, telle qu’elle était appelée au xvie siècle, à l’intellectuelle du xxe siècle. On peut tout de même s’étonner du peu de place accordée aux intellectuelles des 50 dernières années – hormis les trois cas peu connus proposés dans la dernière partie –, alors que leur nombre s’est considérablement accru depuis les années 60.