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Longtemps écartées du monde de l’art[1], les femmes artistes s’imposent au cours des années 60 et 70 sur la scène artistique, appuyées par la forte présence des mouvements féministes, notamment en Amérique du Nord. Réagissant au dogmatisme du modernisme ayant dominé la discipline depuis l’après-guerre, et qui préconise une évacuation du sujet dans un idéal d’autoréférentialité de la matière, mais également à toute une histoire de l’art ayant restreint l’accessibilité des femmes artistes au corps[2], objet d’étude fondamental dans l’apprentissage du « grand art », plusieurs d’entre elles le réinvestiront. Ainsi, au moyen de la performance, par exemple, les femmes se le réapproprieront en le réintroduisant à la fois comme sujet et matériau des oeuvres. Critiquant, interrogeant et remodelant ce corps, elles en transformeront l’emploi, le corps se faisant actant plutôt qu’objet de contemplation. De ces réflexions sur le corps, intimement lié à la définition même du sujet, se dégagent des considérations d’ordre identitaire.

Toujours d’actualité, le thème de l’identité s’avère central dans diverses pratiques artistiques dites engagées qui veulent dénoncer et déconstruire les stéréotypes, remettre en question les normes et ouvrir les possibilités identitaires. L’artiste canadienne Dana Wyse, fondatrice de Jesus Had A Sister Productions, est de celles qui, par l’entremise de la stratégie ironique, abordent la problématique de l’identité dans toute sa complexité. À l’aide de toute une gamme de pilules miracles promettant succès, bonheur et reconnaissance pour qui les consomme, elle propose une réflexion sur maintes thématiques abordées par les études féministes, dont la médicalisation des corps ainsi que le caractère fantasmatique et labile de l’identité. L’ironie, en tant que stratégie esthétique et politique, dégage les oeuvres d’une rhétorique moralisatrice et directive; elle suscite une approche davantage inclusive, qui sollicite chez les réceptrices et les récepteurs une pensée critique à l’égard de diverses problématiques féministes.

La présente analyse envisage l’ironie comme une figure particulière et mouvante qui, en certains cas, se situe à l’intérieur de la gamme d’actes humoristiques. Patrick Charaudeau, dans son article sur les catégories de l’humour, affirme ceci : « Tout fait humoristique est un acte de discours qui s’inscrit dans une situation de communication […] Il est […] un acte d’énonciation à des fins de stratégie pour faire de son interlocuteur un complice » (Charaudeau 2006 : 21-22). Selon cette prémisse, dès lors que l’ironie sollicite complices à sa moquerie, elle se ferait acte humoristique. Une énonciation ironique lancée par une personne à l’endroit d’un ou d’une destinataire dans un échange n’engageant que ces deux personnes tendrait davantage vers le persiflage puisqu’elle n’aurait que pour objet de satisfaire l’ironiste aux dépens de son interlocuteur ou de son interlocutrice. Toutefois, lorsque l’énonciation est livrée devant auditoire, le public est appelé à se faire complice du commentaire, ce qui procure ainsi un plaisir humoristique partagé entre l’ironiste et ses complices. En d’autres mots, le plaisir humoristique survient du moment que se crée un lien de complicité, qu’il soit explicite ou métaphorique. Lorsque cette figure se fait stratégie politique, ironiste et complices se solidarisent dans la récrimination de l’idée ou de l’individu moqué au moyen de l’ironie.

La figure de l’ironie

Bon nombre de théoriciens et de théoriciennes s’accordent sur deux points. D’abord, ils en dégagent une structure, similaire les unes aux autres, qui nécessite d’être décodée. Qu’elle soit verbale, textuelle ou iconique, l’ironie prend la forme d’un message dans la mesure où, tout comme l’oeuvre, elle est créée, puis partagée avec des gens qui la recevront et qui en feront une lecture. L’ironiste, qui assure l’encodage, propose plusieurs niveaux de lecture. En effet, dans son article « Problèmes de l’ironie » (Kerbrat-Orecchioni 1978), devenu indispensable à l’étude de cette figure (Marlena Braester, le Groupe Mû, Linda Hutcheon ainsi que Pierre Boudon s’en inspireront), la linguiste française Catherine Kerbrat-Orecchioni démontre que deux signes configureraient la séquence ironique : le signe normal et le signe ironique. Le premier contient un signifiant, ce qui est vu, ainsi qu’un signifié, le sens rattaché au signifiant; tous deux manifestes, ils correspondent au sens littéral, en d’autres mots, au premier degré. Pour sa part, le signe ironique doit être décodé, c’est-à-dire qu’il est suggéré. Dans l’image, selon le Groupe Mû, celui-ci comporte le signifiant et le signifié qui apparaissent de manière indirecte. Ce qui tient lieu de signifiant – ce qui est donné à voir, de façon détournée –, à l’instar de Kerbrat-Orecchioni, les auteurs et les auteures le présentent en tant qu’indices de l’ironie. Il y a unanimité sur ce second point selon lequel l’ironie se découvre à partir d’indices. Que ce soit, par exemple, au moyen de l’hyperbole ou de la parodie, elle expose aux lecteurs et aux lectrices certaines irrégularités qui, à condition d’être constatées, révèlent une négation de l’énoncé initial. Récupérant la formule de Kerbrat-Orecchioni, le Groupe Mû, parmi les rares à offrir une analyse de ce qui est nommé l’« ironie iconique », exemplifie la structure ironique en ces termes : « A, en énonçant x, veut faire entendre non-x » (Groupe Mû 1978 : 427). Il importe de spécifier que non-x ne signifie pas le contraire de x, mais bien sa négation. C’est précisément ce jugement négatif qui caractérise l’ironie : elle désapprouve, sans nécessairement s’opposer. La négation du premier signifié fait donc office de second niveau sémantique.

L’ironie : complice des discours dominants?

Certaines personnes reprocheront à l’ironie son manque de créativité, dans la mesure où elle récupère et répète une norme ou un discours qu’elle tente de transgresser. Et ne les déconstruisant pas absolument, elle risquerait de les renforcer. Dans « L’ironie féministe prise ou piège : l’exemple de l’Euguélionne », Lori Saint-Martin se fait critique à l’égard de la parodie mise en oeuvre au sein de propos ironiques : « Si la parodie reprend et réactualise les grandes oeuvres du passé – même en les dénonçant –, c’est qu’elle en est jusqu’à un certain point complice » (Saint-Martin 1997 : 137). D’une part – et sans remettre en question la pertinence de cette critique inspirée des écrits de Hutcheon, laquelle se réfère à l’étymologie du terme « parodie » – à partir du moment où l’oeuvre s’offre au public et dans le processus de création, elle s’inscrit nécessairement à l’intérieur d’une discipline qui la reçoit au sein de toute une tradition préalable. Par conséquent, même en dehors de la forme parodique, l’oeuvre se réfère d’une certaine manière à l’histoire et aux conventions de sa discipline. Elle est construite et créée à partir d’éléments (couleurs, formes, images, mots, gestuelle, etc.) déjà lourds de sens, imprégnés des normes et des discours dominants et lisibles selon les règles d’une symbolique prédéfinie. De ce fait, l’oeuvre ne peut que les reproduire ou, au mieux, les troubler dans l’objectif de les transformer, mais elle ne peut s’en affranchir totalement.

D’autre part, cet appel aux discours nouveaux se heurte à l’écueil de la spécificité identitaire : « Pour utiles qu’elles soient, les formes satiriques et parodiques ont obligé les écrivaines à s’associer au discours masculin au sujet des femmes, ne serait-ce que pour le contester. Créer des discours féminins, c’est une tout autre histoire » (Saint-Martin 1997 : 144). Bien que l’auteure évoque la multiplicité des discours « féminins », ceux-ci auraient tout de même en commun le fait de se constituer à partir d’une expérience commune de la féminité, qui, on le devine, passe par le corps. Cependant, les discours « féminins » se concrétisent-ils, comme le propose Hélène Cixous, à partir d’une écriture féminine? Dans cette éventualité, que caractériserait une écriture féminine, ou même un discours féminin? Cette écriture remploie-t-elle les structures, les styles et les mots employés par les discours masculins? Il semble effectivement pertinent d’intégrer des points de vue jusqu’alors négligés dans la création de discours et d’oeuvres, mais jusqu’à quel point un discours est-il teinté du sexe de son auteur ou de son auteure? Préconiser ces discours féminins par opposition à un discours qualifié de masculin risque de reconduire une vision polarisée des sexes, mettant en avant leur complémentarité et perpétuant le statut marginal des discours et des créations de femmes. Et pourquoi qualifier un discours de masculin plutôt que de le qualifier d’occidental, de blanc, de bourgeois, etc.? Les propos tenus à l’intérieur d’un discours donné guident fort probablement la lecture qui en sera faite, et encore, tout dépendant de la position du récepteur ou de la réceptrice, c’est-à-dire que le même discours s’interprète différemment selon l’individu le captant. Un discours se voulant féminin pourra donc, selon l’auditoire, reproduire certains schèmes oppressifs, cela menant à douter de l’efficience des discours « féminins » pour échapper aux rapports de domination ancrés au sein même du processus de création.

Ce desideratum, « que la femme écrive la femme » (Cixous 2010 : 196), revêt toute sa pertinence parmi les revendications féministes des années 70, où la réappropriation du corps, de la sexualité et du sujet femme(s) marque l’urgence de s’extirper des définitions limitées, objectivantes et stéréotypées de la Femme. Non pas que ces questionnements ne sont plus nécessaires, cependant de nombreuses études féministes ont poussé plus avant les problématiques liées à la redéfinition d’une identité féminine, mais également à la formation d’un « nous femmes » qui se réaliserait concomitamment, à l’exclusion d’autres femmes. À son apparition, le Black feminism, par exemple, dénoncera le « solipsisme blanc » (Rich 1979 : 306) du mouvement féministe nord-américain, révélant en cela toute la complexité du « nous femmes » et, conséquemment, de l’entreprise d’une lutte politique basée sur l’identité. Oui, les marginalités doivent s’exposer de façon autonome pour fissurer les discours et les points de vue dominants, mais c’est en déployant la profondeur, la diversité et le caractère mouvant de l’identité que les créatrices repousseront les cadres contraignants et oppressants dans la production de savoirs aussi bien que dans la production artistique. Du même coup, les oeuvres, tout comme les considérations féministes, se feront davantage inclusives.

L’intérêt de l’ironie réside dans son potentiel rhétorique qui requiert l’inclusion de celui ou celle qui la décode; il s’agit d’un échange entre les personnes qui en sont à l’origine (acte de création) et celles qui entendent l’énoncé ironique, ce que les discours féminins n’offriraient pas a priori. Rejetant une première proposition de par sa négation, mais n’en formulant aucune autre, l’ambiguïté ironique laisse place à la réflexion, ce qui rend ainsi recevable, légitime et estimable toute autre proposition, dans la mesure où celle-ci sera construite à partir d’un minimum d’exercice réflexif, offrant la possibilité d’un troisième niveau sémantique. Cette stratégie ne compromet en aucun cas la création de discours autres au profit des discours dominants. Au contraire, elle ouvre à une multitude de possibilités discursives et, de ce fait, adopte une militance exempte de rapports autoritaires, voire totalitaires, envers le public. En effet, elle offre une certaine liberté, une autonomie de pensée et, en ne se manifestant pas d’emblée, elle fait preuve de déférence à l’égard de l’auditoire que Vladimir Jankélévith salue : « L’ironie fait ensemble honneur et crédit à la sagacité divinatoire de son partenaire; mieux encore! Elle le traite comme le véritable partenaire d’un véritable dialogue ; l’ironiste est de plain-pied avec ses pairs, il rend hommage en eux à la dignité de l’esprit » (Jankélévitch 1964 : 68). Se crée alors une relation de réciprocité entre l’oeuvre et le spectateur ou la spectatrice.

Dana Wyse et ses pilules miracles : se constituer à partir des normes

Artiste originaire de l’Ouest canadien, Dana Wyse vit et travaille en France, où est installée la société pharmaceutique lui servant de pseudonyme : Jesus Had A Sister Productions. Les critiques de même que les théoriciennes et les théoriciens de l’art, abordant rarement sa pratique (et, le cas échéant, ne la mentionnant qu’au passage[3]), contribuent à leur façon à la méconnaissance de son travail au sein du monde de l’art contemporain. Cependant, Dana Wyse prend en charge la diffusion de discours portant sur sa pratique avec deux ouvrages qui font la promotion de ses oeuvres, écrits en collaboration avec la critique d’art Élisabeth Lebovici. Ces ouvrages, truffés de canulars de toutes sortes, mythifient la figure de l’artiste en jouant d’autofiction, de sorte qu’il est impossible d’en distinguer leurre et réalité. Cette notion de leurre qui, selon Joanne Lalonde, interrogerait la « frontière entre réalité et mensonge, sans être un canular complet, ni un faux ouvertement démasqué » (Lalonde 2008 : 102) occupe une place prépondérante dans l’ensemble de la production artistique de Dana Wyse, mais également dans la forme ironique où l’énoncé initial devient leurre. C’est précisément le doute, l’indécidabilité de l’objet et du discours rapporté par celui-ci, qui entraîne l’exercice réflexif.

Avec la série Pills & Remedies, qui consiste en plus d’une centaine de cachets, gélules et médicaments de toutes sortes, Dana Wyse exploite le potentiel ironique d’appel à l’intellection, à la réflexion critique. Les produits qu’elle met au point depuis 1996, qui demeurent à ce jour plus largement distribués sur le marché européen qu’américain, proposent diverses solutions miracles quant à des « problèmes » et difficultés notamment d’ordre identitaire. Leur emballage composé de formules dignes de réclames met en avant non seulement la pression consumériste exercée par les sociétés occidentales sur l’individu, mais également leurs injonctions implicites prescrivant l’être : Be White Immediately (1997), Be Instantly Seductive and Alluring (1998), Guarantee the Heterosexuality of Your Child (1997 (figure 1)). Absorbés par le corps, ces remèdes participeraient d’une incorporation des normes idéales. Les pilules, seringues, poudres et autres instruments de transformation insérés dans un sachet de cellophane, donc laissés apparents, s’accompagnent d’une image et d’une formule du type slogan. Le sens rattaché à ces premiers signifiants est celui d’un médicament qui, par exemple, assurerait l’hétérosexualité de l’enfant à naître. Cette invraisemblable garantie mène le consommateur ou la consommatrice à douter de la véracité du produit. Un examen plus approfondi de l’objet s’impose; au verso, un texte en vante les bienfaits (Benayoun et Vannouvong 2006 : 47-48) :

Chez JHAS Productions, nous pensons que la vie ne doit pas être un jeu de hasard. Nous pensons qu’il importe d’être prévoyant, afin d’assurer le meilleur avenir à son enfant. Nous comprenons les parents qui s’inquiètent. Pourquoi attendre avec angoisse que votre enfant ait dix-huit ans et vous dise : « Papa, je crois qu’il y a quelque chose que tu dois savoir… »? Une pilule prise par la mère durant sa grossesse assurera une sexualité saine à votre bébé. Repos garanti.

Figure 1

Guarantee the Heterosexuality of Your Child

Guarantee the Heterosexuality of Your Child
courtoisie de Aeroplastics contemporary, Brussels

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Figure 2

Be Straight Instantly

Be Straight Instantly
courtoisie de Aeroplastics contemporary, Brussels

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L’ambiguïté persiste. Cette allégation s’apparente aux discours homophobes et conservateurs considérant que l’homosexualité relève du pathologique. Le Groupe Mû souligne d’ailleurs cette prédilection de l’image ironique pour la technique du « discours rapporté » (Groupe Mû 1978 : 435). Tout comme l’amniocentèse, mais cette fois sans test, de façon préventive, la mère semble amenée à médicaliser sa maternité afin d’assurer la « normalité » de son enfant. L’extrémisme de cette proposition annonce l’ironie, mais c’est l’inscription de Jesus Had A Sister Productions, agissant à son tour à titre d’indice, qui la révèle. Se prétendant soeur de Jésus, ou du moins y faisant allusion, l’artiste et son entreprise s’octroient le statut d’une autorité divine, qui, par cette médicalisation, exaucerait les volontés du consommateur ou de la consommatrice, le fétichisme de la marchandise se substituant à la prière. Cette étrange combinaison du divin, du médical et de la marchandisation crée un paradoxe que le spectateur ou la spectatrice tentera de résoudre afin de « rétablir une cohérence compromise » (Forget 2001 : 44). La stratégie ironique, avec une grande économie de moyens, soulève donc l’aberration de l’énoncé initial. Par la forme hyperbolique, elle le fait sans avoir recours à une autre forme d’énonciation que le discours rapporté puis répété ou amplifié. Si plusieurs estiment que l’ironie agit au même titre qu’une arme, il semble juste de concevoir cette figure comme un retournement de l’arme à l’endroit de celui ou celle qui commet l’agression.

Au sujet de la médicalisation des individus et de l’existence, Michel Foucault souligne que la pensée médicale, qui consiste en « une façon de percevoir les choses qui s’organisent autour de la norme, c’est-à-dire qui essaie de partager ce qui est normal de ce qui est anormal », parasite les rapports entre les individus et « cherche à se donner des moyens de correction […] des moyens de transformation de l’individu » (Foucault 2001 : 374). C’est précisément ce genre de réflexion au sujet des normes identitaires que le travail de Dana Wyse semble proposer. Ces oeuvres/produits promettent aux consommateurs et aux consommatrices qu’illes[4] correspondront aux différentes normes, qu’illes corrigeront et adapteront leur identité selon leur désir, ce qui leur garantira bien-être et bonheur. Be Straight Instantly (1998 (figure 2)) illustre bien cette idée. Il consiste, de la même façon qu’un timbre antitabagique, en un timbre « déshomosexualisant » qui prend la forme d’un pansement. L’image qui accompagne le slogan est tirée de toute une imagerie publicitaire typique des années 50 et 60 : elle présente une petite famille réunie au salon, le garçon costumé en cowboy, à cheval sur le dos de son père, dégainant son fusil pour, on l’imagine, abattre l’indien incarné par la mère. Cet engouement, cette fascination, voire cette nostalgie que l’on constate aujourd’hui pour l’avènement de la société de consommation des années 50 et 60 et l’idéologie conservatrice manifeste dans l’imagerie publicitaire de l’époque – pensons notamment au succès dont jouit la populaire série télévisée Mad Men –, Wyse, pour sa part, l’exploite à des fins subversives en réintégrant ces images à l’intérieur d’une nouvelle narrativité. L’anachronisme ainsi créé par cet emprunt, indice de l’ironie, participe d’une dévalorisation du premier signifié, dénotant son caractère rétrograde. Sous l’apparence idyllique de ces publicités se cache une violente énonciation normative d’un certain nombre d’idéaux. Dans le cas présent, il s’agit d’hétérosexualité, de monogamie, de famille, d’une masculinité virile, courageuse et combative – symbolisée par le petit garçon –, d’une féminité maternelle et accommodante qui devient l’Autre à conquérir. De plus, tous les personnages affichent un sourire qui contraste avec les hostilités du jeu. Cette atmosphère de béatitude, l’artiste la qualifie d’un « surréalisme “valiumesque” » (Larsen 2006). Baudrillard soumet également à l’attention cette caractéristique : « Le bonheur, inscrit en lettres de feu derrière la moindre publicité […], c’est la référence absolue de la société de consommation » (Baudrillard 1970 : 59). Il poursuit en spécifiant que, selon l’idéal établi par la société de consommation, le bonheur doit « se signifier toujours au “regard” de critères visibles » (Baudrillard 1970 : 60). Dans cette logique, non seulement le « jeu des surfaces » (Weinstock 2012 : 153) domine l’aspect esthétique des objets et l’importance de leur accumulation, mais il correspond tout à fait à la notion de biopouvoir élaborée par Foucault en ce sens que les individus revêtent le statut de corps/objets à discipliner. Qui plus est, ce jeu des surfaces s’impose jusque dans les rapports interpersonnels des individus, agissant sur le plan identitaire du moment que l’individu se construit une identité par une « répétition stylisée d’actes » (Butler 2005 : 265) en fonction de certains modèles normatifs et complémentaires. Pourtant, l’emballage où est précisé « Looks like simple BAND-AID! » indique qu’il est question ici de taire cet acte consommateur, de dissimuler cette médication pour jouer/laisser croire à une hétérosexualité « authentique ». Il ne s’agit donc pas d’accumulation de biens laissés apparents à la vue d’autrui, mais d’acquisition de certaines caractéristiques et manières d’être idéalisées au travers des discours dominants.

Qu’est-ce qu’une hétérosexualité « authentique », une hétérosexualité « vraie »? À première vue, la famille représentée a tout du modèle familial typique, hétérosexuel. Toutefois, en regardant plus attentivement la mère, un petit détail vient ébranler cette certitude. En effet, un pansement situé sur son avant-bras dévoile la mascarade. Aurait-elle pris cette médication? Dans la mesure où la personne qui regarde l’image en question ne connaît pas la nature du produit, elle perçoit une hétérosexualité « vraie ». Si une personne colle en tous points au rôle hétérosexuel, c’est-à-dire qu’elle agit de façon à convenir aux règles du genre correspondant à son sexe anatomique et que ses pratiques sexuelles impliquent le sexe opposé, comment serait-il possible de distinguer le désir hétérosexuel du désir d’incarner l’hétérosexualité? Et si la personne croit être hétérosexuelle, l’est-elle vraiment? La philosophe et féministe Judith Butler définit l’identité comme une inscription à la surface du corps, processus de marquage tendant à s’effacer lui-même pour laisser croire à une identité intérieure et intrinsèque, à la naturalité du sujet. Selon elle, « les actes, les gestes et le désir produisent l’effet d’un noyau » (Butler 2005 : 259), d’une intériorité. Ainsi, ils sont performatifs puisque ces actes devraient démontrer une essence, une identité, qui se trouve au final fabriquée par ces signes corporels, ces actes, qui agissent comme inscription à la surface du corps construisant une supposée intériorité essentielle. Selon elle, « l’apparence de la substance consiste exactement en ceci : une identité construite, un acte performatif que le grand public, y compris les acteurs et actrices elles-/eux-mêmes, viennent à croire et à reprendre [perform] sur le mode de la croyance » (Butler 2005 : 265).

Tout bien considéré, ce sachet de Dana Wyse semble fonctionner de la même façon que les pratiques parodiques de l’identité, concept développé par Butler – la philosophe fait plutôt mention de « pratiques parodiques du genre »; cependant, cette étude élargit le concept, ne dérogeant guère à ce qu’elle propose : un système hétéronormatif, imposant certains « styles corporels » normatifs et naturalisés, qui détermine des sujets sexués sur un mode binaire. Elle précise au sujet des pratiques parodiques qu’elles « tournent en dérision le modèle “ expressif ” du genre et l’idée qu’il y aurait une vraie identité de genre », qu’elles « déstabilisent les significations de genre dans le discours du vrai et du faux » (Butler 2005 : 260) et que, par son imitation insolite, les pratiques parodiques dévoileraient qu’il n’existe pas de vrai genre, qu’au fond l’original est inexistant. Dévoilant l’aspect performatif de l’identité, cette oeuvre est susceptible de divulguer le processus de l’inscription sociale et culturelle sur le corps et de faire « proliférer les configurations du genre en dehors des cadres restrictifs de la domination masculine et de l’hétérosexualité obligatoire » (Butler 2005 : 266), l’oeuvre intervenant ainsi dans la production discursive afin de modifier les règles de l’intelligible. C’est donc en quelque sorte une infiltration des discours dominants qui cherche à les déstabiliser.

La stratégie d’infiltration s’additionne à l’ironie et, ainsi, tend à mettre en relation l’oeuvre d’art avec un public différent, à établir un contact avec ceux et celles qui ne sont pas initiés au monde de l’art contemporain. Toutefois, cette intrusion de l’art dans les espaces non traditionnels de l’art se différencie d’autres pratiques engagées utilisant également la stratégie de l’infiltration telle que celle des Guerrilla Girls. Celles-ci sont principalement reconnues pour leur affiches signées « A public service message from Guerrilla Girls conscience of the art world » tapissant SoHo, district de Manhattan à New York et quartier général de nombreuses galeries et ateliers d’artistes, présentant de troublantes statistiques sur la non-représentativité des femmes artistes au sein de certains musées et galeries. Le collectif prend d’ailleurs un vilain plaisir à nommer les fautifs, pointant directement du doigt une partie des acteurs ainsi forcés d’assumer honteusement la responsabilité de ces discriminations. Les affiches laissant (la plupart du temps) transparaître un message sans équivoque, la lecture qu’en fera le public est donc dirigée. Dana Wyse, pour sa part, infiltre également les espaces publics, mais elle ne lance pas un message clair au récepteur ou à la réceptrice qui devra plutôt faire son propre cheminement réflexif à partir des thèmes et des contradictions qui se trouvent sous ses yeux. Les oeuvres de Dana Wyse brouillent davantage les frontières entre la sphère publique et la sphère privée, entre l’art et la vie. De plus, les personnes qui les regardent sont appelées à un contact beaucoup plus intime et personnel avec l’oeuvre, dû à son petit format, mais aussi parce qu’elles doivent faire un choix parmi la gamme des « pilules miracles » et sélectionner une oeuvre selon leurs désirs particuliers. En plus de l’infiltration des discours dominants, ces oeuvres/ marchandises infiltrent le système marchand. Sans oublier les livres de Wyse faisant la promotion de ses produits et jouant sur le mythe de l’artiste dont celle-ci ne manque pas de faire la promotion dans les entrevues qu’elle accorde. D’ailleurs, cette stratégie permet un rapprochement entre son travail et celui du collectif General Idea ayant infiltré les médias et la culture du courant de pensée majoritaire (mainstream) par la publication du FILE Megazine, parodie du populaire LIFE Magazine. Dana Wyse partage des préoccupations communes avec le trio General Idea dont l’hétéronormativité, la place qu’occupent les stéréotypes dans les discours dominants (le groupe s’étant réapproprié l’image du caniche liée à l’homosexualité), ainsi que la médicalisation des corps. General Idea fait également usage du médicament dans sa production artistique. Cependant, ce trio en modifie le format et des cachets géants s’imposent dans l’espace du public. Ceux de Jesus Had A Sister Productions, parfois exposés en galeries, sont vendus au prix modique de 10 euros et distribués à l’intérieur d’institutions artistiques – librairies et boutiques des musées–, sur le Web ainsi que dans quelques supermarchés aux États-Unis. De plus, l’artiste raconte (Simple fantasme ou réalité? Allez savoir!) que deux psychiatres à Paris « essaient de faire en sorte que le gouvernement accepte de rembourser certaines pilules sur ordonnance. Je les ai rencontrés plusieurs fois. Ils sont très sérieux. Ils sont fascinés non pas tant par l’effet placebo, que par le fait que ce que l’on pense, c’est ce que l’on est » (Wyse 2008 : 304). Ses pilules réussiront-elles à infiltrer le domaine pharmaceutique? Le processus semble déjà entamé étant donné les quelques pages que lui a consacrées la revue Le Moniteur des pharmacies dans un numéro de 2005. Cette ambiguïté quant au statut de l’objet causé par le rapprochement entre l’art et la vie (dans le cas présent, l’objet est à la fois oeuvre d’art, marchandise, médicament), caractéristique de l’art actuel, solliciterait une réflexion critique chez le récepteur ou la réceptrice et ainsi proposerait une nouvelle avenue pour l’art engagé. Fraser mentionne cette particularité de l’art actuel en se référant au concept d’indécidabilité de Jacques Rancière : « Il n’y aurait plus de distinction perceptible entre l’art et les réalités dans lesquelles nous vivons, le monde de la marchandise et de la consommation, l’usage courant des objets et du spectacle, et la “seule subversion restante est alors de jouer sur cette indécidabilité” » (Fraser 2008 : 25).

En vente libre, et en marge du marché de l’art, ces gélules brisent le traditionnel lien d’autorité médecin/patient ou patiente, spécialiste/amateur ou amatrice. Ce faisant, elles mettent en lumière diverses relations de pouvoir et des rapports de domination. Fainzang attire l’attention sur la présence grandissante des médicaments dans les sociétés occidentales, notamment en France : « Le médicament est au centre des préoccupations actuelles des pouvoirs publics et des professionnels de la santé, tant il est admis que sa consommation est abondante, voire excessive » (Fainzang 2007 : 573). Cette médicalisation croissante des individus et de l’existence au sein des sociétés contemporaines doit s’interpréter comme une technique de contrôle des corps et de la vie qui relève du biopolitique. Bien que les pilules de Dana Wyse ne nécessitent pas de prescription médicale, elles mettent néanmoins l’accent sur ce phénomène. De l’avis de Foucault, l’importance croissante de la pensée médicale, liée au développement du capitalisme, assurerait une surveillance concrète sur tous les individus considérés en fonction de leur normalité et donc, chacune et chacun serait « perçu par l’oeil du pouvoir » (Foucault 1977 : 374), cela réaffirmant et maintenant les normes. Conséquemment, les relations de pouvoir sont multiples et complexes : « Il n’y a donc pas un foyer unique d’où sortiraient comme par émanation toutes ces relations de pouvoir, mais un enchevêtrement de relations de pouvoir » (Foucault 1977 : 379). Le fétichisme de la marchandise, propre au système capitaliste, vient faire obstacle aux rapports entre individus en brouillant leur lien social. Ainsi, c’est par le geste consommateur que l’on se rattache à la société. Guy Debord souligne l’importance de l’image dans cette logique marchande omniprésente et créatrice d’un « réel » purement fictionnel : « C’est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société par “des choses suprasensibles”, qui s’accomplit absolument dans le spectacle, où le monde sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existent au-dessus de lui » (Debord 1992 : 35-36). Une vaste majorité des produits faisant leur apparition dans le système capitaliste sont précisément mis au point de façon à correspondre à un sexe et à produire un effet de genre visible aux yeux des autres dans une logique hétéronormative. C’est au travers des publicités que se matérialisent les idéaux et les normes sociales. Ces publicités deviennent des modèles, des références à partir desquelles l’identification sociale des spectateurs et des spectatrices se forge, et c’est, entre autres, par ces publicités qu’illes construisent leur identité et leurs interrelations. La consommation des pilules détaillées par Jesus Had A Sister Productions semble motivée par le désir d’atteindre l’idéal fantasmatique de la norme ainsi que celui de se dérober aux regards désapprobateurs en remodelant son corps en fonction des normes. En outre, ces oeuvres interrogent le pouvoir des médias de masse et de la culture populaire en tant que véhicules déterminants des normes identitaires et des stéréotypes qui participent du rejet de l’altérité. Plusieurs sachets affichent d’ailleurs la mention « As seen on TV » pour mettre en évidence l’influence de la télévision dans l’imaginaire collectif ainsi que l’imbrication des médias de masse et du système capitaliste. Aussi, l’imagerie reprise par Dana Wyse expose une uniformisation des personnages : coiffure impeccable et laquée, polo en tricot ou ensemble veston cravate et sourire de satisfaction. Ces publicités américaines des années 50 et 60 louangeant les débuts de la société de consommation dépeignent un idéal d’aseptisation des individus, des scènes où la norme est garante de bonheur.

Ces médicaments font appel à la notion de choix, toujours restreinte à l’intérieur de possibilités discursives préétablies. Cette impression de liberté et d’affirmation de soi qu’octroie le pouvoir d’achat au moyen, entre autres, de la publicité, d’autres artistes en ont tiré partie dans leur engagement féministe, dont Barbara Kruger. Le travail de Dana Wyse rappelle effectivement l’oeuvre de Kruger, également empreinte d’ironie, Sans titre (I Shop Therefore I Am) (1987). Toutes deux empruntent le langage des médias et de la publicité, détournent les images et les slogans publicitaires afin de solliciter une réflexion sur le pouvoir de la société de consommation et son impact dans la formation de l’identité des consommatrices et des consommateurs. L’organisme Jesus Had A Sister Productions offre la possibilité aux personnes qui consomment de se construire une identité à la carte. Cependant, ce jeu sur l’identité et la notion de choix qu’il engage confère un certain pouvoir aux individus qui désirent se reconnaître sujets en dehors des normes identitaires. En offrant des produits tels que Disco Dan’s D.I.Y. Sex Change Kit for Men (2003) qui contient deux capsules « Automatic Chromosome Tweaking » ainsi qu’une lame que Dana Wyse décrit ainsi « easy-to-use surgical tool », alors qu’elle représente une étape de la transformation pour le moins délicate, sinon franchement pénible comparativement aux capsules à avaler, l’artiste ne semble pas sous-entendre l’aberration de ce que le produit propose, mais plutôt souligner l’absence des représentations des identités trans et de leur acceptation dans les sociétés contemporaines. L’emballage est de ceux qui affichent ironiquement « As seen on TV », comme peuvent, entre autres, l’arborer certains produits de bonne forme physique (fitness). Par l’analyse formelle des oeuvres, l’historienne de l’art Élisabeth Lebovici soulève certaines incongruités (2001 : 32) :

Sans doute le style de ses images (les coiffures, les visages, les vêtements portés par les personnages qui y figurent, aussi bien que l’imprimé vichy, les couleurs pastel qui leur servent de fond) ainsi que la phraséologie-même de ses slogans évoquent plus la « réclame » d’antan (les années 1960) que la publicité d’aujourd’hui.

Ces indices mènent le consommateur ou la consommatrice à douter de la véracité du produit, et à percevoir ainsi l’ambiguïté ironique de l’oeuvre. Au verso, on peut constater le style de la réclame présenté de manière hyperbolique :

You’ve been on a sexual reassignment waiting list since 1983. You’ve survived countless invasive psychiatric questionnaires and painful electrolysis. All you want is a pair of breasts and to get rid of that offensive dangly bit between your legs, but working three jobs doesn’t nearly cover the cost of hormones and hospital time. It’s no wonder you’re ready to give up. But wait! Now, thanks to Automotic Chromosome Tweaking™ by JHAS Productions, changing your sex has never been easier. All you have to do is open the package!

Dana Wyse fait s’interpénétrer l’art et la vie, permettant aux individus placés devant ses oeuvres de réfléchir sur des questions qui, tout compte fait, les concernent de près. Cette pratique artistique correspond d’ailleurs en tous points à la définition de l’art engagé d’Ève Lamoureux (2009 : 223) :

[Un] art qui […] s’intéresse peu à divulguer un message politique précis […] C’est d’ailleurs pour cela que, selon plusieurs, le choix de créer des oeuvres jumelant étroitement l’art et la vie, ou visant des contacts directs avec le public, constitue en lui-même un engagement. Ce dernier ne s’exerce pas à l’encontre d’un pouvoir étatique, mais d’une domination plus insidieuse, plus diffuse, qui se révèle par ses effets sur le corps, sur l’esprit, sur les relations humaines, sur la structuration de l’espace, etc.

Cette série permet donc de se questionner sur un ensemble de considérations identitaires. Ainsi, la stratégie ironique comme militance féministe agirait en subvertissant les identités normatives et les « styles corporels » qu’elles prescrivent; elle nie donc les modèles normatifs et en divulgue le caractère fictif. Ces nouvelles fictions proposées par la série Pills & Remedies infiltrent le « réel » et ainsi le fracturent; le réel, qui demande à être subi et regardé passivement, devient fiction dominante, construction.

Conclusion

Dana Wyse conçoit ses pilules afin de permettre aux consommateurs et aux consommatrices de se conformer aux exigences tacites de la société. Ces produits peuvent aussi bien s’offrir en cadeau que servir à la personne qui l’achète. La pratique de Dana Wyse est critique : elle vise à provoquer une réflexion sur la médicalisation des corps typiques de notre époque (où foisonnent divers types de médicaments parfois accessibles sans ordonnance) et sur le concept d’altérité, d’identité. Ces pilules semblent répondre à un certain besoin, soit neutraliser un mal d’être. Promesse d’un avenir meilleur et d’un bonheur prochain, cette médication dénaturaliserait la question identitaire pour en faire quelque chose de changeant, de modelé. L’analyse formelle des oeuvres permet de déceler certaines incongruités, des paradoxes et des anachronismes faisant office d’indices qui mènent celui ou celle qui le consomme à douter de la véracité du produit et à percevoir l’ambiguïté ironique de l’oeuvre. Celle-ci favorise une réflexion critique sur les concepts d’authenticité, de devenir et de normes identitaires, transcendant l’objet d’art. La militance des oeuvres opère précisément du fait de cet exercice réflexif.