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Difficile, si l’on fréquente les deux côtés de l’Atlantique, de ne pas s’interroger sur les différences frappantes qui continuent à exister entre infirmières nord-atlantiques ou anglo-saxonnes et infirmières françaises (nous pourrions d’ailleurs faire une pareille constatation quant aux Suissesses francophones). D’une part, une majorité de femmes qui s’affirment et en tant que femme et en tant que professionnelle; de l’autre, une majorité qui se veulent auxiliaires véritables vassales des médecins. Si j’évoque cette scission, c’est que l’ouvrage de Diebolt et Fouché explique et met en lumière le phénomène en question grâce à un suivi du développement de la profession de nurse[1] des deux côtés de l’Atlantique. Soigner a d’abord été en France le privilège des médecins, aidés de religieuses, de laïques peu éduquées; et, même si des pionnières telles que Valérie de Gasparin[2] s’emploient alors à professionnaliser le métier, l’impulsion viendra de l’Angleterre et des États-Unis. L’ouvrage met d’ailleurs en parallèle le développement des mouvements féministes des trois pays, deux où les femmes ont lutté pour leurs droits et l’autre où des hommes les leur ont accordés. Pour leur part, les Françaises se sont heurtées, se heurtent encore à un sexisme doucereux et paternaliste. Le refus de la « guerre des sexes » fait que l’on prône la complémentarité qui n’est qu’une subordination cachée. On verra, entre autres, dans l’ouvrage combien le mythe de l’Ange blanc reste vivace dans les débats.
Les auteures mettent en valeur le rôle de l’histoire du genre dans la compréhension du développement du métier d’infirmière. On y voit comment le désir de laïcité de la société française lors de la Troisième République se heurte à la méfiance des mêmes républicains envers les femmes en tant que groupe, à la volonté d’éduquer les femmes mais pas trop, au refus de l’État de dépenser de l’argent pour des soins qui étaient gratuits auparavant.
L’ouvrage fait également une belle part à l’histoire des femmes sans qui la garde-malade ne se serait pas transformée en infirmière. On y verra donc le chemin parcouru par Florence Nightingale après son expérience lors de la guerre de Crimée, mais aussi celle des Étasuniennes et des Françaises telles Isabel Hampton, Evelyn Walker, Anne Hamilton ou Léonie Chaptal. Les guerres vont d’ailleurs avoir une profonde influence sur l’évolution de la profession. Que ce soit lors des guerres de Crimée, de Sécession ou de 14, nombre de personnes blessées mourront de par l’ignorance de celles qui leur apportent des soins. Peu à peu, des écoles Nightingale sont créées dans des hôpitaux afin que les futures infirmières aient une pratique réaliste, et l’on exige d’elles avant leur entrée à l’école une solide éducation. Des journaux professionnels vont aussi être créés : ils permettront un échange entre écoles et introduiront une harmonisation des cours. Pour leur part, les étasuniennes ont des revendications qui prennent la forme d’un programme : une formation en trois ans et une journée de travail de huit heures, la création de sociétés d’anciennes élèves (alumnae societies) ainsi que d’une association centrale des « nurses » et d’une association centrale pour les directrices, la mise en place d’un fichier d’enregistrement central (registered nurses). Elles demandent également que l’on développe l’histoire de leur profession. Les hôpitaux se modernisent sous la pression de ces pionnières; aux États-Unis, le métier d’infirmière devient même pour un temps une voie dans laquelle les familles encouragent leurs filles. Un peu plus tard, déçues de l’évolution, certaines familles préféreront que leurs filles fassent des études médicales mieux respectées et payées. On voit aussi la mise en place d’un système d’infirmières visiteuses pour lutter contre la tuberculose et soigner les immigrantes et les immigrants. Les infirmières vont alors s’intéresser aux centres d’oeuvres sociales (settlements) et un nouveau métier va voir le jour, celui d’assistante sociale.
Une grande partie de l’ouvrage est consacrée à la France, les auteures prenant en considération non seulement ses liens transatlantiques mais aussi son histoire politique et religieuse. On comprend que l’enjeu est ici la mainmise idéologique sur la population en particulier féminine. Protestantes et protestants, catholiques, laïcs et laïques de même que fondations charitables cherchent tous et toutes à avoir leurs écoles, leur philosophie des soins infirmiers. Un chapitre porte entièrement sur l’assistance publique de Paris qui, contrairement aux autres établissements, est étatique. Ici encore, la part de l’histoire personnelle des femmes est grande, car le rôle d’individus, telles Anne Hamilton ou Léonie Chaptal, est primordial dans le développement de la profession. En effet, la situation en France est complexe et la « greffe » anglo-saxonne ne prendra jamais vraiment, et ce, malgré les efforts personnels ou institutionnels.
Devenir infirmière en France est un ouvrage riche de renseignements, on le constatera au nombre des notes toutes si informatives, et devrait donc devenir une référence pour celles et ceux qui travaillent dans le domaine. L’ouvrage propose aussi de nouvelles perspectives pour une histoire des femmes, du métier d’infirmières, et aussi des relations entre pays à une époque où l’on ne parlait pas encore de mondialisation, mais où l’échange entre féministes était intense. Une bibliographie conséquente et un index terminent harmonieusement cet ouvrage.
Appendices
Notes
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[1]
Les auteures de l’ouvrage ont choisi de garder les termes anglais pour mieux différencier les professionnelles de la santé et les autres, bénévoles, garde-malades, femmes formées ou non sur le terrain. On lira donc dans l’ouvrage les termes nurse, nursing hospitalier, visiting nurse.
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[2]
Valérie de Gasparin a fondé l’école de soins infirmiers La Source à Lausanne en 1859.