Abstracts
Résumé
Pour comprendre théoriquement la notion de backlash, il faut, en règle générale, dégager une terminologie analytiquement utile de l’ensemble de ses associations politiques usuelles. Dans l’usage courant, le backlash est associé à une réaction conservatrice à un changement social et politique progressiste (ou libéral) et l’ouvrage de Faludi (1991) est un classique du genre. Dans cet article, toutefois, les auteures visent une définition non idéologique du backlash qui s’inscrit dans une approche un peu plus neutre de son étude. Dans l’usage courant, le backlash comprend autant des actes de persuasion véritable que des actes de pouvoir. Pour leur part, les auteures soutiennent qu’il serait plus utile, sur le plan analytique, d’employer ce terme uniquement pour les actes de pouvoir coercitif. Elles se basent en ce sens sur la littérature sociologique sur les mouvements sociaux et les contre-mouvements de même que sur la littérature de science politique sur le pouvoir, les préférences et les intérêts. Les exemples apportés par les auteures sont tirés principalement du contexte étatsunien et des débats sur le genre et le féminisme. Elles commencent donc là où le processus de backlash lui-même commence, avec le pouvoir et la remise en question du statu quo.
Mots-clés :
- backlash,
- antiféminisme,
- états-unis,
- rapports sociaux de sexe,
- changements sociaux
Abstract
To understand backlash theoritically, we must first carve out an analytically useful term from the cluster of its common political associations. In colloquial usage “backlash” denotes politically conservative reaction to progressive (or liberal) social and political change (Faludi 1991 is a classic in this vein). Here, however, we attempt a nonideological définition of backlash embedded in a more neutral approach to its study. In colloquial usage, backlash includes acts of genuine persuasion as well as of power. Here, however, we suggest that it may be analytically helpful to confine its meaning to acts of coercive power. We draw on the sociological litterature on social movements and countermovements, as well as the political science litterature on power, preferences, and interests. We focus mostly on examples drawn from the United States and relating to feminism and gender. We begin where the process of backlash itself begins, with power and a challenge to the status quo.
Article body
Pour mieux circonscrire le phénomène du backlash[2], il faut d’abord dégager de l’ensemble des connotations politiques que le terme revêt habituellement une notion utile pour l’analyse. Au sens courant, le backlash désigne certaines réactions politiques conservatrices devant des transformations sociales ou politiques progressistes – ou libérales (Faludi (1991) constitue un classique en la matière). Ici, cependant, nous proposerons une définition non idéologique du backlash qui relève d’une approche plus neutre de son étude. Si le backlash englobe des actes fondés aussi bien sur la persuasion que sur la coercition, nous croyons toutefois pertinent, d’un point de vue analytique, de limiter sa définition à des actes de pouvoir à caractère coercitif. Notre travail s’inspire de la sociologie des mouvements sociaux et des contre-mouvements, ainsi que des études politiques sur le pouvoir, les préférences et les intérêts. Nous mettons l’accent sur des exemples tirés essentiellement d’expériences états-uniennes se rapportant au genre et au féminisme. Nous commençons là où le processus du backlash lui-même commence, avec le pouvoir et une contestation du statu quo.
Nous définissons le « pouvoir » au sens large du terme comme un ensemble de préférences et d’intérêts qui produisent des résultats (ou augmentent la probabilité d’en produire)[3]. Dans ce sens, nous parlons du pouvoir en tant que capacité. Ce type de pouvoir peut être coercitif ou non. À noter que la distinction est fondamentale. En effet, si les règles démocratiques prescrivent l’égalité des acteurs et des actrices dans l’exercice du pouvoir coercitif, elles ne l’imposent pas nécessairement dans toutes les formes de pouvoir, par exemple dans la capacité de persuader les autres de la valeur d’un argument ou de la justesse d’une action quand les parties en cause ne sont pas en conflit d’intérêts (Knight et Johnson 1977). Ce critère de l’absence de conflit d’intérêts est crucial, car il exclut d’emblée la manipulation et le type de « persuasion » coercitive qui n’est rien d’autre qu’une forme de pouvoir (Lukes 1974 : 32 (fig. 1)). À moins d’une indication contraire, nous réserverons le terme pouvoir au « pouvoir coercitif ». Ce type de pouvoir s’exerce quand les parties sont en conflit d’intérêts. Il peut prendre deux formes : la menace de sanction et le recours à la force (la « force » comprend toutes les actions qui poussent les autres à faire, contre leur volonté, ce qu’ils ou elles ne feraient pas autrement). Pensons à la différence entre un viol rendu possible parce que l’agresseur oblige sa victime à avaler une drogue qui l’assomme (la force), et une relation sexuelle entre une épouse et un mari violent qui jure de la battre si elle résiste (la menace).
Notre conception du pouvoir, défini à la fois comme capacité et comme coercition, suppose qu’entrent en jeu non seulement des préférences mais aussi des intérêts produisant des résultats. Si un individu possède des intérêts (une certaine organisation du monde qui l’avantagerait, par exemple), il n’a nul besoin de prendre conscience de ces intérêts et d’en faire des préférences pour qu’ils aboutissent à des résultats. Les intérêts à long terme d’un groupe puissant peuvent en effet créer des situations où d’autres personnes vont agir pour renforcer ces mêmes intérêts parce qu’elles en escomptent une récompense. En d’autres termes, on peut parfaitement arriver à anticiper les préférences individuelles d’une personne qui détient le pouvoir sans qu’elle n’ait réellement formulé ces préférences. Durant les années 50 par exemple, une femme pouvait s’arranger pour que ses enfants restent tranquilles et ne dérangent pas leur père pendant qu’il lisait son journal, sans même lui avoir jamais demandé son avis sur cette dynamique de pouvoir grâce à laquelle ses désirs à lui primaient dans la maison, et sans même que lui ait jamais pris la peine de s’interroger à ce sujet.
Quand un groupe puissant possède des intérêts fondamentaux, divers systèmes sociaux, économiques et politiques peuvent se mettre en place pour mieux servir ces intérêts. Ainsi, quelqu’un, dans un tel groupe, a-t-il jamais eu à se demander ce qu’il préférerait si ses intérêts étaient remis en cause? Ou, par exemple, quelqu’un a-t-il même eu à s’interroger sur ce que son plaisir et la réalisation de ses intérêts coûtaient aux autres? C’est à ce genre d’ignorance candide que peut mener un haut niveau de pouvoir conçu à la fois comme capacité et comme coercition.
La force prend souvent, sinon la plupart du temps, des formes non violentes. Elle peut inclure des structures sociales ou des ensembles de structures qui poussent les gens à agir à l’encontre de leurs propres intérêts sans même en avoir conscience. Ainsi, la force peut prendre la forme d’une norme sociale incontestée qui sert les intérêts de certaines personnes au détriment des autres. Par exemple, le langage sexué exprime une force, fondée ici davantage sur les intérêts fondamentaux des hommes que sur leurs préférences réelles. Le statu quo, c’est-à-dire les structures particulières du pouvoir existant à un moment et dans un lieu donnés, confère toujours à certains individus des capacités supérieures à celles des autres et grâce auxquelles il leur est possible d’exprimer leurs préférences ou de réaliser leurs intérêts, que le processus qui les y mène soit conscient ou inconscient. En présence de certains dispositifs de pouvoir, les intérêts de cette catégorie d’individus produiront donc des résultats qui les favorisent sans même en avoir manifesté la moindre intention.
Lorsqu’un groupe d’actrices et d’acteurs désavantagés par le statu quo se mobilise pour transformer la situation, il remet nécessairement en question une structure de pouvoir solidement enracinée. La résistance au changement menée par les personnes qui sont au pouvoir constitue un backlash, soit la réaction d’un groupe conscient d’être en train de perdre le pouvoir, terme pris ici dans son sens général (Lipset et Raab 1978), c’est-à-dire en tant que capacité. Le backlash, dont l’objet est de reconquérir le pouvoir perdu ou menacé, peut se présenter sous des formes subtiles de pouvoir coercitif (le ridicule[4], la condamnation, l’ostracisme, la censure) ou emprunter des formes beaucoup moins subtiles (l’assassinat, le viol, les coups, le lynchage ou autres formes de violence) et viser les agents et les agentes de changement ou les leaders. Dans les deux cas, le backlash représente un recours au pouvoir coercitif pour regagner le pouvoir (capacité) qu’on a perdu. Puisque le backlash est une réaction à une redistribution du pouvoir (capacité), et comme il varie souvent dans le temps en fonction des changements dans les conditions et les rapports sociaux existants, nous comprenons le backlash comme un processus de résistance dynamique.
Ainsi, avant la deuxième vague du féminisme américain, un homme pouvait obtenir des résultats en se basant sur ses préférences et ses intérêts (par exemple, prendre le temps de lire son journal sans être dérangé). Après la deuxième vague, les résultats se feront plus rares. Si son sens de la justice ne l’en empêche pas, il serait naturel qu’un homme tente de préserver le plus possible son pouvoir (capacité). Il pourrait recourir à diverses formes de sanction socialement acceptables, par exemple brandir la menace du ridicule ou mettre cette menace à exécution, et même, comme le font les hommes qui battent leurs femmes ou d’autres types d’hommes violents, user de sanctions socialement inacceptables. Ce sont là des formes de pouvoir coercitif. Souvent, par exemple, le harcèlement sexuel au travail résulte non seulement de l’attirance sexuelle engendrée par la promiscuité et un pouvoir mal réparti entre hommes et femmes, mais il découle aussi de la résistance plus ou moins marquée de la personne qui pratique le harcèlement devant la place et le pouvoir des femmes sur les lieux de travail ou dans la main-d’oeuvre en général. Grâce à leurs commentaires ou à leurs critiques sexuellement explicites à l’égard des femmes avec qui ils travaillent, les hommes réussissent souvent à reconquérir certains privilèges dans leur milieu de travail – que cela ait été ou non leur intention consciente. Le film North Country (film de Niki Caro : 2005) décrit de façon romanesque la façon dont, au Minnesota, des mineurs de charbon, dérangés et, à l’occasion, contraints au chômage par l’accès des femmes aux emplois miniers, ont adopté une stratégie vicieuse de harcèlement sexuel, un backlash qui a obligé la plupart des femmes à démissionner.
Trois éléments sont nécessaires pour que l’on puisse parler de backlash. D’abord, il doit s’agir d’une réaction. Le backlash, on l’a vu, est un contrecoup, une réaction à un geste fait par une autre personne. Ensuite, cette réaction doit comporter un élément de coercition. Enfin, elle doit être une tentative de restaurer, en tout ou en partie, un pouvoir, défini ici encore dans son sens général, c’est-à-dire comme la capacité à traduire ses intérêts et ses préférences en résultats. Généralement, nous souhaitons tous et toutes accroître notre aptitude à produire des résultats. Cependant, certaines personnes veulent rétablir leur ancien pouvoir en tant que capacité avec plus d’intensité que d’autres parce que : 1) elles vivent plus difficilement la perte de ce pouvoir (Bentham 1961; Kahneman et Tversky 1979); 2) la perte de ce pouvoir provoque habituellement une émotion plus forte encore que les simples pertes matérielles; 3) habituées à détenir ce pouvoir, ces personnes le perçoivent comme une partie d’elles-mêmes. Ce pouvoir, on y a goûté, on sait qu’il est à notre portée, on s’y habitue, et c’est alors que l’on commence à le considérer comme naturel et à le percevoir comme un droit. Ainsi, avant la deuxième vague du féminisme, beaucoup d’hommes étaient habitués à avoir le dernier mot dans la maison puisque « papa avait toujours raison »; de nos jours, dans les classes moyennes des pays riches, on s’habitue aussi à un certain niveau de revenu et on commence à penser que des choses comme les repas au restaurant, les courses en taxi ou les voyages sont des « nécessités ». Dans ces conditions, la perte de ces pouvoirs (capacités) suscite l’indignation et fait tout simplement mal.
Les personnes qui vivent ce genre de perte et cette colère peuvent réagir sur-le-champ et tenter de reconquérir leur pouvoir (capacité) perdu, quitte à recourir à la force. Lorsqu’une perte (et la colère qui l’accompagne généralement) pousse des individus ou des groupes à user d’un pouvoir coercitif pour retrouver, en tout ou en partie, leur ancien pouvoir, on peut alors parler de backlash. Par exemple, en 2007, des hommes blancs de classe moyenne, habitués à écouter les présentateurs sexistes des radios poubelles, ont tenu des manifestations très suivies contre les réseaux qui tentaient de censurer certains de ces commentateurs en raison de leurs propos misogynes et violents. Ils ont eu recours à différentes formes de menace, en manifestant massivement, par exemple, devant les bureaux de la radio satellite à New York, en envoyant des messages personnels de menace au personnel du réseau, en distribuant dans les salles de nouvelles des messages vidéo montrant des hommes armés de fusils, de massues et d’autres armes prêts à détruire leurs radios satellites XM. Ce backlash a pour l’essentiel atteint son but : des centaines, sinon des milliers, de personnes ont annulé leur contrat d’abonnement et provoqué du coup le retrait de nombreux annonceurs; quant aux présentateurs fautifs, suspendus pour un temps, ils étaient de retour en ondes 30 jours plus tard.
Selon Martin Lipset et Earl Raab, la politique du backlash est une « politique du désespoir ». Ces auteurs insistent sur « les efforts incessants des vieux “groupes d’appartenance”, en particulier ceux qui sont de souche blanche et protestante, pour protéger leurs valeurs et leur statut », et ils voient là la source de ce qu’il est convenu maintenant d’appeler les « contre-mouvements » (Lipset et Raab 1978 : xvii)[5]. Ces mouvements, expliquent-ils, se développent en réaction au « déplacement du pouvoir et du statut qu’occasionne le changement » (1978 : 3). Ce déplacement, pourtant, est partie intégrante du processus de transformation. Comme le dit le légendaire organisateur Saul Alinsky, « [le] changement, c’est le mouvement. Et mouvement signifie frictions. À moins d’évoluer en vase clos, dans l’harmonie d’un univers abstrait et irréel, aucun mouvement, aucun changement ne peut échapper aux frictions vives du conflit » (Alinsky 1972 : 21).
On ne doit pas en conclure que tout mouvement entraîne un basklash massif et efficace; aux États-Unis, les différents mouvements en faveur du changement semblent avoir provoqué des types de backlash d’intensité différente. Pour produire un backlash important (ou démesuré), il faut que les actrices et les acteurs du changement s’inscrivent dans une dynamique particulière : 1) ils doivent vouloir aller plus loin et plus vite que ne peut le faire la population en général; 2) ils doivent être insensibles aux préoccupations fondamentales de ceux et celles qui s’y opposent et du grand public (Mansbridge 1986). Les mouvements sociaux arrivent souvent à leurs fins en modifiant le sens de ce qui est juste, même chez les gens qui, par ailleurs, bénéficient des structures injustes (les hommes blancs, par exemple). Toutefois, c’est une entreprise délicate. Devant la nécessité du changement, les groupes puissants disposent d’intarissables réserves d’indignation pour voler au secours de privilèges qui, jugent-ils, leur reviennent naturellement. Si cette réaction (injustifiée) peut s’appuyer sur une indignation plus légitime (à leurs yeux), toutes deux se combinent et créent un sentiment d’injustice intolérable qui peut l’emporter sur cet autre sentiment d’injustice que tentent d’inculquer les agents et les agentes de changement.
Par conséquent, « aller trop loin, trop vite » entraîne souvent un épouvantable backlash. Par exemple, les arrêts Brown c. Board of Education et Roe c. Wade ont généralement été perçus comme allant « trop vite », car, au lieu de fonder le changement sur une action législative et un travail patient sur le plan national ou État par État, la Cour suprême l’a décrété. On a cru à la fois que ces décisions n’étaient pas pleinement légitimes (aucun parlement ne les avait votées) et qu’elles avaient été imposées à tout le pays d’un seul coup, y compris dans les milieux les plus récalcitrants, et avant même que les groupes militants aient eu le temps de modifier les normes de justice dominantes. Comme le démontrent la stratégie de « résistance de masse » à l’arrêt Brown c. Board, menée pendant au moins dix ans dans le Sud, et la controverse actuelle autour du droit à l’avortement, ces changements étaient en avance par rapport aux idées courantes sur la justice et ils ont provoqué un important backlash[6].
Le backlash contre les mouvements sociaux peut donc emprunter plusieurs formes, y compris le recours ouvert à la force (recours à la violence ou aux menaces), les stratégies intentionnelles du genre « diviser pour régner » (tenter de briser la coalition qui porte le mouvement), et la « répression douce », celle qui consiste à « ridiculiser, stigmatiser et réduire au silence » (Ferree 2004). La forme prise dépendra de la nature des rapports existant entre le groupe dominant et les groupes subordonnés, et elle aura certainement ses propres effets sur la façon dont le backlash nuira au cours du mouvement de contestation. Par exemple, à l’époque du mouvement pour les droits civils, le pouvoir coercitif s’est exprimé sous de nombreuses formes directes et violentes. Or c’est parfois grâce à ce caractère direct de la force que les enjeux peuvent être mis en évidence. Martin Luther King l’avait bien compris : à Birmingham, l’image de la police de Bull Connor chargeant la foule qui manifestait pour les droits civils avec des boyaux d’arrosage et des chiens avait marqué un point tournant et permis de gagner l’appui des libéraux du Nord à la lutte de ceux et celles qui combattaient pour les droits civils. Ainsi, estimant que la répression serait forte, King semblerait avoir délibérément choisi Birmingham, le territoire de Bull Connor, dans le but de provoquer cette réaction.
Le mouvement féministe a rarement, sinon jamais, été la cible directe de la violence aussi manifeste d’un État. En revanche, les rapports intimes entre hommes et femmes, conjugués à l’amour réciproque et au désir partagé de vivre en harmonie, donnent aux hommes une arme potentielle (et aux femmes qui souhaitent du changement, une possibilité de sanction) : retirer à l’autre son amour et son approbation. Les femmes sont poussées « naturellement » à rechercher l’admiration et l’attention des hommes. Par conséquent, on peut facilement les dissuader de s’associer au mouvement en usant de formes de répression feutrées comme la menace du ridicule. Un grand nombre de femmes, jeunes ou vieilles, ont hésité à se dire « féministes », car, à la naissance du mouvement aux États-Unis au début du XXe siècle comme pendant la deuxième vague du féminisme au cours des années 70, le terme a été chargé non seulement d’une connotation extrémiste, attribuée à tous les mouvements en « -isme », mais on l’a associé à la haine des hommes. L’amalgame entre le féminisme et le lesbianisme ou encore le manque de séduction a été et continue d’exercer un effet dissuasif puissant sur les femmes qui pourraient se dire féministes (Houvouras et Carter 2008; Huddy, Neely et Lafay 2000). Exception faite des lesbiennes séparatistes, peu nombreuses, la plupart des femmes vivent, travaillent et interagissent avec les hommes au quotidien et elles ne veulent pas provoquer leur colère ou leur désapprobation, ce qui se produit parfois à la seule évocation du mot « féministe ». Les mouvements sociaux pour les droits civils de la population noire et des femmes subissent donc des formes différentes de backlash : la répression de l’État est plus marquée dans le premier cas, tandis qu’une répression feutrée, comme la menace du ridicule, caractérise davantage le second. Ces formes de backlash ont influé sur ces mouvements de façon différente.
Le backlash à l’encontre d’un mouvement a tendance à nuire à l’action de ce mouvement. Les études sur la dynamique du backlash et les réactions qu’il provoque sont très récentes. Cependant, elles font clairement ressortir que, à certains égards, un mouvement peut mettre le backlash au service de ses propres objectifs – comme l’a fait King en utilisant les ennemis des droits civils, des groupes opposants bien visibles, agressifs et violents, pour mettre en lumière les injustices que ces gens cautionnaient. Dans d’autres circonstances, les mouvements ou leurs têtes dirigeantes battent en retraite ou encore modifient leurs stratégies afin d’atténuer la menace que représente un backlash réel ou même anticipé. Au début du xxe siècle, devant les opposants qui prétendaient que « le suffrage universel allait effacer la différence entre les hommes et les femmes », certaines dirigeantes du mouvement suffragiste ont mis l’accent sur la différence sexuelle et sur « la supériorité morale naturelle » des femmes. Collant aux femmes une nouvelle étiquette de « ménagères municipales », leurs discours et leurs dépliants enjoignaient aux femmes de « faire le ménage de l’espace public » (Kraditor 1965; Shames 2001). Au lieu d’effacer la distinction entre les travaux et les « sphères » respectives des « hommes » et des « femmes », elles ont inscrit le travail privé des femmes dans la sphère publique. De la même façon, quand, au milieu des années 70, les personnes qui s’opposaient à l’Equal Rights Amendment (era) se sont mobilisés en affirmant que l’era ouvrait la porte au financement public de l’avortement, les militantes ont répliqué en disant que l’amendement ne s’appliquerait pas à cette question. Reva Siegel souligne, par exemple, que « les succès remportés par Phyllis Schlafly dans la mobilisation contre l’era a forcé le mouvement des femmes à tenir compte de cette opposition et, dans les décennies qui ont suivi, à orienter dans un certain sens ses luttes pour modifier la Constitution[7] ».
Le niveau absolu de pouvoir en jeu dans un backlash peut varier. La moindre perte de pouvoir en tant que capacité, si petite soit-elle, peut créer un backlash. Les juifs ultra-conservateurs, consternés de voir leurs enfants épouser des gentils, tentent souvent d’y recourir. Sans toujours réussir, car, même s’ils peuvent exercer un certain pouvoir coercitif sur leurs enfants, ce pouvoir est faible si on le compare aux forces de la modernisation. Cependant, user ainsi de coercition au lieu de miser sur la persuasion constitue bien un backlash.
Les rapports de pouvoir sont parfois plus compliqués encore. La politique féministe en offre un exemple. En 1972, Betty Friedan a déclenché un backlash dans la National Organization for Women (NOW) en évoquant la « menace lavande » pour parler des lesbiennes de l’organisation. Dans l’ensemble, ces dernières avaient bénéficié jusque-là du même pouvoir (capacité) que les hétérosexuelles (du moins, comme membres, elles étaient sur un pied d’égalité), mais elles voyaient dorénavant ce pouvoir menacé. Celles-ci ont réagi en quittant l’organisation ou en menaçant de le faire si la now ne changeait de politique. Ces gestes et l’appui que leur ont accordé certaines membres hétérosexuelles ont incité la now à intégrer rapidement les droits des lesbiennes aux valeurs essentielles de son programme. Les commentaires de Friedan étaient peut-être en eux-mêmes un backlash lancé par une hétérosexuelle mécontente (elle-même avait perdu du pouvoir en tant que capacité et elle exerçait des sanctions à l’encontre de celles qui l’en avait privé). De la même façon, on peut considérer que la réaction des lesbiennes et leur menace de sanctions à l’égard des remarques de Friedan et de la perte de leur pouvoir constituaient un backlash, même si les lesbiennes étaient minoritaires dans cette organisation.
Le pouvoir coercitif et la persuasion sont souvent inextricablement liés. Par conséquent, il est difficile de distinguer ce que l’on appelle le backlash des va-et-vient qui caractérisent n’importe quel débat. Si les remarques de Friedan avaient porté sur la pertinence de soulever les problèmes politiques auxquels s’exposait l’organisation si on l’associait au lesbianisme, on ne les aurait pas jugées coercitives. L’argument des lesbiennes qui ne voyaient plus l’intérêt d’appartenir à une organisation lesbophobe n’aurait pas eu non plus le même effet. Dans les deux cas, il est pratiquement impossible de faire la distinction entre le pouvoir coercitif d’une menace (celle de Friedan de mettre les lesbiennes mal à l’aise et celle des lesbiennes de démissionner) et un simple état de fait que l’organisation devrait objectivement prendre en considération. Si elles sont impossibles à démêler dans la pratique, ces deux tendances n’en sont pas pour autant équivalentes d’un point de vue analytique. De plus, le backlash n’est pas qu’une simple réaction de la majorité contre la minorité. Cette dernière peut, elle aussi, déclencher un backlash si elle a le sentiment que son pouvoir en tant que capacité est menacé. Elle peut s’imposer politiquement non seulement en usant de son pouvoir de coercition pour exploiter une faiblesse dans l’organisation (comme menacer de démissionner au moment où l’on a besoin de toutes les forces), mais aussi en persuadant une partie appréciable de la majorité de la justesse de sa cause.
En Alabama, les Blancs libéraux du Nord avaient réagi devant les boyaux à incendie et les chiens lancés contre la population noire qui manifestait pacifiquement pour les droits civils; de la même façon, les principes de justice ont joué un rôle important pour les lesbiennes de la NOW. Les femmes hétérosexuelles et blanches avaient peut-être intérêt à soutenir un système qui les privilégiait en raison même de la couleur de leur peau ou de leur sexualité, il n’empêche que de nouvelles conceptions de la justice ont pu influer profondément sur leur comportement et même, dans certains cas, sur leur identité.
Si les mouvements déclenchent des réactions et même l’émergence de contre-mouvements, ces réactions peuvent ne concerner que partiellement, voire aucunement, le pouvoir, qu’il soit coercitif ou non. La riposte de la gauche américaine à la guerre menée – à l’instigation des États-Unis – contre l’Irak, puis à l’occupation du pays, n’a peut-être rien à voir avec « un sentiment de déclin de son pouvoir » (par exemple, le pouvoir en tant que capacité des groupes de gauche de faire prévaloir leurs préférences pour la paix sous la présidence de Bill Clinton). Elle témoigne plutôt de la conviction que ces changements sont néfastes. La réponse de la droite au mouvement féministe vise elle aussi, de toute évidence, à contrer une perte de capacité par l’exercice d’un pouvoir coercitif, mais elle exprime également la conviction pure et simple que les féministes ont tort. En pratique, il n’est pas facile de faire la part des choses entre la volonté de redresser ce qui est perçu comme un tort et celle de retrouver une situation où l’on peut facilement traduire ses préférences ou ses intérêts en résultats. Pourtant, d’un point de vue analytique, il est fondamental de faire la distinction et de définir le backlash non seulement comme une réaction à la perte de pouvoir en tant que capacité, mais comme une réaction fondée sur un pouvoir coercitif.
Ce cadre théorique général s’applique à notre avis à toute une gamme de situations de backlash. Pensons à un groupe qui réagirait aux tentatives de changement d’un autre groupe, comme cet électorat blanc des États frontaliers du Mexique qui, par référendum, a nié aux immigrants et aux immigrantes sans papiers le droit à l’éducation et aux soins de santé (soit la proposition 187 en Californie en 1994). Ce cadre permet aussi d’analyser une intervention violente de l’État (les forces policières de Bull Connor, par exemple). Il peut encore porter sur des acteurs non étatiques, lors de campagnes d’autodéfense, quand des gens s’en prennent à un groupe qui, croient-ils, menace leur propre pouvoir (la plupart des pogroms contre les juifs en Europe au Moyen Âge ou la terreur exercée par le Ku Klux Klan dans le sud des États-Unis). Le backlash peut aussi être une réaction individuelle, quand la personne qui use de son pouvoir de coercition riposte à une menace plus sérieuse encore contre son propre pouvoir en tant que capacité – dans une situation de violence familiale, par exemple. Certains spécialistes de la violence familiale qualifient ce phénomène de « mesure de renforcement des rôles sexuels » (voir, par exemple, Rosenberg (à paraître)), la violence d’un individu envers une femme venant réaffirmer ici la domination masculine sur toutes les femmes. Ramener cette violence à un phénomène individuel, c’est faire abstraction de son imbrication profonde dans des rapports collectifs de pouvoir.
Ce bref aperçu présente donc certains éléments de la théorie générale du backlash. La définition relativement neutre que nous proposons de ce terme en atténue la connotation progressiste et devrait permettre d’en faire un usage quelque peu différent de celui du langage courant. Il existe cependant des relations évidentes entre cette définition neutre et l’approche politisée du phénomène. En effet, la gauche propose plus de changements au statu quo que ne le fait la droite (bien que, ces derniers temps, la droite « radicale » et la droite libertaire aient eu, à cet égard, beaucoup en commun avec la gauche). Nous nous démarquons aussi de l’usage courant en affirmant que les analystes politiques auraient intérêt à distinguer entre, d’une part, le pouvoir coercitif et, d’autre part, la persuasion utilisée dans des situations où les intérêts sont communs, et à réserver le terme backlash à l’usage d’un pouvoir coercitif. Toutefois, c’est la pratique, et non la théorie, qui décide de l’utilité politique d’une innovation. S’il s’avère que la distinction entre le pouvoir et la persuasion exercée dans un contexte d’intérêts communs permet, dans de futures enquêtes, de mieux déterminer ce qui se passe, alors on aura raison d’adopter la définition interprétative que nous avons élaborée à partir du langage courant. Si les recherches à venir montrent qu’il est plus utile d’inclure les actions de persuasion dans l’analyse, cet élément de notre raisonnement devra être abandonné. Quoi qu’il en soit, nous espérons que la neutralité particulière de cette définition et de cette approche du backlash en fera un objet plus propice aux recherches en sciences sociales et contribuera à développer notre compréhension de la dynamique inhérente aux réactions contre les mouvements sociaux ainsi que les agentes et les agents de changement.
Appendices
Notes
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[1]
Le présent article a été traduit par Colette St-Hilaire.
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[2]
Le mot backlash vient de l’anglais to lash back, c’est-à-dire donner des coups en retour. On le traduit parfois par « choc en retour », « contrecoup » ou « ressac ». Nous avons choisi de le conserver en anglais dans le texte qui suit.
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[3]
Plus précisément, nous définissons le pouvoir comme « la relation causale, réelle ou potentielle, entre les préférences ou les intérêts d’un acteur ou d’une actrice ou encore d’un ensemble d’acteurs et d’actrices et le résultat lui-même », une définition adaptée, par l’insertion des termes en italique, de la définition de Nagel (1975) qui inclut les réactions anticipées et ne suppose pas l’existence d’une intention. Les catégories « menace de sanction » et « usage de la force » sont tirées de Bachrach et Baratz (1963). Nous empruntons à Lukes (1974) une définition du pouvoir coercitif qui s’applique uniquement aux situations de conflit d’intérêts. Certaines théories parlent de « pouvoir de » pour désigner le pouvoir en tant que capacité, et de « pouvoir sur » pour caractériser le pouvoir coercitif.
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[4]
Par exemple, si quelqu’un pense que j’ai fait quelque chose de ridicule et me le dit, il peut s’agir d’une forme de persuasion et non d’un pouvoir coercitif. Dans ce cas, si je prends son opinion au sérieux, je devrais réfléchir attentivement au fait que mon action ou ma position mérite d’être ridiculisée, c’est-à-dire mérite une désapprobation humiliante et dégradante. Cependant, si cette critique ne se fonde que sur un désir inconscient de protéger son propre pouvoir en tant que capacité, alors elle ne mérite pas que je la considère comme un argument sérieux. Et, que cela soit intentionnel ou non, si le fait de me ridiculiser exprime une sanction (me faire sentir ridicule ou me priver de l’appui d’autres personnes), alors il s’agit d’un acte de pouvoir coercitif. Dans cet exemple, la persuasion et le pouvoir ne sont pas faciles à démêler en situation réelle (voir ci-après).
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[5]
« Pratiquement chaque génération fait l’expérience de ces groupes de “bons vieux Américains” qui se sentent “déplacés”, plus ou moins rétrogradés par des processus de changements sociaux qui nuisent à leur statut et à leur pouvoir, et qui tentent de renverser le cours des choses en s’engageant dans des croisades morales ou dans des groupes d’action politique » (Lipset et Raab (1978 : xvii), citant Lipset (1963)).
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[6]
Il ne s’agit pas de dire que les agents et les agentes de changement social devraient ralentir leurs luttes contre les injustices; en effet, c’est leur travail que de les révéler et de faire pression en faveur de changements auxquels les autres ne sont pas prêts. Il faut simplement souligner que si elles peuvent être nécessaires lorsqu’il s’agit d’enfoncer des portes bien closes, les stratégies de changement comme celle qu’on a employée dans l’arrêt Brown c. Board of Education peuvent aussi entraîner des effets contraires à ce qui est souhaité. Notre but est d’expliciter la dynamique de cette résistance de façon que les personnes qui militent et celles qui organisent les mouvements soient mieux informées des conséquences possibles des stratégies qu’elles choisissent. L’usage qu’il convient de faire de cette information en matière de militantisme représente une question stratégique importante, mais qu’il est impossible d’aborder pleinement ici. Tous les mouvements sociaux présentent plusieurs facettes. Ils comportent différents courants, tantôt réformistes, tantôt radicaux, souvent apparus spontanément, sans coordination centrale (ou de quelque sorte que ce soit), ce qui fait qu’aucun groupe ne peut adopter de stratégie valable pour l’ensemble du mouvement.
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[7]
Siegel (2006 : 1394) : « Ce qui a eu pour effet de censurer les conceptions féministes du principe de l’égalité des sexes contenu dans l’era et de forcer le mouvement à adopter des positions avec lesquelles il était en conflit. »
Références
- Alinsky, Saul, 1972 Rules for Radicals : A Practical Primer for Realistic Radicals. New York, Vintage.
- Bachrach, Peter et Morton Baratz, 1963 « Decisions and Nondecisions : An Analytical Framework », American Political Science Review, 57, 3w : 632-642.
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- CARO, Niki, 2005 North Country. Warner Bros : 126 minutes.
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