Abstracts
Résumé
Le cercle Récamier, fondé à Montréal en 1930 par Gabrielle Valois-Hébert, regroupe des femmes passionnées de littérature, d’histoire, de musique et de voyages, entre autres. Les cahiers de procès-verbaux qu’elles laissent en héritage sont les seules traces qui donnent accès à cette forme de sociabilité. Notre recherche fait ressortir les livres de même que les auteurs et auteures à l’étude ainsi que les pratiques d’écriture et de diffusion des connaissances des membres de ce cercle. Dans cet article, les six premiers cahiers du cercle Récamier (1931-1954), source inédite de pratique d’écriture féminine, privée mais collective, encore peu étudiée jusqu’à maintenant, sont mis en contexte et permettent de prendre le pouls de la vie littéraire à cette époque à Montréal.
Abstract
The Cercle Récamier, founded in Montreal in 1930 by Gabrielle Valois- Hébert, brings together women with a passion for, among others, literature, history, music and travel. The notebooks of minutes they leave are the only tracks that provide access to this form of sociability, to books and authors that are the subject of their studies and to the writing practices and dissemination of knowledge of these women. The first six notebooks written by the Cercle Récamier are a source of unique feminine writing practice, collective, yet private, but little studied until now.
Article body
Qui sait si [notre cercle] ne passera pas à la postérité et si de nos émules ne commenteront nos modestes réunions tenues au flambeau d’une bonne camaraderie, d’une volonté ferme de travailler ardemment et de s’instruire?
Georgette Bélanger-Dumas, 17 décembre 1943
Des études récentes se sont intéressées aux premiers lieux d’écriture investis par les femmes au Québec. Bien avant d’aborder le roman et la poésie, les femmes font paraître des chroniques dans les journaux et publient du roman sentimental ainsi que de la littérature jeunesse, c’est-à-dire des genres marginaux et marginalisés. Comme le rappelle Lucie Robert (1987 : 102), la littérature féminine d’alors ne peut « aspirer à une reconnaissance, à une légitimation esthétique à cause même de la division sexuelle du travail qui donne aux hommes la maîtrise absolue de l’espace public et qui concède aux femmes la gestion de l’espace familial ». Cela n’empêche toutefois pas des femmes de prendre la parole ou la plume à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, telles les Henriette Dessaulles, Joséphine Marchand, Robertine Barry, Georgina Bélanger, Léonise Valois, Éva Circé et Anne-Marie Gleason qui intègrent les nouveaux médias de masse que sont les journaux et la radio.
Ces pionnières font néanmoins figure d’exception. Si plusieurs femmes lisent et écrivent, la plupart ne cherchent pas à rendre publiques leurs impressions sur leurs lectures ni à publier leurs oeuvres. Or il serait intéressant de savoir ce qui anime ces femmes durant la première moitié du xxe siècle, car, comme l’exprime Françoise Van Roey-Roux (1983 : 16), « nous savons peu de choses sur ce que pouvait réellement penser, en son for intérieur, une femme d’avant 1950. Personne ne l’a vraiment dit. » Déjà, des travaux ont été menés sur les lectures critiques féminines et sur la fréquentation des bibliothèques par les femmes, mais que sait-on des lectrices ordinaires et de leur vie culturelle? Les procès-verbaux du cercle Récamier, véritable journal intime collectif, donnent accès, à petite échelle, aux réflexions de ces femmes et à l’héritage qu’elles lèguent à leur famille et à la société québécoise.
L’article qui suit analyse les six cahiers de comptes rendus des réunions du cercle Récamier conservés à Bibliothèque et Archives nationales du Québec depuis la dissolution du cercle en 2007, soit 1 259 pages jamais publiées. Notre étude se concentre sur trois aspects principaux : 1) les modes de sociabilité des membres du cercle Récamier; 2) les livres et les auteurs et auteures qui font l’objet de commentaires; et 3) les pratiques d’écriture et de diffusion des connaissances à l’intérieur du cercle Récamier et dans d’autres lieux. En plus des données factuelles sur la tenue des réunions, les cahiers du cercle Récamier donnent de l’information sur les membres qui le composent et sur les réseaux qu’il rejoint, notamment la Société d’étude et de conférences (SEC) à laquelle il adhère en 1943. Nous examinerons d’abord la genèse et le fonctionnement du cercle Récamier, puis nous compléterons notre analyse à l’aide de renseignements concernant les voyages que font les membres, les moments de célébration et les angoisses engendrées par la Seconde Guerre mondiale, par exemple. Les cahiers du cercle Récamier sont une source inédite de pratique d’écriture féminine, privée mais collective, peu étudiée jusqu’à maintenant et qui montre clairement que plusieurs femmes de cette époque vivent « sans livres, mais pas sans lettres ».
La genèse du cercle Récamier
Le cercle Récamier est créé en août 1930 à l’initiative de Gabrielle Valois-Hébert[3] qui vient alors de terminer ses études à l’Académie Marchand de Montréal[4]. Puisqu’elle ne voit pas la possibilité d’entreprendre des études universitaires[5], Gabrielle Valois-Hébert réunit quelques amies dans le but de « poursuivre l’étude de la littérature selon nos moyens et nos capacités[6] ». Les premières réunions rassemblent Gabrielle Valois-Hébert, les soeurs Florette et Gertrude Mallette, Alice Guay ainsi que les soeurs Annette et Cécile Dansereau, d’anciennes camarades de classe. Elles ont fréquenté ensemble l’Académie Marchand et l’Union française de Montréal où l’on insiste beaucoup sur la formation littéraire, musicale et artistique des jeunes filles. Le nom attribué au cercle, Récamier, a été choisi par Gabrielle Valois-Hébert et les fondatrices du cercle. Il rappelle les échanges intellectuels qui avaient lieu chez Juliette Récamier, salonnière parisienne bien connue. Les premières réunions se déroulent les dimanches après-midi et rassemblent de quatre à sept membres, toutes des jeunes femmes, comme le montre la photo 1.
À la septième réunion, le 8 mars 1931, ont lieu les premières élections du cercle. L’initiatrice du groupe, Gabrielle Valois-Hébert, véritable leader, accède à la présidence. Annette Dansereau s’empare du cahier des procès-verbaux et devient secrétaire pendant plusieurs années, comme le montre le tableau 1.
Le rôle de la présidente consiste généralement à prévoir les activités du programme annuel, à diriger le déroulement des rencontres et à s’assurer que toutes les membres travaillent efficacement. Au cours des premières années, le rôle de Gabrielle Valois-Hébert à titre de présidente est fort important : en plus de la lecture des travaux, elle commente la diction et le langage des membres, fait respecter les règles de courtoisie et donne son avis sur la valeur des textes. Les membres lui témoignent un grand respect. Par exemple, au terme du mandat d’Aimée (Mimi) Hébert en 1937, c’est sa soeur Gabrielle qui reprend le flambeau. Dans le procès-verbal, on peut lire qu’« [u]n souvenir de délicatesse et de bienveillance enveloppera toujours notre Mimi Hébert, ex-présidente. Il n’est point possible de ne pas la regretter et d’un autre côté de ne pas saluer avec plaisir la nouvelle, que voulez-vous en amabilité, il y a là affaire de famille Valois-Hébert » (Lucienne Deslauriers, 21 mars 1937).
La tâche de la secrétaire est plus concrète et le résultat est bien tangible : ce sont les 1 259 pages des cahiers de procès-verbaux écrits à la main (photo 2).
Le fait de résumer et de transcrire les activités du cercle puis de lire le compte rendu à une réunion subséquente impose une pression à certaines secrétaires qui se laissent impressionner par la tâche à accomplir. C’est le cas d’Irma Allard en date du 16 avril 1943 :
Quand j’ai l’habitude des gens et des choses, je suis d’un sans-gêne qui frise l’effronterie, mais qu’il s’agisse d’un premier pas ou d’une première rencontre, j’ai le trac. Il en est ainsi ce soir où pour la première fois j’écris dans ce livre des minutes [sic] de notre cercle littéraire, mon coeur se serre beaucoup, ma main tremble un peu, et je puis vous certifier que ce n’est pas la crainte d’être lue plus tard par des amies indulgentes ou des critiques sévères, non, c’est un émoi qui me paralyse, émoi fait du souvenir de tous les bons moments que nous avons passés ensemble et qui surgissent en foule, émoi fait du rappel de vos regards encourageants, de vos sourires un brin malicieux, de vos paroles élogieuses à la lecture d’un sujet bien traité par l’un des membres, émoi fait de toute ma reconnaissance, de toute ma gratitude pour votre douce amitié, votre estime sincère et votre chaude sympathie.
D’autres secrétaires apprécient cette responsabilité jusqu’à ne plus vouloir s’arrêter d’écrire :
J’ai fait 27 pages de rapport pour ma pénitence. Pénitence? Au fond, non, faire un rapport, c’est profiter doublement d’une réunion. C’est repasser, lire tout ce qui s’est dit ou lu. C’est approfondir les textes. C’est… mais je m’arrête, vous pourriez me dire « Puisque vous connaissez si bien ces avantages, gardez le cahier! » Mais je ne suis pas égoïste, je veux que chacune, à son tour, profite de ces avantages. Aussi, je vous passe le cahier… prenez-en soin et aimez-le bien, si vous saviez comme il s’attache! (Germaine Bougie, 2 octobre 1953)
Les premières réunions rappellent l’aspect scolaire : lectures de textes, résumés de livres, de biographies, récitations de poèmes ou de fables, interprétations de pièces musicales au chant ou au piano et compositions selon un thème prédéterminé. Les membres rédigent leurs compositions, utilisent des pseudonymes pour signer, puis les envoient par la poste à la présidente qui en fait la lecture à la réunion suivante. D’autres moyens sont également utilisés pour étendre la culture des membres : entre autres, elles présentent quelques pièces de théâtre à leur entourage. Par exemple, le 7 janvier 1934 à la salle du marché Saint-Jacques, elles jouent Caprice d’Alfred de Musset et Pendant le bal d’Édouard Pailleron[7].
Les premiers procès-verbaux sont très concis, la secrétaire y inscrit rapidement les réalisations de chacune accompagnées du nom et de la première lettre du prénom des membres, comme le montre cet exemple de la sixième réunion[8] :
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Dimanche 1er mars 1931
Réunion chez Mademoiselle G. Hébert
Au programme :
A. Guay : Résumé du livre Le chemin qui descend par H. Ardel
G. Mallette : Morceau de mémoire « Bonheur », Lemoyne
A. Guay : piano, « Le pas des fleurs », Delibes
F. Mallette : piano, « Les Sylphes », Bachmann
G. Hébert : Résumé du livre Près du bonheur, H. Ardel
F. Mallette : lecture, « L’amour professeur »
Compositions littéraires : Qu’est-ce que l’amitié?
Remarques : correction du langage
Membres présents : G. + F. Mallette, A. Dansereau, A. Guay, G. Hébert
Prochaine réunion chez mademoiselle A. Guay
La présence d’hommes (de jeunes gens[9]), en 1934 et en 1935, change les habitudes du cercle. Parmi eux, on trouve un cousin de Gabrielle Valois-Hébert, Jean Valois, Maurice Toussaint, Paul Gladu (dessinateur et critique d’art), Émile-Charles Hamel (journaliste) et Marcel Cailloux (illustrateur scientifique puis professeur de botanique à l’Université de Montréal), entre autres. Ces jeunes hommes, des amis qui se connaissent également à l’extérieur du cercle, ont fréquenté différentes écoles (l’École technique de Montréal pour Paul Gladu et Émile-Charles Hamel; l’Université de Chicago pour Marcel Cailloux) et font découvrir de nouveaux horizons aux membres du cercle. En 2006, Gabrielle Valois-Hébert confie à La Presse que ces nouveaux collègues lisent des ouvrages avant-gardistes et proposent de nouvelles façons de faire. D’abord, Marcel Cailloux propose que les membres lisent leurs propres compositions, ce qui cause un certain émoi chez les jeunes femmes : « Alors avec ce Mr. le pseudo est de trop, pas de cachotterie! Nous ne devons pas avoir honte de ce que nous faisons! Plusieurs personnes, et je suis de celles-là, n’ont pas cette belle assurance! Nous espérons que nous l’acquerons [sic] avec le temps » (Alice Guay, 14 octobre 1934). Ensuite, le même Marcel Cailloux, à titre de secrétaire intérimaire, rédige les procès-verbaux de façon plus structurée et détaillée. Les autres secrétaires qui prennent la charge ensuite suivent l’exemple. Avec les années, les procès-verbaux deviennent plus étoffés et s’étendent en moyenne sur près de six pages par réunion au début des années 1940. Cette courte période où les femmes côtoient les hommes dans une atmosphère de franche camaraderie et de partage des connaissances est inspirante pour tous et toutes : Paul Gladu immortalise d’ailleurs cette relation par une caricature (photo 3).
Cette caricature illustre également la proximité qui pouvait exister entre de jeunes personnes de sexes différents durant les années 1930. Les hommes ne semblent pas dominer, c’est plutôt une femme, la « reine » Gabrielle Valois-Hébert, qui est au centre de l’action. De ces rapports chaleureux et amicaux naissent deux couples : Alice Guay et Émile-Charles Hamel célèbrent leur mariage en 1938, puis Yvette Carignan et Paul Gladu convolent en 1939. Après 1935, peu d’hommes participent aux activités du cercle, hormis Jean Valois qui revient parfois à titre d’invité d’honneur. Certains se marient ou partent à la guerre (Paul Gladu, Maurice Toussaint), mais ils gardent un bon souvenir de leur passage au cercle Récamier[10]. Les membres féminines, pour leur part, conservent une nouvelle structure, une confiance en elles et une volonté d’aller plus loin, de poursuivre leurs recherches. D’autres femmes se joignent au groupe par l’entremise de la page féminine « Le royaume des femmes » de La Patrie animée par Jeanne Grisé. En effet, certains pseudonymes, comme « Quand même », « Sereine », « Porcelaine de Chine » et « Excelsior » se retrouvent à la fois dans les procès-verbaux du cercle Récamier et dans le quotidien montréalais[11]. Ainsi, les membres du cercle participent à la vie sociale et culturelle de leur temps et savent comment diffuser leurs opinions. De cette façon, elles rencontrent plusieurs personnes qu’elles invitent ensuite au cercle. Cette forme de sociabilité, à la Récamier, mérite que l’on s’y arrête un peu pour bien comprendre le regroupement.
La sociabilité à la façon Récamier
De 1931 à 1954, près de 200 personnes différentes assistent aux réunions du cercle Récamier. Certaines ne sont présentes qu’à une rencontre, alors que d’autres viennent au cercle pour des occasions spéciales. Par exemple, en 1943, lorsque le cercle Récamier se joint à la SEC, plusieurs membres clés de cette dernière sont présents, tels le père Marie-Ceslas Forest, o.p.[12], Alexina [Beaudry] Hudon[13], Andrée [Gibeault] Paradis[14] et Yvonne [Charrette] Letellier de Saint-Just[15]. D’autres femmes, environ 25 de 1931 à 1954, constituent le coeur du cercle Récamier, les membres ordinaires, comme le montre le tableau 2. Elles participent à la vie du cercle pendant au moins cinq ans, font des recherches sérieuses et approfondies et reçoivent le cercle chez elles à de nombreuses reprises.
Parmi les membres ordinaires, on remarque plusieurs liens sororaux (Gabrielle et Aimée Hébert, Annette et Cécile Dansereau, Irma, Yvette et Denise Longpré, Suzanne et Marguerite Desrochers, Marie-Anne et Yvette Leboeuf), mais c’est d’abord l’amitié qui unit ces femmes. Un sentiment d’émulation amicale les stimule et les pousse à travailler plus fort, comme le souligne Lucille Petit-Larue :
Je profite du fait que je rédige ce mémoire pour vous exprimer à toutes combien, depuis mon entrée au cercle, il y aura bientôt un an, j’ai pu apprécier et admirer le grand esprit de travail, de cordialité, de sympathie qui règne parmi vous. On sent des amitiés franches, sincères. Et je garde un souvenir ému de l’accueil chaleureux et spontané que l’on m’a fait (25 mars 1945).
De 1931 à 1954, le cercle Récamier se réunit au moins 338 fois, soit en moyenne 15 fois par année, d’octobre à décembre et de janvier à mai. À tour de rôle, les membres reçoivent leurs compagnes dans leur appartement ou chez leurs parents. Les hôtesses se plaisent à accueillir le cercle chez elles, cela ne semble pas être une corvée. Lorsqu’elles notent leurs impressions dans le procès-verbal, c’est toujours positif :
Une heure plus tard, j’entends encore les rires et les mots drôles, je revois les figures souriantes et épanouies. Je ne puis me défendre de me redire : ah! ce cercle ce qu’il a de charmant et de charmeur! Mes amies, ce cercle, c’est chacune de vous et c’est vous toutes. Ramenez-le encore chez moi, c’est-à-dire, revenez vite! (Annette Dansereau, 24 janvier 1941)
À la fin des réunions, les hôtesses offrent un goûter qui est très apprécié des membres. On sert du thé, du café, des gâteaux, différentes bouchées, de longues cigarettes, de la crème de menthe et parfois des mets plus fins. Même durant le carême ou en temps de guerre, les invitées se laissent tenter :
Un copieux goûter fut servi qui pouvait nous laisser croire les hostilités [la Seconde Guerre mondiale] terminées tellement nous avons pu déguster des mets rares et recherchés. Malgré l’aide de plusieurs dévouées récamiennes, nous pouvons imaginer la somme de travail effectuée par notre hôtesse [Gabrielle Valois-Hébert], et qui osait avouer que ce n’était rien, qu’elle n’avait presque[16] rien fait. Et les délicieuses [terme illisible], la crème fouettée, le caviar et tous les mets variés, ce n’est sans doute pas une fée qui de sa baguette magique a déposé le tout sur la table fleurie, habillée de dentelle et illuminée de bougies claires. (Georgette Bélanger, 7 mai 1944)
Les procès-verbaux du cercle Récamier donnent donc une idée de l’ambiance dans laquelle se déroulent les réunions et, au sens large, montrent l’univers social et culturel de ces femmes.
Les cahiers témoignent également du calendrier de vie des membres du cercle Récamier. Des rencontres extraordinaires sont organisées pour Noël ou encore à l’occasion des mariages et des naissances, surtout au milieu des années 1940. On note aussi des événements plus tristes comme le décès d’une membre en 1944, Rita Da Sylva[17], et ceux de la tante et du cousin de Gabrielle et d’Aimée Hébert, Rachel et Guy Jasmin, dans un écrasement d’avion en 1949. Finalement, les cahiers de procès-verbaux servent parfois à conserver une émotion, à graver un moment important, comme à la fin de la Seconde Guerre mondiale :
Je me permets de disposer de quelques lignes afin de chanter le jour glorieux du sept mai, alors que par T.S.F., on entendit ces mots quasi magiques que la guerre était terminée en Europe. Afin que l’on se rappelât longtemps ce jour mémorable, j’ai tenu à réunir le Cercle et quelques amies intimes, et lorsque nous serons vieilles, j’espère que nous reparlerons du tout petit salon où s’entassaient pêle-mêle des jeunes femmes gaies qui arboraient dans leurs cheveux ou à leurs corsages le petit tricolore qui proclamait la belle victoire remportée sur l’Allemand. (probablement noté par Gabrielle Valois-Hébert, 11 mai 1945)
Outre des goûters et des célébrations, on parle aussi des voyages que les membres entreprennent seules, en famille ou accompagnées d’autres membres du cercle. Qu’il soit question d’un voyage vécu ou imaginé dans un texte ou encore d’une recherche sur un pays ou une région, les Récamiennes traitent d’un lieu géographique à plus de 75 reprises dans les procès-verbaux. L’évocation de destinations vacances comme la Gaspésie, Charlevoix ou Niagara Falls est inévitable et d’autres endroits plus rapprochés, comme le marché au foin et le square Victoria de Montréal, ou éloignés, comme les pays scandinaves ou le Japon, sont sujets d’étude. Certaines vantent les beautés des Rocheuses qu’elles ont visitées, alors que d’autres n’apprécient pas leur expérience à New York. Par exemple, Irma Allard et Annette Dansereau retiennent de cette ville que « sa beauté n’est que du fard, et [elles] la compare[nt] à une belle femme sans coeur, sans âme et sans beaucoup d’esprit. » (anonyme, 10 mars 1949). Par contre, le voyage des soeurs Hébert à New York « fait à lui seul un bon sujet de conversation, nous sommes heureuses d’apprendre que le voyage fut magnifique et nous y goûtons un peu à notre manière, en croquant les délicieux chocolats aux noisettes que notre présidente a rapportés » (Lucille Petit-Larue, 19 octobre 1954). Enfin, les deux voyages que fait Madeleine Cadrin-Destroismaisons en Europe en 1947 et en 1950 sont discutés à maintes reprises. Ainsi, outre qu’ils donnent un exemple du type de sociabilité que l’on pouvait retrouver à Montréal de 1931 à 1954, les procès-verbaux tracent le portrait de la vie quotidienne de ce groupe de femmes, racontent leurs aspirations, leurs découvertes comme leurs déceptions. Bien que la plupart des membres viennent de la classe moyenne ou de la petite bourgeoisie, on perçoit dans leurs pratiques sociales, de même que dans leurs lectures que nous allons maintenant observer, les mêmes goûts et centres d’intérêt que chez l’élite cultivée.
Discuter de ses lectures
Les membres du cercle Récamier lisent beaucoup et s’intéressent à l’histoire littéraire, aux auteurs et aux auteures, aux nouveautés comme aux textes anciens. De 1931 à 1954, il est question d’au moins 148 oeuvres et 169 auteures et auteurs différents. Les membres s’intéressent à des genres divers, de la poésie de Rimbaud au théâtre de Musset, des ouvrages spirituels comme l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales aux portraits littéraires de Jules Lemaître. Les textes de même que ceux et celles qui les ont rédigés sont étudiés de plusieurs façons selon les réunions ou les membres : lectures, résumés d’oeuvres, récitations de fables ou de contes, biographies d’auteurs ou d’auteures ou encore analyses plus approfondies. Ces travaux peuvent parfois s’étendre sur plus d’une séance, comme l’exposé de Germaine Bougie sur Selma Lagerlöf (1858-1940), écrivaine suédoise étant la première femme à remporter un prix Nobel en 1909, qui est divisé en sept parties lues entre le 7 mars 1952 et le 10 avril 1953. À la suite de ces présentations, Germaine Bougie soumet une synthèse de son travail au concours littéraire de la SEC et remporte le deuxième prix.
L’observation des auteures et des auteurs recensés dans les procès-verbaux permet de tirer certaines conclusions. Des statistiques donnent un portrait de ce que pouvaient lire les femmes des années 1930 aux années 1950. Ce sont des lectures qu’elles choisissent – elles ne sont pas contraintes par un cadre scolaire ou religieux, par exemple – selon leurs centres d’intérêt et la disponibilité des ouvrages. Il est difficile de savoir comment elles se procurent leurs livres, mais, dans le procès-verbal du 29 septembre 1935, il est indiqué que « les fonds du cercle [qui proviennent des frais de retard et d’absence] ont servi à un abonnement à la Bibliothèque municipale qui profitera à tous les membres »[18] (Alice Guay, 29 septembre 1935).
Près de 20 % des ouvrages lus par les membres du cercle Récamier sont écrits par des femmes, ce qui est important quand on pense à l’offre de lecture et à l’étroitesse du marché pour les auteures de l’époque[19]. Les premières femmes qui retiennent l’attention du cercle Récamier sont les Françaises Henri Ardel, pseudonyme de Berthe Abraham (1863-1938), la comtesse Anna de Noailles (1876-1933) et la Canadienne française Fadette, pseudonyme d’Henriette Dessaulles (1860-1946), qui écrivent des ouvrages lyriques et sentimentaux. Plus tard, elles liront davantage Léonise Valois, Rina Lasnier, Jeanne Grisé, Blanche Lamontagne, Gabrielle Roy ou Cécile Chabot. Elles connaissent personnellement quelques-unes de ces écrivaines et s’identifient facilement à ces contemporaines canadiennes-françaises.
La grande majorité (59 %) des auteures et des auteurs qui intéressent les membres du cercle sont nés entre 1800 et 1900. Durant les premières années du cercle, c’est le mouvement romantique qui fait vibrer ses membres : elles lisent Alphonse de Lamartine en tête, puis Victor Hugo, François-René de Chateaubriand et Alfred de Musset, entre autres. Le meilleur exemple pour illustrer cet intérêt est certainement celui d’Alphonse de Lamartine, auteur abordé à plus de dix reprises dans les procès-verbaux. À la réunion du 9 février 1941, par exemple, Yvette Lorrain lit « Le cruxifix » et Juliette Huot, « 1er regret ». Gabrielle Valois-Hébert et Gertrude Mallette lisent d’autres textes de l’auteur et Irma Allard présente sa biographie d’après l’ouvrage de Paul Hazard (Plon, 1925). Selon la secrétaire, il s’agit d’un excellent travail :
Il a fait bon vous écouter causer de ce grand poète lyrique, poète si cher aux femmes. Il me semble qu’avec Lamartine notre course fiévreuse du XXe siècle s’arrête un instant. Madame Allard, tout en nous permettant de nous essouffler, de reprendre haleine, je vous prie de croire que vous nous avez au plus haut point intéressées et au nom de chacune je vous dis : merci. (Annette Dansereau, 9 février 1941)
Plus tard en 1941, alors que les compositions doivent s’inspirer de L’homme de mes rêves, Gabrielle Valois-Hébert arrête son choix sur son auteur fétiche. Dans le procès-verbal, on décrit l’amour de jeunesse de cette célibataire :
Le croirez-vous, mes amies, notre présidente a eu elle aussi son homme. Ce ne fut pas un simple béguin de jeunesse. L’homme de ses rêves ne fut pas davantage le jeune cavalier bien frisé qu’à 18 ans on attend anxieusement trois soirs par semaine. Non. Ce fut l’amour, le grand amour, l’amour passion. Il y avait dans son sentiment pour cet homme du romantique et du sentimental. Au bord du Lac est né son amour. Gaby, « un soir, t’en souvient-il? » (Annette Dansereau, 8 décembre 1941)
L’exemple de Lamartine montre que les membres du cercle chérissent le mouvement romantique et qu’elles savent étudier des ouvrages sous plusieurs angles.
Pendant les années 1940 et 1950, elles s’initient à d’autres courants : Rimbaud, Claudel, Valéry, puis Gide et Colette. Les procès-verbaux offrent différentes critiques des mêmes auteurs et auteures et les membres du cercle Récamier ne partagent pas toujours la même opinion. Les oeuvres de Paul Claudel, par exemple, sont commentées à douze reprises : certaines admirent sa poésie, alors que d’autres y demeurent insensibles :
Des sujets donnés, Madame Allard a traité celui concernant les vers. Ma foi elle avoue les aimer tous sauf… Claudel, mais ce n’est pas par caprice qu’elle dit qu’ils ne lui plaisent pas. Ce n’est pas non plus à cause de la grande liberté qu’il se donne dans la rime; c’est que tout simplement, elle ne les comprend pas. (Gabrielle Valois-Hébert, 16 avril 1940)
Les membres du cercle Récamier lisent aussi des écrivaines et des écrivains contemporains, nés après 1900 (18 %), comme Jacques Prévert, Julien Green, Marcel Aymé et Pierre Emmanuel, et elles plongent dans les textes anciens, rédigés au xviie et au xviiie siècle (8 %) et même avant les classiques (4 %), tels Sophocle, François Villon et Ronsard, font partie de leur corpus[20].
Sans surprise, on constate que la moitié des ouvrages recensés dans les procès-verbaux viennent de France. L’importance de l’offre française combinée à l’étroitesse du marché canadien expliquent cette situation. Tout de même, les écrivaines et les écrivains lus et étudiés par le cercle proviennent du Québec dans 25 % des cas. C’est beaucoup quand on pense à la faible représentation des ouvrages canadiens-français en librairie à cette époque. Les Récamiennes ont un large éventail de lecture qui comprend des plumes conservatrices, comme celle de Henri Bourassa, et d’autres plus novatrices, tel Jean Narrache. Le discours qu’elles tiennent à propos de leurs lectures est souvent informatif, mais il peut également révéler certaines opinions. Le regard porté sur le roman Louise Genest de Bertrand Vac, notamment, est intéressant. Il en est question à deux reprises dans les procès-verbaux, et les avis sont partagés. D’abord, Suzanne Desrochers-Melançon fait le résumé de « l’histoire tragique de Louise Genest » le 10 novembre 1950. Dans le procès-verbal, on peut lire ceci :
Madame Melançon vient de terminer le bouquin, et nous fait partager son enthousiasme dans le bref résumé qu’elle en donne. Un souffle tragique agitant l’air pur de nos montagnes… l’être humain vivant en pleine nature… le sombre dénouement… Comment ne pas avoir l’envie de lire Louise Genest? (anonyme, 10 novembre 1950)
Il est certainement question d’un sombre dénouement, mais aucun commentaire n’est fait sur la nature de cette finale, sur la morale de l’histoire de cette femme qui quitte son mari violent et son fils pour vivre en forêt avec l’homme qu’elle aime. Cette critique, quoique brève, semble positive. D’un autre côté, Armande Marcoux, le 4 mai 1951, s’arrête davantage aux valeurs présentées dans l’ouvrage :
Armande conçoit mal l’idée qu’une mère peut perdre son naturel au point d’abandonner son fils… son mari ça peut s’expliquer s’il est une brute, mais son enfant comment le pourrait-on?! De ce volume, il lui reste ceci d’agréable : les belles descriptions de nos montagnes et de la vie des animaux qui les habitent, connaissances qui nous font aimer davantage notre beau pays. (Madeleine Cadrin-Destroismaisons, 4 mai 1951)
L’élément positif de la lecture d’Armande Marcoux demeure bien superficiel. Toute personne qui lit le procès-verbal a donc accès aux valeurs traditionalistes, conservatrices qui existent à ce moment au cercle et dans la société en général. D’autres sujets échauffent les esprits des membres du cercle Récamier et exposent leur côté plus moderne. Ainsi, lorsque Thérèse Hallé fait le résumé d’une réunion des « femmes universitaires » où elle a assisté à une conférence de Mlle Crump plaidant que les femmes ne devraient pas travailler, mais plutôt rester à la maison, il en résulte que « tout le monde prend part à la discussion, on parle fort […] Il découle de la discussion que Mlle Crump et ses idées sombrent dans le mépris au cercle Valois-Hébert » (Paule Langis, 25 janvier 1952). Elles sont donc sensibles aux idées féministes qui circulent à cette époque, d’autant plus que plusieurs membres affichent leur indépendance et travaillent à l’extérieur du foyer.
Les membres du cercle Récamier sont branchées sur l’actualité littéraire du Canada français. Par exemple, elles regrettent le décès d’Émile Nelligan quatre jours seulement après sa mort :
Mlle [Aimée] Hébert nous fait lecture d’un très bon écrit de Lionel Léveillé traitant du regretté poète canadien Émile Nelligan. À cause de la disparition récente de cet écrivain, l’article bien écrit et bien lu jette une note triste et rappelle à notre émotion le talent et la malheureuse destinée de Nelligan. (Annette Dansereau, 22 novembre 1941)
En outre, les membres s’enthousiasment du succès de Félix Leclerc en France : « Mlle [Annette] Dansereau nous présente Félix Leclerc, cet artiste canadien que la France a su découvrir et qu’elle réclame à nouveau […] Linette fut vraiment bon avocat en nous parlant de Leclerc, un des nôtres qui mérite en toute sincérité nos applaudissements » (Madeleine Cadrin-Destroismaisons, 4 mai 1951).
Enfin, les membres lisent aussi des ouvrages qui viennent d’autres pays européens (9 %). Par exemple, les programmes annuels de 1951 et de 1952 proposent une analyse de tous les aspects des pays scandinaves : les membres du cercle Récamier s’intéressent donc à la géographie, à l’histoire, aux arts et évidemment à la littérature du Danemark, de la Norvège et de la Suède et abordent des textes comme ceux de Hans Christian Anderson et de Henrik Isben. Des autres auteures et auteurs lus par les Récamiennes, seulement deux viennent de la Russie (Fedor Dostoïevsky et Léon Tolstoï), un de l’Inde (Tagore Nabîndranâth). Pour l’Amérique, on en compte deux des États-Unis (Fannie Hurst et Eugène O’Neill) ainsi que deux qui sont de l’extérieur du Québec (Gabrielle Roy et Thomas Head Radall)[21]. Ces travaux littéraires mènent aussi les membres du cercle Récamier à partager leurs opinions à l’extérieur du cercle. La dernière partie de notre analyse porte sur la diffusion de leurs textes dans d’autres lieux.
Écrire et partager ses connaissances
Les membres du cercle Récamier n’exercent pas le métier d’écrivaine. Certaines sont infirmières, d’autres, secrétaires, (Gabrielle Valois-Hébert[22], Germaine Michaud), Germaine Bougie est professeure de diction, Juliette Huot est comédienne et d’aucunes se marient et deviennent mères de famille. Elles ont peu de temps pour écrire et réservent leurs travaux de recherche pour le cercle Récamier. Elles réalisent néanmoins des recherches importantes et diffusent leurs connaissances aux réunions du cercle, évidemment, mais également dans d’autres lieux. En effet, dès 1940, le « cercle est à l’honneur, il brille en la personne de notre dévouée et laborieuse présidente, Mlle [Gabrielle] Hébert » (Annette Dansereau, 31 janvier 1940). Gabrielle Valois-Hébert présente une conférence qu’elle a écrite à l’occasion du 300e anniversaire du décès de Jean Racine et prononcée au Petit Théâtre de Montréal devant 27 invités. Quant à Irma Allard, elle est l’invitée en octobre 1942 du Foyer littéraire où elle prononce une causerie intitulée « La femme canadienne de chez nous dans le journalisme ». Ses compagnes du cercle Récamier sont très fières de sa performance au Foyer littéraire et ne manquent pas de comparer leur cercle à cet autre lieu de sociabilité, bien différent du leur :
Inutile de dire que sans notre Cercle, sans notre conférencière surtout, je ne sais trop en quoi consiste ce foyer littéraire-là : une pièce de chant? un piano qui est dur? une accompagnatrice qui me valait bien? C’est ça leur Cercle? […] Enfin, s’il faut pour se hausser grimper sur les travers des autres, le Cercle Récamier occupe un beau rang ce soir, car je viens de lui faire un joli escabeau. Quoiqu’il en soit, je crie : vive le Salon Récamier! (Annette Dansereau, 16 octobre 1942)
En décembre 1942, c’est Gabrielle Valois-Hébert qui présente une conférence au Foyer littéraire sur trois Canadiennes, soit Laure Conan, Malvina Marchand et Léonise Valois.
Ces conférences au Foyer littéraire feront connaître le cercle Récamier à certains membres de la SEC, dont Alexina [Beaudry] Hudon, responsable du recrutement, qui assiste également aux réunions du Foyer littéraire. Fondée à Montréal en 1933, la SEC rassemble des femmes qui appartiennent en majorité à l’élite sociale montréalaise. Créée à l’extérieur des cadres de l’Église et de l’État, la SEC regroupe des femmes en petits cercles pour qu’elles produisent des travaux de recherche puis assistent à des conférences sur des sujets scientifiques et culturels. Au cours de son histoire, la SEC, qui existe encore en 2011, réalisera d’importants projets, comme la tenue d’un concours littéraire annuel dès 1936, la mise sur pied du premier salon du livre de Montréal en 1951, la rédaction de mémoires pour quatre commissions royales d’enquête et la publication d’un bulletin culturel de 1951 à 1967. Après avoir refusé catégoriquement de changer le nom du cercle pour se joindre à la SEC[23] qui est en pleine expansion, Gabrielle Valois-Hébert accepte d’en faire partie en 1943, notamment pour que les membres puissent participer au concours littéraire du regroupement. L’année suivante, le nouveau cercle Valois-Hébert est récompensé, car Georgette Bélanger remporte un prix pour son étude biographique de Maurice Ravel.
En plus du concours littéraire où elles soumettent leurs travaux, les membres du cercle Récamier diffusent leurs idées dans quelques journaux, notamment La Patrie, Photo-Journal, La Vallée de Chaudière et La Ruche. En 1944, elles écrivent dans L’Étoile de Lowell au Massachusetts dans le but de mieux faire connaître et aimer le Canada à la population franco-américaine. Grâce à la journaliste Marthe Biron, au moins trois séries de textes rédigés par des membres du cercle paraîtront dans L’Étoile. Dans une lettre datée du 15 mai 1944 reproduite dans les procès-verbaux, Marthe Biron estime que
le cercle Récamier ajoute maintenant au mérite de stimuler et d’encourager le développement littéraire de ses membres, celui d’ensoleiller de ses idées neuves et vigoureuses une colonie française voulant vivre et vibrer pleinement de son âme française, après avoir tout simplement survécu... Un lauréat de plus, n’est-ce pas, à votre couronne de succès! (Georgette Bélanger, 25 mai 1944)
Les membres du cercle Récamier ne publient pas de livre, elles n’ont pas accès à une maison d’édition, ne reçoivent pas de droits d’auteure, certes, mais elles parviennent tout de même à diffuser leurs idées, à partager par l’écrit et par la parole leurs expériences de femmes, de mères, de Canadiennes françaises bien ancrées dans leur époque. Ce sont des passeuses de lettres, de mots, d’images et de culture, et elles transmettent cet héritage à leurs enfants ainsi qu’à leurs neveux et nièces. Si elles prennent peu la parole ou la plume publiquement, leurs héritiers et héritières en feront tout autrement. Parmi les enfants des membres du cercle Récamier, on retrouve, entre autres, Louise Warren (fille d’Aimée Hébert Warren et nièce de Gabrielle Valois-Hébert), poète et essayiste, André Gladu (fils d’Yvette Carignan et de Paul Gladu), cinéaste documentaire, et Claude Corbo (fils de Mignonne Côté-Corbo), professeur de sciences politiques et recteur de l’Université du Québec à Montréal. Ces personnes n’hésiteront pas à s’exprimer et à partager publiquement la culture que leur auront léguée leurs mères et leurs tantes que ce soit par la poésie, l’essai, l’image cinématographique ou l’engagement universitaire.
Les six cahiers de procès-verbaux du cercle Récamier de Montréal sont riches en enseignement. En observant les procès-verbaux des réunions de 1931 à 1954, on peut conclure que ces femmes avaient un goût impérissable pour la culture, pour toutes cultures en général. Cette forme de sociabilité leur a permis de sortir de leur quotidien, de partager leur vécu avec d’autres femmes et d’étendre leur formation intellectuelle bien au-delà du parcours scolaire. Elles ont également laissé un bel héritage tant dans les six cahiers de procès-verbaux conservés par Bibliothèque et Archives nationales du Québec, que dans la mémoire et la culture transmises à leurs héritiers. Le cercle Récamier représente en effet un exemple intéressant de socialisation de la littérature et de la culture qui fait bien partie de la vie littéraire.
Et tout n’a pas été dit. Puisque les activités du cercle ne ralentissent que lorsque la fondatrice, Gabrielle Valois-Hébert, éprouve des problèmes de santé en 2005, puis s’arrêtent à son décès le 17 mars 2006, il reste de nombreux cahiers à lire, à analyser et à comparer.
Appendices
Note biographique
Fanie St-Laurent est doctorante en histoire du livre à l’Université de Sherbrooke sous la direction de Josée Vincent. Boursière du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, de la Chaire de recherche du Canada en histoire du livre et de l’édition ainsi que de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, elle est également coordonnatrice du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRELQ).
Notes
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[1]
Irma Allard, 16 avril 1943.
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[2]
Nous souhaitons exprimer notre vive reconnaissance à la famille Hébert, et particulièrement à Louise Hébert, à Louise Warren et à sa mère, Aimée Hébert-Warren, 96 ans, membre des premières heures du cercle Récamier, pour leurs témoignages. Nous remercions aussi André Gladu et Claude Corbo qui ont accepté de partager les souvenirs que leur ont laissés leurs parents. Enfin, le soutien de Bibliothèque et Archives nationales du Québec ainsi que du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec a également été essentiel pour la rédaction de notre article.
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[3]
Marie Albertine Gabrielle Hébert, fille de Marie-Alma Valois et de Louis Hébert, imprimeur, est née le 8 février 1913.
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[4]
Fondée en 1869 par Malvina Marchand, l’Académie Marchand est une institution privée dirigée par des femmes laïques.
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[5]
En plus de ses études à l’Académie Marchand où elle termine une neuvième année (troisième secondaire), Gabrielle Valois-Hébert a suivi de nombreux cours : littérature, musique et arts à l’Union française de Montréal, sténographie, diction avec Idola Saint-Jean, traduction à l’Université McGill, entre autres.
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[6]
Extrait d’une entrevue accordée à la journaliste Marie-Claude Fortin pour un article paru dans La Presse, le 5 mars 2006. L’entrevue a été réalisée le 8 février 2006 au domicile de Mme Valois-Hébert.
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[7]
Dans son journal intime, Léonise Valois, grand-tante de Gabrielle et d’Aimée Hébert, note qu’elle a assisté à une séance du cercle Récamier le 11 juin 1935. Selon elle, « la pièce a été bien réussie et Mémé [Aimée] a fort bien récité “La Coquette”, l’un de mes poème de Fleurs sauvages » (Warren 1993 : 235).
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[8]
Nous avons numéroté les réunions à partir des procès-verbaux dans une banque de données qui résume chaque procès-verbal de 1931 à 1954. Ils s’étendent de la réunion 1 (25 janvier 1931) à la réunion 338 (19 octobre 1954). Toutefois, il y a certainement eu des rencontres officieuses ou des réunions sans qu’il y ait prise de notes.
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[9]
C’est l’expression qu’emploie Gabrielle Valois-Hébert en février 2006. Il semble que les hommes aient eu un statut particulier, notamment parce qu’ils ne recevaient pas le cercle chez eux.
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[10]
Témoignage d’André Gladu, fils d’Yvette Carignan et de Paul Gladu, membres du cercle Récamier en 1934 et en 1935. Entrevue téléphonique réalisée le 10 novembre 2010.
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[11]
Des membres du cercle Récamier participent à la page féminine de La Patrie et utilisent d’autres pseudonymes, mais il a été impossible de les retracer dans le quotidien. Par exemple, Georgette Dumas utilise le pseudonyme « Yvrande » et Gabrielle Valois-Hébert, ceux de « Cheveux longs, esprit court » et de « Vieille potiche ».
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[12]
Aumônier de la SEC de 1934 à 1966, le dominicain Marie-Ceslas Forest est également doyen de la Faculté de philosophie de l’Université de Montréal de 1926 à 1952.
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[13]
Présidente de la SEC de 1946 à 1948, Alexina Beaudry Hudon est marraine du cercle Récamier. Première femme laïque à être titulaire d’un baccalauréat en pédagogie, elle obtient, en 1951, les insignes d’« officier d’Académie » remises aux personnes contribuant activement à l’expansion de la culture française dans le monde.
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[14]
Andrée Gibeault Paradis a été présidente de la SEC de 1948 à 1950 et également marraine du cercle Récamier. En 1949, elle rédige le mémoire présenté par la SEC à la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada (commission Massey). Elle met également sur pied le Bulletin de la Société d’étude et de conférences qui paraît de 1951 à 1967.
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[15]
Yvonne Charrette Letellier de Saint-Just a été présidente de la SEC de 1941 à 1943. Elle a également été rédactrice en chef de La Bonne Parole, bulletin de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, pendant plus de vingt ans.
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[16]
Ces mots sont soulignés dans le procès-verbal.
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[17]
Rita Da Sylva était professeure de diction. Dans le procès-verbal du 25 mai 1944, on peut lire un In Memoriam de Gabrielle Valois-Hébert en son honneur.
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[18]
Nous ne savons pas si cet abonnement a été renouvelé d’année en année.
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[19]
Les trois quarts des ouvrages lus par les membres du cercle Récamier sont écrits par des hommes (le sexe était inconnu dans 7 % des cas).
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[20]
Nous n’avons pu obtenir les dates de naissance et de décès des auteurs ou des auteures dans 12 % des cas.
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[21]
Nous n’avons pu identifier la nationalité des auteurs et des auteures dans 10 % des cas.
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[22]
Gabrielle Valois-Hébert exercera le métier de secrétaire pendant près de 70 ans.
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[23]
Les cercles de la SEC doivent prendre le nom de leur fondatrice, dans ce cas-ci changer Récamier pour Valois-Hébert.
Références
- ARCHIVES – CERCLE RÉCAMIER, 1931-1954 Six cahiers de procès-verbaux, conservés à Bibliothèque et Archives nationales du Québec, fonds P805 (Société d’étude et de conférences) : Cahier 1 : du 25 janvier 1931 au 25 novembre 1939, réunions 1 à 96, 186 p; Cahier 2 : du 3 décembre 1939 au 19 février 1943, réunions 97 à 145, 242 p; Cahier 3 : du 9 mars 1943 au 9 février 1945, réunions 146 à 178, 182 p; Cahier 4 : du 23 février 1945 au 21 décembre 1949; réunions 179 à 254, 285 p; Cahier 5 : du 13 janvier 1950 au 8 février 1952, réunions 255 à 292, 172 p; Cahier 6 : du 22 février 1952 au 19 octobre 1954, réunions 293 à 338, 192 p.
- FORTIN, Marie-Claude, 2006 « Gabrielle Valois-Hébert, noces de papier », La Presse, 5 mars, entrevue complète sur CD-ROM réalisée le 8 février 2006 et conservée par Louise Hébert.
- ROBERT, Lucie, 1987 « D’Angéline de Montbrun à La Chair décevante. La naissance d’une parole féminine autonome dans la littérature québécoise », Études littéraires, 20, 1 : 99-110.
- ROEY-ROUX, Françoise VAN, 1983 La littérature intime du Québec. Montréal, Éditions du Boréal Express.
- WARREN, Louise, Léonise Valois, femme de lettres. Montréal, L’Hexagone.
- BOIVIN, Aurélien et Kenneth LANDRY, 1978 « Françoise et Madeleine, pionnières du journalisme féminin au Québec », Voix et Images, 4, 2, décembre : 233-243.
- COLLECTIF CLIO, 1992 L’histoire des femmes au Québec. Montréal, Le Jour.
- DUMONT, Micheline et Nadia FAHMY-EID, 1986 Les couventines. Montréal, Boréal.
- LÉVESQUE, Andrée, 2010 Éva Circé-Côté, libre penseuse 1871-1949. Montréal, Les éditions du remue-ménage.
- MONTREUIL, Sophie, 2003 « (Se) lire et (se) dire : Joséphine Marchand-Dandurand et la lecture (1879-1886) », dans Yvan Lamonde et Sophie Montreuil (dir.), Lire au Québec au xixe siècle. Montréal, Fides : 123-150.
- SAVOIE, Chantal, 2002 « Des salons aux annales : les réseaux et associations des femmes de lettres à Montréal au tournant du xxe siècle », « La sociabilité littéraire », Voix et images, 80, vol. XXVII, no 2 : 238-253.
- ST-LAURENT, Fanie, 2010 « Le concours littéraire de la Société d’étude et de conférences : vers la reconnaissance d’une plume féminine? », dans Marie-Pier Luneau et Josée Vincent (dir.), La fabrication de l’auteur. Québec, Nota bene : 275-289.