Article body

Le mouvement féministe a connu une véritable effervescence au début du XXe siècle en France[1], tout comme le champ des sciences sociales avec lequel il entretient des relations et partage des centres d’intérêt intellectuels. L’historiographie a souvent affirmé que les femmes ont été exclues de ce champ naissant, au moins jusqu’en 1940, lorsqu’elles ont accédé en plus grand nombre aux diplômes universitaires et aux professions prestigieuses (Mucchielli 1998; Charle 1999; Saint-Martin 1989)[2]. Même si l’accès des femmes aux disciplines comme la sociologie s’inscrit pleinement dans cette histoire d’accès à l’université et aux professions, les conditions de la réflexion sociologique avant 1914 ne se limitent pas à ces luttes, car la discipline est encore très peu professionnalisée. Les récents travaux de Rennes (2007) et de Schweitzer (2010) sur le long processus d’accès des femmes à l’enseignement supérieur et aux professions demeurent d’ailleurs silencieux sur la question de l’activité intellectuelle féminine non professionnalisée. L’analyse des rapports de genre dans les différents groupes et espaces de construction de la sociologie à la fin du XIXe siècle comble ainsi un angle mort de l’historiographie sur la reconnaissance intellectuelle des femmes. Le dépouillement systématique des principaux périodiques français se revendiquant de la sociologie de 1890 à 1914 (Mucchielli 1998), c’est-à-dire la Revue internationale de sociologie (RIS), La Réforme sociale (RS), La Science sociale (SS), les périodiques du Musée social et L’Année sociologique, permet d’ailleurs de révéler des pratiques intellectuelles féminines variées[3].

La majorité des femmes visibles dans les périodiques français de sociologie étudiés sont à l’oeuvre dans le vaste champ de la réforme sociale et de l’assistance charitable et sont majoritairement non diplômées de l’université. Celles-ci se retrouvent surtout dans les groupes leplaysiens et au Musée social[4]. La présence des femmes réformistes dans les groupes de sociologie empirique suscite peu de controverses (Charron 2009), car les positions qu’elles occupent correspondent bien aux attentes sociales concernant le « rôle social de la femme » engagée dans un travail concret d’enquête servant des objectifs pratiques et moraux de conservation sociale. Au même moment, en revanche, d’autres femmes, qui s’affichent comme féministes et dont les idées dérangent, constituent le second groupe de femmes le plus nombreux à participer aux groupes et aux périodiques de sociologie étudiés. La pensée féministe se donne déjà à cette époque comme objectif de dénaturaliser certains aspects jugés discriminatoires des définitions de la féminité et de la place légitime des femmes dans la société, en montrant la variabilité du statut des femmes à travers le temps et l’espace. Elle est donc une forme de pensée sociologique peu formalisée qui s’inscrit dans la tradition philosophique des Lumières et qui s’appuie de plus en plus sur des données empiriques tirées de l’observation immédiate ou des enquêtes sociales diffusées.

La thèse principale du présent article est la suivante : si le militantisme féministe constitue un mode d’accès privilégié des femmes à certains secteurs du champ de la sociologie avant 1914, il est en même temps une approche cognitive constamment renvoyée par ses interlocuteurs (terme ne désignant que les hommes) vers le champ politique là où la valeur de vérité des énoncés proposés n’est pas le principal objet des discussions. Nous décrirons d’abord les pratiques intellectuelles des féministes militantes dans le champ de la sociologie avant 1914, puis nous prendrons la mesure du facteur de la transgression idéologique sur la qualification de ces femmes, au-delà du stigmate déjà associé à l’appartenance au sexe féminin dans le champ sociologique. À cette fin, nous comparerons les appréciations des travaux des militantes avec celles des travaux de femmes de lettres peu contestataires des assignations de genre dans les périodiques retenues pour notre étude.

Positionnement des féministes dans les groupes et les périodiques français de sociologie avant 1914

L’engouement, largement provoqué par les mobilisations féministes elles-mêmes, autour de la « question de la femme » dans l’espace public français du tournant du XXe siècle favorise la rencontre d’intellectuels et d’intellectuelles sur ces questions spécifiques, qui demeurent les seules pour lesquelles on sollicite des femmes dans le champ de la sociologie française avant 1914. Celui-ci, aux frontières encore imprécises, se divise entre, d’un côté, les secteurs qui se rapprochent du champ de la philosophie et des humanités, qui s’inscrivent dans la structure universitaire et dans les grandes écoles et qui produisent d’abord des écrits théoriques, méthodologiques et épistémologiques, et, de l’autre côté, les secteurs à l’extérieur de l’institution universitaire. Ceux-ci comprennent, entre autres, les groupes leplaysiens (la Société d’économie sociale, plus pratique, associée à la RS et la Société internationale de science sociale, plus théorique, liée à la SS) proches du catholicisme social et préoccupés par la réalisation de monographies de famille, ainsi que les nouvelles institutions privées fondées à la fin du XIXe siècle par le comte de Chambrun (le Musée social), René Worms (la Société de sociologie de Paris (SSP) associée à la RIS) et Dick May (notamment le Collège libre de sciences sociales). Ces groupes se rapprochent davantage de la mouvance réformiste et de ses préoccupations pratiques et empiriques. Globalement, ces deux tendances s’opposent et luttent pour l’établissement de leur perspective sociologique comme la plus légitime. À mesure du processus d’autonomisation disciplinaire, les personnes qui représentent le milieu universitaire imposent de plus en plus leur perspective sociologique aux autres tendances qui peinent à se relever de la Grande Guerre. De 1890 à 1914, les femmes n’ont accès qu’aux espaces de production de connaissances sociologiques les moins universitaires, ouverts aux non-spécialistes ou aux essayistes et dont les centres d’intérêt intellectuels sont encore peu détachés des enjeux politiques et réformistes comme « la question de la femme ». À noter que les groupes plus exclusivement composés d’universitaires ou davantage préoccupés de questions théoriques et méthodologiques, comme les durkheimiens, ne comprenant aucune femme, ils ne seront donc pas l’objet d’analyses dans le présent article[5].

Les congrès de la Société d’économie sociale, fondée en 1856, sollicitent et attirent surtout des femmes réformistes liées de près au catholicisme social, mais parfois aussi quelques féministes notoires[6]. C’est notamment le cas à l’occasion du Congrès de 1901 portant sur « le rôle et la condition de la femme dans la société nouvelle », où Camille Bélilon, qui plaide durant la Première Guerre mondiale en faveur de l’avortement, s’étonne « qu’on puisse appeler exagérées les revendications des féministes tant que l’égalité entière n’est pas obtenue, tant que l’homme continue à légiférer seul et par conséquent à opprimer » (RS 1901 (42, II) : 42). On y retrouve aussi Jeanne Oddo-Deflou et Marguerite Fournet, du Groupe français d’études féministes, Jeanne Schmahl et Éliska Vincent. Cette dernière propose une communication sur le travail domestique et réitère ses analyses sur le suffrage féminin comme un phénomène ancien à restaurer. Jeanne de Maguerie, pour sa part, participe à l’organisation de ce congrès et présente un exposé sur les premières tentatives catholiques de préparation des filles à l’examen du baccalauréat qui, en France, est la principale condition d’accès à l’université[7]. Toutes ces femmes revendiquent courageusement, dans ce milieu politiquement conservateur, l’abolition de l’autorisation maritale et le régime de séparation des biens comme régime de droit commun.

Au Musée social[8], les femmes demeurent officiellement exclues jusqu’en 1916 lorsqu’est créée une section d’études féminines à laquelle les femmes doivent se limiter (Charron 2009; Blum et Horne 1988). Dès les premières années d’existence de l’institution, cependant, des femmes, dont quelques féministes, réalisent des missions d’études à la fin desquelles elles rédigent des rapports publiés dans les périodiques de l’institution. L’enseignement ménager est un des thèmes de prédilection d’Augusta Moll-Weiss (Charron 2009) qui réalise trois missions à ce sujet entre 1905 et 1913. Kaete Schirmacher et Claire Gérard, qui étudient le travail des femmes, se positionnent plus clairement dans une approche féministe. Allemande titulaire d’un doctorat de l’Université de Zurich, Schirmacher écrit de nombreux articles dans les périodiques français. Son rapport de mission publié en 1902 trace un portrait quantitatif du travail féminin au début du XXe siècle à l’aide de multiples sources primaires ainsi que d’études spécialisées, souvent réalisées par des femmes[9]. Elle développe aussi des analyses qualitatives sur les obstacles à l’activité intellectuelle des femmes et sur les causes de l’infériorité des salaires féminins. Elle observe que la double tâche (salariée dans l’espace public et gratuite au sein de la famille) accomplie par les femmes nuit à leur activité intellectuelle et défend l’idée que le travail domestique est une profession comme les autres qui devrait assurer l’indépendance économique grâce à un salaire (Schirmacher 1902 et 1904). Moins clairement militante, Claire Gérard s’intéresse aussi, dans les trois rapports de mission publiés en 1909, aux causes de l’infériorité des salaires féminins et aux difficultés du syndicalisme féminin. Elle insiste sur les contraintes matérielles liées au mariage et aux maternités limitant la disponibilité physique et psychologique des femmes pour s’investir dans la défense de leurs droits de travailleuses.

Dans la RIS, fondée en 1893 par René Worms, et caractérisée par un grand éclectisme théorique, on recense aussi des textes et des interventions de féministes[10]. Ce périodique est la vitrine de deux institutions, également créées par Worms à la même époque : l’Institut international de sociologie, composé uniquement d’hommes universitaires de disciplines et d’origines variées (qui signent la majorité des articles), et la SSP, ouverte aux non-spécialistes, aux gens de lettres et aux questions politiques, ce qui explique la présence de plusieurs féministes diplômées et professionnelles en son sein[11]. Le premier texte signé par une femme dans la RIS est un long compte rendu du Congrès féministe de 1896, par Clotilde Dissard, première femme membre de la SSP, fondatrice et directrice de LaRevue féministe (1895-1897) – objet d’une analyse dans la RIS en 1897 – ainsi que journaliste active à La Fronde. Dans son compte rendu, elle a l’ambition de « dégager […] ce qu’il y a de logique, de scientifique, de pratiquement réalisable dans les desiderata féminins » (RIS 1896 (7) : 537). Son analyse se compose d’un mélange d’idées personnelles, appuyées parfois sur des auteurs importants des sciences sociales naissantes – Westermark, Spencer, Le Bon, Letourneau et Levasseur – et de synthèses des communications présentées lors de ce congrès. Ses positions féministes sur le suffrage des femmes, la coéducation (éducation mixte), la libre disposition du salaire, le choix du régime matrimonial, tandis que ses idées anticléricales s’accompagnent de perspectives plus conservatrices comparables à celles des féministes catholiques.

À la SSP, des féministes se rencontrent lors des séances publiques portant sur les femmes ou les objets associés au féminin. En 1906, par exemple, Madeleine Pelletier et Jeanne de Maguerie, viennent critiquer les propositions d’Émile Cheysson sur le « rôle social de la femme ». Les interventions féministes les plus substantielles se déroulent toutefois en 1908, à l’occasion d’une série de communications portant sur les types professionnels à laquelle participent notamment Jane Misme, fondatrice du périodique féministe La Française. La structure de sa première communication, sur les professeures, repose sur une analogie entre la situation de la professeure et celle de la religieuse dont les conditions d’existence présenteraient trois principales similitudes : la pauvreté, l’obéissance et le célibat. Elle souligne les inégalités salariales, le contrôle social et le célibat auquel sont davantage assujetties les professeures que leurs collègues masculins. À son avis, les intellectuelles sont victimes des préjugés qui les rendent moins attrayantes aux yeux des hommes de la bourgeoisie qui préfèrent « “l’inférieure” qui leur apporte une dot et sera censée mieux écumer le pot » (RIS 1908 (4) : 280). En outre, les conditions de travail des femmes – la réclusion dans les internats lors des études, les déplacements et le contrôle étroit de leur moralité – rendraient le mariage difficile. La conférence qu’elle prononce l’année suivante sur les femmes de lettres amalgame aussi des analyses du type sociologique et des affirmations militantes concernant l’égalité entre les sexes, mais ses idées sont moins explicitement appuyées sur des faits empiriques. Son ambition est de montrer la manière dont les femmes viennent à la profession, « ce qu’elles y sont et ce qu’elles y font » en distinguant les femmes de lettres selon leur classe sociale. Dans ces deux analyses, Misme met en évidence des structures sociales complètement ignorées de la littérature sociologique de l’époque, et dont on pensait, à tort, devoir la première expression aux travaux des années 1970 sur les rapports sociaux de sexe. Misme est une de celles qui démystifient l’institution du mariage toujours présentée, au début du XXe siècle dans les milieux bourgeois, comme la voie royale du bonheur et de l’épanouissement des femmes.

Ces féministes actives dans les groupes et les périodiques français de sociologie sont des actrices importantes des controverses entourant l’accès des femmes à l’éducation supérieure, aux professions masculines et à l’égalité des droits. Elles sont les seules à proposer des analyses où les hommes et les femmes apparaissent comme des catégories sociales. Toutefois, lorsque la Grande Guerre vient perturber la vie intellectuelle française en 1914, l’intérêt pour « la question des femmes » et, avec lui, les féministes comme productrices de connaissances disparaissent presque entièrement des périodiques étudiés.

Comparaison du statut accordé aux féministes et aux femmes de lettres dans la RIS et à la SSP

Définition masculine du point de vue neutre et universel sur le féminisme

À l’exception de deux résumés de congrès féministes signés par des femmes, tous les articles portant directement sur les idées et les actions féministes dans les périodiques étudiés, qui en définissent les formes légitimes, sont le fait d’auteurs (et non d’auteures). D’ailleurs, les questions politiques sont généralement interdites aux femmes. Les dirigeants du Musée social, par exemple, donnent leur aval à la fondation d’une section d’études féminines durant la Première Guerre mondiale à la condition que les femmes n’étudient pas de questions politiques, surtout le suffrage féminin et la réforme du code civil (Charron 2009).

Dans la RS et la SS, les articles de Victor Muller (1898), Arnold Mascarel (1896) et Victor Bauer (1913) sur le féminisme se réclament de la tradition, de la doctrine catholique et de l’évidence pour contester toutes les vélléités féminines d’émancipation et de transformations égalitaires des rapports sociaux de sexe. D’autres intellectuels, associés plutôt aux tendances républicaines et universitaires des sciences sociales, proposent, quant à eux, de s’appuyer sur les données historiques, ethnologiques et statistiques pour étudier ces questions. S’opposant de plus en plus aux conceptions catholiques qui confineraient les femmes exclusivement à l’espace domestique, des sociologues et des anthropologues « progressistes » comme Charles Letourneau, Paul Lapie ou Gaston Richard prétendent à une forme de neutralité politique ou morale à partir de cette posture épistémologique et méthodologique. Letourneau (1903 : 5) affirme par exemple ceci : « Peut-être quelques-uns de mes lecteurs se demandent-ils si ces faits auront une portée féministe ou anti-féministe? Mais c’est là une considération dont je n’ai pas à me préoccuper. Le seul devoir que nous impose la méthode scientifique, c’est de chercher honnêtement la vérité et de la dire avec une entière sincérité. » Pourtant, les considérations normatives sont loin d’être absentes des travaux de ces auteurs en quête de critères scientifiques. Celles-ci sont toutefois redéfinies comme scientifiques plutôt qu’idéologiques ou politiques, et s’imposent comme telles dans le champ des sciences sociales, devant d’autres visions de l’ordre social qui ne parviennent pas à s’ériger ni à être reconnues comme des points de vue « objectifs » ou participant de l’universel, parce qu’ils sont trop subversifs.

La principale conséquence de la reconnaissance du point de vue masculin comme neutre est que la définition du féminisme légitime[12] qui s’impose contribue à légitimer l’ordre sexuel inégalitaire dont les analyses des militantes féministes mettent en évidence l’arbitraire historique et social. Ces dernières n’affrontent toutefois pas leurs interlocuteurs sur le terrain de l’universel. Elles ne prétendent pas parler au nom des hommes, mais seulement en le leur. Elles se présentent en outre d’emblée comme des militantes, se positionnant ainsi complètement en porte-à-faux avec l’ethos scientifique masculin qui se dégage progressivement comme nécessaire à la constitution d’une légitimité dans le champ des sciences sociales.

Pour bien comprendre en quoi l’adoption d’une posture féministe transgressive a un impact négatif sur la constitution de la légitimité intellectuelle des femmes, il est très éclairant de comparer la reconnaissance intellectuelle accordée aux écrits littéraires féminins par rapport à celle qui l’a été aux travaux explicitement féministes par les critiques masculins de la RIS et de la RS. Nous verrons que la compétence sociologique est davantage accordée à celles qui ne la revendiquent pas, notamment parce que les analyses sociologiques des féministes sont souvent inaudibles pour leurs interlocuteurs du début du XXe siècle.

Réception des écrits féministes

La collaboration de Clotilde Dissard, auteure du compte rendu sur le Congrès féministe en 1896, avec la RIS cesse dès 1897, sans que le statut – revendiqué – de sociologue ne lui soit reconnu par Tabourich (RIS 1896 (2) : 158-163) qui « applaudit » pourtant à la fondation de La Revue féministe qu’elle dirige. Même si cette publication se consacre, entre autres, à la réalisation d’études « sur la condition sociale et morale de la femme dans différents pays », considérées par Tabourich comme « fort intéressantes », sa directrice est qualifiée de vulgarisatrice, plutôt que de créatrice de nouvelles connaissances, ainsi que de défenseure d’une cause politique, plutôt que d’intellectuelle étudiant un objet sociologique spécifique, soit la condition des femmes. Rapidement, l’enthousiasme initial de Tabourich se transforme en contestation des revendications féministes (RIS 1896 (2) : 159) :

Le féminisme, dit Mme Dissard, est d’une logique impeccable. Eh bien! C’est justement ce qui m’effraie! Rien de plus dangereux en matière sociale que la logique abstraite. Rien de plus maladroit, pour des réformateurs, que le système du tout ou rien. En réalité la question féminine est plus complexe et se résout à l’analyse en une série de revendications multiples d’importance très diverse.

Tabourich conseille aux féministes, dont il pense qu’elles ont été « mystifiées » par certains hommes de gauche, de ne pas être subversives en proférant des menaces à peine voilées : « Si le mouvement féministe pouvait être accusé de hâter la décomposition de notre société, quelles terribles oppositions ne susciterait-il pas! » (RIS 1896 (2) : 164).

Misme, dont le contenu des exposés a été décrit précédemment, provoque une réaction similaire de la part de ses interlocuteurs. Elle se fait accuser de faire des « plaidoyers », des « réquisitoires » contre les hommes, de prôner la « lutte des sexes ». Paul Vibert, particulièrement, ne reprend aucun élément de ses analyses tout en se permettant de « donner un bien modeste conseil aux états-majors d’avant-garde féministes », qui « desservent singulièrement leur cause – si belle en elle-même – en proclamant sans cesse l’antagonisme de sexe » (RIS 1908 (4) : 295). Vibert nie l’autonomie intellectuelle des dirigeantes féministes qu’il cherche à ridiculiser en employant le registre militaire qui renvoie à un des espaces sociaux les plus structurés par la masculinité stéréotypée. Il insinue que les femmes auraient besoin de l’assistance masculine pour comprendre les enjeux liés au féminisme et réduit toute analyse de l’antagonisme social entre les sexes à une tendance politique, sans reconnaître ni discuter la valeur des énoncés de Misme.

Les autres analystes masculins s’appliquent sans cesse à nier les processus sociaux de différenciation de genre responsables du maintien des inégalités mis en évidence par Misme, tout en insistant sur les différences naturelles justifiant le traitement différencié entre les sexes. Théodore Joran, homme de lettres et antiféministe notoire, très actif à la SSP, ne manque aucune conférence présentée par une femme qu’il s’applique systématiquement à contester. La « théorie de l’obstruction masculine » n’est pour lui qu’un « vain bruit », qu’un argument pour se cacher son manque de talent (RIS 1909 (1) : 40-41), c’est-à-dire une stratégie politique et non un ensemble d’analyses sociologiques discutables. Il s’autorise à affirmer que l’égalité d’accès au champ intellectuel est réalisée, mais que les aptitudes « naturelles » manquent aux femmes :

Les avenues de la science ne sont-elles pas ouvertes tout au large à quiconque, femme ou homme, veut s’y engager? N’ont-elles pas des collèges, des lycées, des écoles normales, et jusqu’à une « Université », sans parler de la Sorbonne? Elles ne manquent donc pas de facultés d’État, mais peut-être manquent-elles de facultés personnelles et par là, cette infériorité qui leur tient tant à coeur, s’expliquerait. Il y a une vérité d’évidence que les féministes s’obstinent à nier, c’est […] qu’il y a un sexe cérébral, comme il y a un sexe génital, et c’est cet élément plasmateur qui rend l’homme plus propre que la femme à la production intellectuelle (RIS 1909 (1) : 42).

En somme, les interlocuteurs qui répondent aux propos des féministes ne reconnaissent aucune existence sociologique au seul objet que les femmes sont autorisées à explorer dans les espaces masculins de la sociologie s’il est étudié à la lumière d’une théorie des rapports de pouvoir entre les sexes.

Si les articles engageant explicitement les enjeux liés au féminisme dans les périodiques sont généralement signés par des hommes, les écrits des militantes féministes sont néanmoins l’objet de nombreux comptes rendus à la même époque, surtout de 1900 à 1910. Les analystes de sexe masculin récusent là encore la valeur intellectuelle des travaux explicitement féministes. Les idées proposées par leurs auteures ne sont jamais discutées, pas plus qu’elles ne sont considérées comme une contribution à une définition sociologique de la division sexuelle du travail qui demeure structurée autour des centres d’intérêt intellectuels et sociaux masculins.

Dans la RIS, Émile Chauffard dit des essais revendicatifs écrits par Hubertine Auclert ou Nelly Roussel, deux militantes suffragistes de la première heure qui demeurent résolument dans le champ politique, que le « ton est fâcheux », que la « façon est intrépide et intolérante », que si les auteures se montrent « habiles par moment » et proposent quelques « idées vraies », elles ne font tout de même que des « plaidoyers » remplis de « chimères » (RIS 1908 (3) : 236; RIS 1908 (10) : 718). La contribution intellectuelle des féministes qui proposent des bilans historiques du mouvement féministe n’est pas davantage reconnue. Avril de Sainte-Croix, dirigeante importante des institutions du féminisme laïc modéré, publie en 1907 chez Giard et Brière, un ouvrage sur l’histoire du féminisme dont la « simplicité » est célébrée par René Maunier qui considère que le principal apport de « ce petit livre », « écrit avec conviction et talent », est d’être un « commode résumé » agrémenté d’une « petite bibliographie ». Il reconnaît qu’il s’agit d’un « problème qui intéresse le sociologue » et que les « idées féministes sont une forme des idées égalitaires [qui] doivent dériver [sic] aux mêmes conditions, que M. Bouglé a si bien décrites ». Comme l’ensemble de ses collègues masculins, Maunier s’inquiète toutefois de ce que la « personnalité de la femme » vienne restreindre encore la natalité « déjà si fortement atteinte ». Ses préoccupations natalistes sont érigées en « problèmes théoriques dont la solution préalable s’impose à qui veut se faire une opinion éclairée sur la question » (RIS 1907 (8-9) : 666). Les problèmes théoriques définis comme nécessaires à la formulation d’une opinion « sociologique » sur la question des rapports sociaux de sexe sont donc définis à partir d’un point de vue masculin, alors que les principaux travaux contribuant à une définition sociologique des identités masculines et féminines, des inégalités de genre, sont produits à cette époque par des militantes et des théoriciennes féministes à qui sont refusées les compétences théoriques.

Les féministes qui publient des ouvrages théoriques sur les inégalités de genre reçoivent une première reconnaissance lorsque leurs thèses se situent dans une certaine proximité idéologique avec la pensée des analystes. Leurs idées sont néanmoins reformulées par ces derniers qui ignorent souvent les critiques originales et exacerbent l’importance d’éléments secondaires qui confortent leurs visions des choses. Lambert, par exemple, détourne le sens des développements historiques de Jeanne Schmahl (1906) dans lesquels elle définit la maternité comme un obstacle naturel et pratiquement insurmontable à l’égalité dans les périodes « primitives ». Alors qu’elle considère cette situation comme révolue, puisque les conditions sociales modernes rendent les maternités nombreuses « néfastes » pour l’ensemble de la société, et qu’elle affirme que « la femme ne peut plus demeurer dans la maison, son gagne-pain n’est plus là » (Schmahl 1906 : 14), Lambert néglige cette conclusion pour affirmer ceci :

Il serait fort désirable à notre sens que le salaire de l’homme lui permit en toute occurrence de constituer un foyer, où demeurerait la femme, et que celle-ci, libre en droit d’accéder à toutes les fonctions, ne fut contrainte [sic] en fait d’abandonner sa destination normale d’épouse et de mère que dans d’exceptionnelles conjonctures (RIS 1906 (10) : 661).

L’analyse d’ouvrages de féministes modérées ne sert finalement que de prétexte pour réitérer la doxa de sexe naturaliste. On observe là le travail de normalisation du champ des sciences sociales en structuration sur les pratiques intellectuelles féminines subversives que Lagrave (1990), Matthieu (1991) et Delphy (1977) observaient pour le féminisme de la deuxième vague. Il explique peut-être en partie pourquoi depuis le XIXe siècle, et jusqu’aux années 1970, les analyses et les écrits sociologiques féministes ne parviennent pas à marquer la mémoire du champ durablement ni même à susciter des traditions intellectuelles féminines.

Les travaux féministes plus radicaux, quant à eux, sont tout simplement rejetés par un ensemble de qualificatifs qui leur dénient tout lien avec la rationalité ou l’esprit scientifique. Les écrits largement diffusés de Madeleine Pelletier[13] sont les principales cibles de ces analyses critiques. Membre de la SSP où elle intervient en 1905-1906, Pelletier reçoit en 1907 un accueil plutôt favorable de A. Lambert qui souligne son statut de docteure en médecine et son appartenance à la SSP, outre qu’il affirme qu’elle est « l’exemple manifeste de l’aptitude des femmes aux professions intellectuelles et à l’assimilation des doctrines philosophiques et sociales ». Il termine néanmoins son texte en se proclamant de nouveau à la fois en faveur de l’égalité entre les sexes, de l’ouverture « théorique » de toutes les professions aux femmes, et en défenseur du « principe de la séparation des tâches au foyer conjugal et familial » qui « en fait et pratiquement […] vaut d’être respecté » (RIS 1907 (8-9) : 670). La charge la plus violente envers Pelletier vient de Chauffard dans son analyse de La femme en lutte pour ses droits publié en 1908. Les idées de Pelletier sont résumées assez justement par Chauffard : « Suppression de la famille, proclamation des droits au malthusianisme, désir de masculiniser la femme (jusqu’à la soumettre au service militaire) » (RIS 1908 (3) : 236). Archétype du « mauvais féminisme », les positions de Pelletier suscitent une forme de répugnance et de peur qui empêche Chauffard de discuter les thèses en cause et d’entrevoir les liens entre les « traditions, moeurs qui ne changent pas en un jour » et la responsabilité masculine dans la reproduction des traditions inégalitaires. Il ne se contente pas de dire que Pelletier, comme « les féministes du type militant manque un peu d’esprit philosophique et de connaissances proprement sociologiques, [qu’]elle manque surtout de pondération ». En effet, il en profite pour disqualifier intellectuellement l’ensemble des femmes :

La femme est encline à se donner toute, à se passionner pour l’être aimé ou pour la cause adoptée, au point de perdre toute clairvoyance, toute mesure et toute impartialité. Que ce soit là un défaut inhérent à son sexe ou l’effet d’une éducation mal comprise, peu importe. Ce défaut existe, et il faut mettre en garde les femmes intelligentes contre le tort qu’il leur cause (RIS 1908 (3) : 236).

Pelletier est probablement l’intellectuelle qui propose la définition des rapports entre les sexes la plus sociologique de son époque, car elle dénaturalise plus que quiconque les identités et les positions sociales féminines et masculines, mais l’angoisse ressentie par son lectorat réactive surtout les oppositions mythiques et naturalisées entre le féminin et la pensée rationnelle, l’esprit scientifique et mesuré.

Même dans la définition de leurs intérêts comme groupe spécifique, les femmes – où qu’elles se situent sur le continuum des idées féministes – ne détiennent donc que peu d’autorité et d’autonomie dans le champ de la sociologie. Après 1914, le féminisme perd son statut d’objet d’intérêt sociologique dans les seuls périodiques de sciences sociales où il faisait l’objet d’analyses, c’est-à-dire dans la RIS et dans RS, au profit des thèmes concernant la reconstruction et la recomposition de l’Europe, et ce, même si les débats concernant les rapports de genre et l’accès des femmes à l’enseignement supérieur et aux professions continuent d’être nombreux dans l’espace public (Rennes 2007; Schweitzer 2010).

Reconnaissance des femmes de lettres en marge des sciences sociales

Durant l’entre-deux-guerres, les seules collaboratrices régulières de la RIS se positionnent à la périphérie de la discipline, sur la frontière avec la littérature, ce qui est l’aboutissement logique de la plus grande reconnaissance intellectuelle accordée par les analystes des périodiques étudiés, avant 1914, aux ouvrages de fiction des femmes de lettres qu’aux analyses théoriques et sociologiques des militantes féministes.

Choisis pour leur pertinence, même lointaine, avec les sciences sociales, les ouvrages de fiction, les récits de vie ou de voyage, les analyses littéraires reçoivent une qualification, dans tous les cas positive, qui renvoie d’abord aux qualités attendues d’une oeuvre littéraire féminine : le charme, la délicatesse, le caractère attachant, simple et spontané. Ainsi, le roman de Madeleine André-Picard, En cueillant le jour, est, selon Claude Fouan, « prodigieusement féminin, personnel, charmant » rempli de « grâces délicates » (RIS 1914 (8-9) : 607-610). À propos du roman Les poings liés de Lucie Achalme, qui est également auteure de monographies publiées dans la RS et dans la RIS quelques années plus tôt, Chauffard ne reconnaît pas de valeur au contenu théorique, mais y voit un bon roman : « Si la thèse est faible, le roman est excellent : vivant, captivant, clairement et simplement écrit, tout imprégné d’une psychologie subtile et profonde, extrêmement féminin » (RIS 1914 (8-9) : 610). Enfin, Bauer associe, dans son analyse du Calvaire de l’islam de Mme de Rochebrune, ces qualités littéraires « féminines » et les compétences pour la sociologie : « Roman écrit par une femme. À ce double titre, il est un livre d’émotion et de pitié. En sociologue avertie, elle scrute les causes et elle les révèle pour mieux réveiller les énergies latentes » (RIS 1914 (8-9) : 611)!

Bauer n’est pas le seul à attribuer aux romancières des compétences intellectuelles déniées aux femmes qui revendiquent une place dans le même espace intellectuel que les hommes qui les analysent. Lucie Félix-Faure, par exemple, se fait reconnaître, en plus de son « charme exquis de délicatesse », un caractère « érudit et philosophe » (RS 1901 (I) : 503-504). Dans la SS, Paul de Rousiers accorde à Selma Lagerlof, dont il analyse deux ouvrages, l’« instinct » de la science sociale : « S. Lagerlof n’a pas eu le souci de la science sociale en écrivant ces oeuvres puissantes, simples et colorées, mais a mis en relief, avec un instinct très sûr, les causes de l’enchaînement de faits qu’elle raconte. Elle a créé des types » (SS 1910 (75e l) : 76). Dans le même périodique, Paul Descamps signale la « simplicité de l’intrigue » et l’« importance du problème moral soulevé » par le roman de Marie Dauprat Un amour absolu. Il précise que l’auteure « a été élevée dans une atmosphère de science sociale; on comprend facilement que quelques-unes des thèses qui nous sont si chères soient venues se mêler aux événements qu’elle expose » (SS 1914 (117e l) : 128-129). Enfin, le roman Le couple d’Aurel est considéré par J. Lortel comme « grave et profond », méritant de figurer dans les anthologies à côté des « pensées les plus parfaites ». L’analyste croit que « Mme Aurel possède un cerveau masculin avec un coeur de femme », qu’elle est « initiatrice des idées nouvelles, pas très féministe dans le sens militant du terme, mais si femme ». Derrière ce « compliment », Lortel renaturalise et réduit les femmes aux instincts, aux sentiments, presque à l’animalité : « Elle parle, elle « doctrinise » presque et voilà que tout à coup par une échappée gamine, par une incidente reparaît la simple petite bête éternelle, naïve, puérile, qui dort dans le coeur de toutes » (RIS 1911 (12) : 897). Ainsi, la compétence intellectuelle des auteures de fiction et d’écrits littéraires est toujours précaire dans ces périodiques, car elle est surajoutée à une féminité inscrite en nature qui s’oppose en tous points aux compétences nécessaires à la reconnaissance dans le champ de la sociologie.

Malgré cela, le second texte sur le mouvement féministe écrit par une femme dans la RIS est publié en 1920 par une femme de lettres, Suzanne de Callias[14], qui expose ses impressions au sujet du féminisme allemand sur un mode léger, très éloigné d’une quelconque ambition doctrinale ou théorique. Ses chroniques de voyage relèvent aussi bien davantage du genre littéraire que du genre savant ou scientifique. C’est également le cas des deux premières et principales collaboratrices « régulières » de la RIS au cours des années 1920, Suzanne Relda Galland et Marcelle Heymann, qui rédigent des comptes rendus dans les sections du bulletin bibliographique consacrées aux oeuvres de fiction susceptibles d’intéresser les sociologues. Relda-Galland, d’abord, devient membre de la SSP en 1918, la même année où elle rédige une note intitulée « La guerre et le socialisme ». En 1925, elle publie aussi une conférence ayant pour titre « Beaumarchais et la Révolution française ». Comme Callias, elle rend compte de l’actualité politique et sociale, décrit les contrées visitées, vulgarise des recherches et des réflexions d’autres intellectuels. Heymann, ensuite, devient membre de la SSP en 1925, mais elle collabore à la RIS à titre d’analyste depuis 1920, où elle s’occupe surtout de la revue des périodiques, puis des ouvrages « mineurs » des sections éthique et philosophique et de la section littérature du bulletin bibliographique. Suzanne Relda Galland a publié un seul roman, en 1907, tandis que Heymann semble n’avoir rien publié. Les femmes de lettres qui n’aspirent pas à une position spécifique dans le champ des sciences sociales ou qui ne concurrencent pas leurs collègues masculins dans cet espace sont mieux accueillies que les militantes féministes qui proposent des analyses sociologiques des rapports de sexe, mais elles demeurent dans un rapport d’hétéronomie et d’infériorité qui n’a finalement rien de très enviable.

Conclusion

L’engagement féministe constitue une des principales voies d’accès des femmes à certains secteurs du champ de la sociologie française avant 1914, alors que celle-ci est encore très peu institutionnalisée en milieu universitaire et que la prégnance médiatique des enjeux sociaux liés aux rapports sociaux de sexe favorise l’intérêt des groupes de sociologie ouverts aux non-spécialistes et aux militants sociaux et politiques pour la « question de la femme ». Néanmoins, cet objet d’étude, le seul à propos duquel on sollicite parfois la parole et la réflexion des femmes, peut presque être envisagé comme un guet-apens, car aucune légitimité n’est accordée aux militantes féministes dont les analyses sociologiques sont toutes rejetées comme irrationnelles, trop émotives, non scientifiques, et ce, de manière transversale à l’ensemble des secteurs de la sociologie française, bien que certaines distinctions puissent par ailleurs être faites entre les définitions du féminisme légitime défendues dans chacun de ceux-ci. Ce sont toujours les définitions encore largement naturalistes du féminisme, des femmes et des rapports de genre proposées par les hommes qui s’imposent comme les plus neutres et sociologiques. Le statut de sociologue est en revanche plus facilement accordé à des femmes de lettres qui ne revendiquent absolument pas ce statut qu’à celles qui proposent des analyses empiriques et théoriques des relations sociales inégalitaires entre les hommes et les femmes. Néanmoins, la présence des féministes dans ces espaces contribue au processus de banalisation de la figure de l’intellectuelle et de la professionnelle et au déplacement des frontières et des normes de genre dans un contexte de grandes « controverses » sociales concernant l’accès des femmes à l’éducation supérieure et aux professions prestigieuses (Rennes 2007).

Les analyses sociohistoriques de la structuration des sciences sociales à partir de l’angle du genre, encore peu nombreuses, constituent un observatoire privilégié des systèmes symboliques convoqués dans le resserrement des pratiques légitimes en sciences sociales de 1890 à 1914 et dans l’exclusion des compétences et de la qualification associées au féminin, notamment l’émotivité caractéristique d’une approche critique et militante de la sociologie. L’intérêt d’une telle démarche intellectuelle n’est pas d’invalider l’ensemble de l’héritage historique constitutif de la mémoire disciplinaire, mais de montrer en quoi les sciences sociales sont aussi des sciences politiques qui s’inscrivent dans l’ensemble des luttes sociales caractéristiques d’une époque et d’un espace particulier.