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Si nos sociétés sont dorénavant plus inclusives des personnes gaies, lesbiennes et bisexuelles (GLB), il n’en reste pas moins que celles-ci sont encore aux prises avec des difficultés liées à la persistance de l’homophobie et de la lesbophobie. En ce qui concerne les adolescents et les adolescentes, l’attention médiatique se concentre sur des problématiques telles que le suicide et l’homophobie en milieu scolaire en les présentant sous la forme d’enjeux de santé publique. Il est couramment fait référence à des études scientifiques qui mettent en avant la plus grande vulnérabilité de garçons – sans toujours s’appuyer sur des comparaisons explicites avec celle des filles. En effet, jusqu’à récemment, très peu d’études portant sur les problématiques liées à la santé des adolescents et adolescentes GLB prenaient en considération les différences selon le sexe, notamment parce que les principaux axes de recherche étaient liés au VIH. Par ailleurs, l’approche féministe a fourni à maintes reprises les preuves de sa capacité à révéler l’androcentrisme à l’oeuvre dans la recherche scientifique, androcentrisme induisant un désintéressement quant à la situation des femmes (et des filles) et susceptible de conduire à des conclusions similaires. Nous nous proposons donc de la mettre à contribution ici afin de jeter un regard critique sur l’état de la recherche dans ce champ d’études[1].

À l’heure actuelle, les recherches sur les jeunes GLB au regard des enjeux de santé sont lacunaires au Québec, et peu de recherches sur les jeunes filles non hétérosexuelles ont été réalisées jusqu’à ce jour. Les études présentées ci-dessous ont été conduites au Canada ou aux États-Unis. Elles se répartissent principalement selon trois axes de recherche interdépendants : 1) les comportements à risque (consommation de substances, telles que le tabac, l’alcool et les drogues, et comportements liés à la sexualité); 2) la victimisation sexuelle; 3) la suicidabilité chez les jeunes lesbiennes, bisexuelles et en questionnement (LBQ). Dans un premier temps, nous présenterons la démarche méthodologique suivie et le cadre théorique qui guidera l’examen critique des études sélectionnées. Dans un deuxième temps, nous ferons état des connaissances dans les trois principaux axes de la recherche sur les adolescentes LBQ, mentionnés précédemment. Enfin, dans un troisième temps, nous procéderons à un examen critique des travaux recensés pour développer les perspectives théoriques présentées auparavant et pour argumenter en faveur de leur adoption par la recherche ultérieure. En effet, les adolescentes LBQ sont une population sous-étudiée, non pas qu’elles soient écartées des échantillons, mais parce que leur réalité se reflète peu dans les choix méthodologiques, comme nous le démontrerons.

La méthode de collecte des données et le cadre théorique d’analyse

La démarche méthodologique de la recension des études

Pour déterminer les études publiées en Amérique du Nord depuis 2000, une exploration des bases de données suivantes a été conduite en janvier et en février 2010 : Cairn, Éric, Érudit, Francis, Medline, Psychinfo, Sociological Abstract, Toxline. Les mots clés employés dans les bases de données, outre ceux qui sont liés à l’orientation sexuelle (« homosexuel », « homosexualité », « gai », « lesbienne », « bisexuel » ou « bisexuelle »), à l’âge de la population cible (« adolescents », « jeunes ») et au sexe (« filles »), concernent la santé (« santé mentale », « santé physique », « facteurs de risque », « facteurs de protection »). Nous avons écarté les références dont la population cible n’était pas constituée d’adolescents ou d’adolescentes (c’est-à-dire qui s’intéressaient aux jeunes enfants, aux jeunes issus de familles homoparentales et aux jeunes adultes, aux adultes gais et aux lesbiennes travaillant auprès des jeunes, etc.), ainsi que celles qui ne touchaient pas principalement à la santé. Les études que nous avons relevées portent généralement sur une population dont l’âge varie de 12 à 18 ans, quelques-unes allant jusqu’à 21 ans. Nous avons retenu les études présentant des données différenciées selon le sexe et l’orientation sexuelle. Par ailleurs, nous avons écarté les articles qui n’exposent pas des résultats de recherche. À l’issue de cette opération, environ 80 études ont été conservées, parmi lesquelles nous avons privilégié celles qui examinent plusieurs aspects liés à la santé, plutôt qu’un seul, ainsi que celles dont l’échantillon est suffisamment important pour offrir des résultats significatifs et permettre des comparaisons (plusieurs centaines ou quelques milliers de jeunes GLBQ). Les mesures d’orientation sexuelle utilisées dans les études sont variables et cette variabilité présente des limites qu’il ne nous est pas possible d’examiner de manière approfondie dans le présent article, mais qui seront cependant soulignées. Notre recension critique ne peut donc prétendre ni à la représentativité ni à l’exhaustivité, étant donné ces limites méthodologiques, mais elle rend cependant compte des principales connaissances et des tendances actuelles dans les études sur la santé des adolescentes LBQ au Canada et au Québec. Plutôt que de fournir un état exhaustif des connaissances en cette matière, notre intention est de nous livrer ici à une analyse critique pour non seulement débusquer les biais qui contribuent à l’« invisibilisation » des réalités propres aux adolescentes LBQ, mais aussi suggérer des perspectives pour de futures recherches.

Le cadre théorique

La perspective théorique qui guide l’analyse critique du corpus que nous avons étudié concerne principalement deux points : l’androcentrisme méthodologique et idéologique à l’oeuvre dans les études recensées; et l’hétérocentrisme qui conduit à définir les personnes des minorités sexuelles comme des personnes non hétérosexuelles, ce qui amalgame ainsi dans un seul et même ensemble les différentes orientations sexuelles non dominantes.

L’androcentrisme idéologique contribue à dissimuler les processus sociaux que sont le sexisme et la lesbophobie, et favorise l’adoption d’une perspective de santé pathologisante et individualisante. Le regard adopté dans la recherche est la plupart du temps masculin, et, de ce fait, lui échappent nombre de faits, d’expériences propres aux femmes et d’explications :

Par androcentrisme, j’entends un biais théorique et idéologique qui se centre principalement et parfois exclusivement sur les sujets hommes (male subjects) et sur les rapports qui sont établis entre eux. Dans les sciences sociales, cela signifie la tendance à exclure les femmes des études historiques et sociologiques et à accorder une attention inadéquate aux rapports sociaux dans lesquels elles sont situées.

Molyneux 1977, citée dans Mathieu 1985 : 83

L’androcentrisme à l’oeuvre dans de nombreuses études consiste de moins en moins à exclure des femmes comme objet d’étude, mais plutôt à appliquer à celles-ci des modèles explicatifs et des indicateurs qui, de fait, rendent compte de la position des hommes dans les rapports sociaux. Par ailleurs, le regroupement effectué dans les études sur les jeunes dont les conduites ou les attirances sexuelles ne sont pas entièrement conformes à la norme de l’hétérosexualité amène à créer des catégories distinguant les personnes hétérosexuelles et les personnes non hétérosexuelles. Un tel regroupement s’explique partiellement par la faible maturité du champ d’études. Concrètement, il est fréquemment imposé par des impératifs techniques, à savoir la mince proportion de GLB dans les échantillons, ce qui est souvent explicité par les auteurs et les auteures des recherches. Cependant, ce procédé se double parfois d’un hétérocentrisme qui postule la naturalité de la sexualité hétérosexuelle, tout en appréhendant les sexualités minoritaires comme exceptionnelles ou participant de déterminismes hors du social.

Cet hétérocentrisme conduit à éluder les pressions hétéronormatives qui pèsent sur les filles à l’adolescence, alors que leur prise en considération éclaire pourtant la question de la formation ferme de leur identité sexuelle : plus exactement, cela met en doute la possibilité pour les adolescentes de développer un sens de soi affirmé en ce qui concerne leurs préférences amoureuses. Les études sur la santé des jeunes LBQ prennent-elles acte de la position propre à cette population dans les rapports sociaux de sexe, selon les deux axes d’oppression que sont le sexisme et l’hétérosexisme? Quelles sont les conditions à remplir pour que les recherches puissent fournir des données valides en ce sens? Telles sont les questions auxquelles nous soumettons notre corpus.

Les principaux axes de la recherche en santé sur les adolescentes lesbiennes, bisexuelles et en questionnement

La recherche en santé sur les adolescentes LBQ concerne principalement trois champs, que nous documentons ici : 1) les comportements dits à risque, soit la consommation de substances telles que le tabac, l’alcool ou les drogues, et les comportements liés à la sexualité; 2) les expériences de victimisation sexuelles; 3) la suicidabilité. L’emploi de qualificatifs tels que « à risque » ou « pathologiques », accolés à des conduites comme la consommation de tabac, d’alcool et de drogues ou à certaines pratiques sexuelles, traduit l’orientation normative qui guide la majorité de ces études. Les comportements et les expériences examinés le sont surtout dans une perspective de santé publique qui n’explore pas nécessairement les pistes d’interprétation sociologique. Ainsi, la consommation d’alcool ou celle de drogues douces peuvent être envisagées en tant que pratiques de sociabilité qui ne comportent pas toujours des risques appréciables pour la santé, voire des pratiques de transgression des attentes sociales liées au genre, les filles étant incitées à limiter ces pratiques plus que les garçons. En effet, d’après Lagrange et Lhomond (1997), les filles qui déclarent avoir une attirance pour le même sexe présentent un caractère plus affirmé, semblent plus affranchies à l’égard des contraintes normatives de genre et envisagent moins que les hétérosexuelles un avenir centré sur la procréation et le mariage.

Les comportements à risque

La consommation de tabac, d’alcool et de drogues

La consommation de substances telles que le tabac, l’alcool et les drogues diverses chez les jeunes fait partie des problèmes de santé publique ciblés depuis quelques années déjà. L’intégration de mesures liées à l’orientation sexuelle dans les recherches a mis en évidence la plus grande vulnérabilité des jeunes GLB à l’égard de ces comportements. L’analyse des données de l’étude états-unienne « Growing Up Today » (10 685 adolescents et adolescentes, dont 329 GLBQ), montre que les jeunes lesbiennes sont presque dix fois plus enclines à fumer au minimum chaque semaine que les jeunes hétérosexuels, garçons et filles, et davantage que les jeunes gais (Austin et autres 2004). Au Canada, Saewyc et autres (2007) ont montré que la proportion des jeunes lesbiennes qui fument régulièrement a significativement diminué de 1998 à 2003, où elle est passée de 30 % à 7 %, et qu’elle tend également à diminuer parmi les jeunes bisexuelles, bien qu’elle demeure élevée (38 % en 1998 et 22 % en 2003)[2]. Les bisexuelles sont trois fois et demie plus susceptibles d’être des fumeuses que les jeunes hétérosexuelles. La proportion de jeunes qui rapportent avoir essayé la marijuana a fortement augmenté pour tous les jeunes de 1992 à 2003, année pour laquelle les taux sont de 51 % pour les lesbiennes et de 62 % pour les bisexuelles. En outre, les bisexuelles sont deux fois et demie plus susceptibles que les hétérosexuelles d’en avoir consommé au moins dix fois durant le mois précédent (Saewyc et autres 2007).

En matière de consommation d’alcool, plusieurs études du type probabiliste[3] rapportent que les jeunes GLB adoptent plus fréquemment des comportements à risque que les jeunes hétérosexuels (Ziyadeh et autres 2007; Eisenberg et Wechsler 2003; Russell, Driscoll et Truong 2002). La consommation dans un temps réduit, soit cinq boissons et plus en quelques heures (Saewyc et autres 2007) tend à augmenter durant les dernières années de la période étudiée chez les bisexuelles (12 % en 1992 et 43 % en 2003), mais à diminuer parmi les lesbiennes (26 % en 2003 contre environ 30 % auparavant). Les filles et garçons qui se disent bisexuels sont les catégories les plus à risque en matière de consommation d’alcool parmi les jeunes étudiés. Une étude longitudinale nationale auprès de 13 450 jeunes a examiné l’évolution de la consommation d’alcool au cours de l’adolescence et conclut que les bisexuelles (n=212) et les filles qui se définissent comme « surtout hétérosexuelles » (n=980) affichent les taux les plus élevés de consommation d’alcool. Les lesbiennes (n=58) et les garçons bisexuels ou gais sont une catégorie à risque uniquement par rapport à l’âge plus précoce de leur consommation d’alcool, comparé aux jeunes hétérosexuels (Corliss et autres 2008). Malgré quelques divergences, ces différentes études font néanmoins ressortir la fréquence plus élevée de consommation de substances telles que le tabac, l’alcool et les drogues parmi les jeunes LBQ.

Les comportements à risque en matière de sexualité

Les données concernant les comportements considérés comme étant à risque en matière de sexualité révèlent que les jeunes LBQ peuvent être engagées dans des activités sexuelles avec des partenaires masculins. Par conséquent, l’auto-identification sexuelle, pourtant une mesure fréquente de l’orientation sexuelle dans les études, n’est pas toujours cohérente avec le sexe du ou de la partenaire. Par exemple, dans l’étude de Goodenow et autres (2008), parmi les jeunes filles qui rapportent avoir uniquement des partenaires de même sexe, 82 % s’identifient comme hétérosexuelles, seulement 14 % le faisaient comme lesbiennes ou bisexuelles et 4 % se disaient incertaines de leur orientation sexuelle. Nombre de jeunes LBQ rapportent avoir eu des partenaires masculins et s’être engagées dans des conduites sexuelles à risque qui induisent un déficit de protection (sexualité préadolescente, plusieurs partenaires masculins, partenaire utilisateur avéré de drogues à injection, etc.) plus fréquemment que les hétérosexuelles. Les adolescentes s’auto-identifiant comme lesbiennes ou bisexuelles sont plus à risque quant au fait de subir de la violence dans les relations dites « amoureuses » (Goodenow et autres 2008) et rapportent deux fois plus fréquemment avoir été enceintes que les adolescentes hétérosexuelles (Saewyc et autres 2008a).

L’itinérance, parfois consécutive au rejet par la famille, constitue un facteur de risque supplémentaire pour les jeunes quant au fait de s’engager dans des pratiques sexuelles non protégées et, par conséquent, d’aggraver le risque de contracter des infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) et de tomber enceinte, en particulier pour les bisexuelles. Les filles de toutes orientations sexuelles et les jeunes gais s’engagent dans des échanges sexuels monnayés à des taux beaucoup plus élevés que les autres garçons (Gangamma et autres 2008). Les comportements à risque en matière sexuelle peuvent également être liés à des expériences plus ou moins récentes de victimisation, en particulier sexuelle (Saewyc et autres 2006). Certains des facteurs de risque les plus importants par rapport à la grossesse adolescente, soit les agressions sexuelles subies dans l’enfance et l’entrée précoce dans la sexualité, sont en augmentation pour les adolescentes lesbiennes et bisexuelles depuis le début des années 2000[4] (Saewyc et autres 2008a).

Les expériences de victimisation sexuelle

Le concept de victimisation sexuelle, tel que nous l’entendons, englobe l’éventail des discriminations imposées aux filles, toutes orientations sexuelles confondues, qui consistent à leur imposer des comportements à caractère (hétéro)sexuel : insultes, rumeurs, harcèlement, agression sexuelle, etc. Le milieu scolaire constitue un espace de victimisation sexuelle de choix, en particulier les relations avec les pairs, les relations amoureuses et, plus généralement, le contexte de séduction hétéronormative.

La victimisation sexuelle touche toutes les filles, peu importe leur orientation sexuelle. Il n’est cependant pas établi si l’orientation sexuelle constitue ou non un facteur aggravant. Le concept d’homophobie, tel qu’il est utilisé usuellement, n’est en ce cas d’aucun secours. Un des postulats qui le sous-tend est que la visibilité de l’orientation homosexuelle est un facteur qui augmente le risque de subir des comportements homophobes. C’est ici qu’entre en jeu le concept d’affirmation de son identité sexuelle (coming out) ou de divulgation. Bien que l’âge auquel les filles font leur premier coming out varie selon les études, on observe un consensus autour du fait que la première divulgation est plus tardive que celle des garçons[5], qu’elles rapportent une prise de conscience de leurs attirances sexuelles et une auto-identification également plus tardive. Ainsi, D’Augelli (2002) a établi, d’après les données obtenues auprès de 542 GLB (38 % de filles), que l’écart en années entre la prise de conscience et l’auto-identification en tant que personne homosexuelle est plus court pour les filles que les garçons, la première étape étant plus tardive pour les premières (11 ans, mais à peine 10 pour les garçons). Une étude auprès de plus de 200 lesbiennes et bisexuelles âgées de 14 à 21 ans précise que la plupart ont divulgué leur orientation sexuelle pour la première fois près de cinq ans après en avoir pris conscience. Plus des deux tiers l’ont révélé lorsqu’elles avaient de 15 à 18 ans, 17 % l’ont fait passé 19 ans. Une minorité (14 %) a dévoilé son orientation sexuelle avant 15 ans (D’Augelli 2003).

L’idée selon laquelle la divulgation plus tardive des lesbiennes leur permettrait d’échapper à la discrimination homophobe en milieu scolaire fait figure de lieu commun : d’ailleurs, certains auteurs et auteures n’hésitent pas à l’interpréter comme un facteur protecteur relativement à certains comportements à risque (Morrison et L’Heureux 2001 : 42) : « It has been documented that men come out to self and others at an earlier age than do women [...] This gender difference may increase the risk for suicide in gay male adolescents as they are more likely to feel isolated at an earlier age than their lesbian counterparts. »

Ces éléments posent plusieurs problèmes. En premier lieu, le coming out tardif des lesbiennes signale leur invisibilité, sinon leur intention de ne pas se rendre délibérément visibles, ce qui, en soi, peut être interprété de différentes manières. Affirmer que leur invisibilité permet aux jeunes lesbiennes d’échapper à l’homophobie est, à notre avis, une manière d’éluder les pressions qu’elles subissent. Il nous semble tout aussi plausible de comprendre l’invisibilité des adolescentes lesbiennes comme une stratégie en vue de répondre aux pressions à se conformer à la féminité normative. Dans cette perspective, l’invisibilité ne saurait être interprétée comme générant des effets protecteurs. Nombre d’études montrent que les réseaux sociaux en milieu scolaire sont particulièrement opprimants au sens où les individus voient presque toutes les dimensions de leur existence et de leur personnalité soumises au jugement de leurs pairs. Ainsi, l’école apparaît comme le lieu par excellence au sein duquel les filles apprennent à céder aux normes et aux rapports de pouvoir de l’ordre (hétéro)patriarcal (Berman et Jiwani 2002). Non seulement le système scolaire renforce les rôles sociaux de sexe, mais ces rôles y sont plus rigides qu’ils ne le sont de manière générale dans la société.

Les tentatives de résistance des filles sont fréquemment sanctionnées (Khayatt 1997; Berman et Jiwani 2002). Les études sur la prévalence du sexisme en milieu scolaire sont unanimes à rapporter la persistance des pratiques et des représentations sexistes. Parmi les plus récentes, on peut citer deux études états-uniennes et un rapport produit par l’Office des droits civils des États-Unis (2008) pour documenter le harcèlement sexuel dans les écoles. Leaper et Brown (2008) indiquent que d’importantes proportions d’étudiantes rapportaient avoir subi au moins une fois du harcèlement sexuel (90 %), du sexisme relatif au cursus scolaire (52 %), et du sexisme lié à leur performance athlétique (76 %). Selon Kosciw, Diaz et Greytak (2008), 75 % des 6 209 élèves GLB interrogés ont entendu fréquemment ou très souvent des commentaires sexistes de la part des pairs et 60 % de la part du personnel scolaire.

La violence intrapairs se manifeste différemment pour les garçons et les filles : violence ouverte et agressive (insultes, coups) du côté des garçons; violence interpersonnelle (fausses rumeurs, rejet) du côté des filles (Berman et Jiwani 2002). De nombreuses LBQ rapportent avoir perdu des amies en raison de leur orientation sexuelle (D’Augelli 2002). Le rôle des amitiés de même sexe dans la formation de l’identité sexuelle chez les jeunes lesbiennes est peu connu, et pas davantage leur potentiel en ce qui concerne les effets protecteurs ou de risque (Griffin, Coyle et Kitzinger 2002). La réputation sexuelle et la popularité sont des éléments centraux dans les relations entre filles à l’école secondaire et les accusations d’être lesbienne, ou d’être une « fille facile », sont couramment mobilisées par les filles pour rejeter celles qui sont jugées indésirables (Duncan 2004).

L’étude de Chiodo et autres (2009) illustre de façon convaincante la pertinence de distinguer les formes de discrimination selon le sexe, et ce, pour rendre pleinement compte de la victimisation sexuelle subie par les jeunes filles. Les données d’une étude auprès de 1 734 jeunes au début de leurs études secondaires permettent de montrer que la victimisation sexuelle des filles repose sur le sexisme, tandis que celle qui est vécue par les garçons repose sur l’homophobie. En effet, le harcèlement sexuel rapporté par 42,4 % des garçons prend surtout la forme d’injures homophobes et de la réception de contenus non désirés à caractère sexuel. Les formes de harcèlement rapportées par 44,1 % des filles sont les plaisanteries et les commentaires à caractère sexuel de même que les attouchements sexuels non désirés. Les jeunes ayant subi du harcèlement sexuel au début de leur secondaire présentent les risques les plus élevés de subir à cette période, mais également deux ans et demi plus tard, de la violence dans le contexte des relations dites « amoureuses », ainsi que de la part de leurs pairs (Chiodo et autres 2009).

La victimisation opérée par les garçons entre eux est, nous l’avons vu, ouverte et agressive, et c’est également le cas lorsqu’ils la dirigent contre les filles. Les cas de victimisation sexuelle sont fréquents à l’endroit des filles, et il semble que les jeunes LBQ sont proportionnellement plus nombreuses à rapporter des expériences de victimisation sexuelle aggravées de la part de leurs pairs masculins que les jeunes hétérosexuelles (Goodenow et autres 2008[6]; Saewyc et autres 2007), soit avoir subi au moins une agression sexuelle (36 % des jeunes bisexuelles, 29 % des jeunes lesbiennes et 11 % des hétérosexuelles), avoir subi un rapport sexuel forcé (23 % des bisexuelles, 15 % des lesbiennes et 5 % des hétérosexuelles) et avoir subi une agression physique par leur partenaire masculin (14 % des bisexuelles, 24 % des lesbiennes et 5 % des hétérosexuelles) (Saewyc et autres 2007). Ces écarts importants nous invitent à suggérer des pistes d’interprétation. La question de la perception différenciée de la violence, de la mesure de sa gravité, par les garçons et les filles, a été abordée de manière approfondie par le passé (Berman et Jiwani 2002). La sous-estimation est la règle concernant l’évaluation par les filles de la victimisation sexuelle qu’elles subissent quotidiennement. Une hypothèse à étayer est que les différences d’évaluation de la gravité des cas de victimisation sexuelle selon l’orientation sexuelle des jeunes filles peuvent expliquer, au moins en partie, ces écarts importants. Ce qui revient à dire que les jeunes filles des minorités sexuelles sont plus à même de reconnaître la victimisation sexuelle que les jeunes hétérosexuelles, et que ces dernières subiraient davantage de victimisation sexuelle que ces données ne l’indiquent. Cependant, la victimisation sexuelle est un moyen de choix pour sanctionner celles qui s’écartent du droit chemin, ce qui peut être également un facteur explicatif de ces écarts. Les jeunes filles des minorités sexuelles, en contestant, bien malgré elles parfois, l’hétérosexisme, seraient ainsi plus exposées aux formes aggravées de victimisation sexuelle. Il est probable que ces deux pistes d’explication soient valables, et elles mériteraient d’être combinées.

La suicidabilité

Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de déterminer l’orientation sexuelle des jeunes qui sont décédés à la suite d’un suicide. L’adolescence est une période de formation de l’identité sexuelle pour nombre de jeunes et celle-ci n’est pas clairement établie au même âge pour tous et toutes. L’entourage familial des jeunes victimes de suicide est peu à même de fournir des éléments de mesure valides, étant donné la divulgation tardive auprès des parents (autour de 17 ans pour les jeunes filles selon D’Augelli (2003)), et les réactions de refus, voire d’aveuglement, devant l’orientation homosexuelle des enfants par certains parents (Suicide Prevention Resource Center 2008).

Les études sur la suicidabilité chez les adolescents et les adolescentes affirment que les garçons constituent une population à risque, mais non les filles, en s’appuyant sur la proportion supérieure de garçons parmi les jeunes qui décèdent par suicide. Pourtant, le portrait s’assombrit pour les adolescentes dès lors que l’on prend en considération d’autres indicateurs de risque liés à la suicidabilité (tentatives de suicide, idéations suicidaires). Des données pertinentes sont en effet accessibles en ce qui concerne les tentatives de suicide échouées. Les difficultés qui entourent la formation de l’identité sexuelle dans un contexte hétéronormatif et contraignant font partie des hypothèses explicatives de la surreprésentation des jeunes GLB parmi ceux et celles qui commettent des tentatives de suicide. Ainsi, D’Augelli et autres (2006) montrent que, parmi les 361 adolescents et adolescentes GLB interrogés, 21 % des filles et 13 % des garçons rapportent avoir fait une tentative de suicide. Un passé de maltraitance durant l’enfance accroît également le risque chez les jeunes GLB (Saewyc et autres 2006).

Un indicateur récent qui tend à être de plus en plus utilisé en recherche est celui d’idéations suicidaires. Les filles non hétérosexuelles ont des scores plus élevés que les garçons de la même orientation sexuelle : 52 % des bisexuelles contre 38 % pour les bisexuels, 63 % des lesbiennes contre 26 % des gais (Saewyc et autres 2007). Eisenberg et Resnick[7] (2006) rapportent des taux de 73 % pour les lesbiennes et bisexuelles, de 47 % pour les jeunes gais et bisexuels, de 53 % pour les hétérosexuelles et de 35 % pour les hétérosexuels. Plusieurs études appuient ces résultats (Suicide Prevention Resource Center 2008). Le taux de tentative de suicide parmi les GLB est également plus important pour les filles, comme l’illustrent les travaux de Saewyc et autres (2007, 2008b) : 30 % des bisexuelles et 38 % des lesbiennes contre 13 % des garçons bisexuels et 9 % des garçons gais. Chez les jeunes d’orientation hétérosexuelle, ces taux tombent à 3 % pour les garçons et à 8 % chez les filles (Saewyc et autres 2007).

Ces données invitent à mettre en cause le traitement à la fois médiatique et scientifique du suicide des jeunes, et l’« invisibilisation » de l’expérience des filles. Des recherches ont démontré que les jeunes ayant commis une tentative de suicide sont plus à risque pour ce qui est de réitérer leur geste. Aussi est-il de première importance de repérer les sous-groupes parmi les jeunes qui sont à plus grand risque quant au fait de commettre une tentative de suicide (Saewyc et autres 2008c), et donc de ne pas écarter les filles des populations ciblées. Par ailleurs, les répercussions négatives d’une tentative de suicide sur la santé physique et mentale des jeunes invitent à les prendre au sérieux, au même titre que d’autres comportements à risque dont l’issue n’est pas le décès (Rosario, Schrimshaw et Hunter 2005).

L’état des connaissances sur les jeunes GLB indique donc que les facteurs de risque en matière de santé sont beaucoup plus élevés dans leur cas que pour les jeunes d’orientation hétérosexuelle et que lesdits facteurs varient de façon très significative selon l’orientation sexuelle et le sexe. De plus, les lesbiennes et les bisexuelles rapportent des taux croissants de 1992 à 2003 relativement aux violences subies, aux agressions sexuelles et physiques ainsi qu’aux idéations suicidaires et aux tentatives de suicide. Cette tendance est contraire à celle qui a été observée pour les jeunes d’orientation hétérosexuelle. Des différences significatives parmi les GLB, selon le sexe, apparaissent également et elles doivent impérativement être documentées (Saewyc et autres 2007).

Le « sexe/genre », une simple variable sociodémographique?

Comme nous l’avons illustré à travers les résultats rapportés, la réduction du « sexe/genre » à une variable sociodémographique est fréquente, la position des filles dans les rapports sociaux de sexe se trouvant de ce fait évacuée. Beaucoup d’études précisent en premier lieu l’orientation sexuelle des répondants et des répondantes. Leur orientation sexuelle est alors présumée plus déterminante que leur sexe. Il va donc s’agir de conduire des comparaisons au sein de chaque sexe, pour illustrer les différences et les ressemblances en fonction de l’orientation sexuelle. On entrevoit d’emblée les conséquences d’une telle posture méthodologique : les différences entre garçons et filles risquent d’être évacuées et l’ensemble des filles peut être déclaré comme n’étant jamais une population à risque – certaines études sur la suicidabilité et la violence subie sont un exemple significatif de telles distorsions. On constate également la prédominance d’une conception du risque propre aux garçons, et non aux filles. Par exemple, les éléments liés d’une façon ou d’une autre à la victimisation sexuelle sont rarement l’objet d’évaluation dans les études.

Beaucoup d’études prétendent documenter la situation des jeunes GLB, mais elles présentent toutefois des données provenant pour une large part de recherches conduites exclusivement auprès de garçons. Ainsi, Rivers et Carragher (2003) proposent une recension des données concernant la victimisation des jeunes des minorités sexuelles qui s’appuie sur les résultats de recherches nationales aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Si ces auteurs renvoient à des recherches menées précisément auprès de garçons, ils n’en rapportent aucune menée précisément auprès de filles. De plus, l’amalgame entre diverses mesures de pratiques à risque dénote l’absence de préoccupations quant aux différences liées au « sexe/genre » (Rivers et Carragher 2003 : 376; l’italique est de nous) : « lesbian, gay and bisexual youth were more than twice as likely to carry weapons, including carrying a weapon to school […] were ten times more likely to report using cocaine, including crack cocaine, and anabolic steroids ».

De manière similaire, l’étude d’Udry et Chantala (2002) tente de comparer les risques en matière de santé qui concernent respectivement les jeunes garçons et filles, classés selon leur relation avec des partenaires « de même sexe », « des deux sexes » ou « de sexe opposé », à partir des données d’une vaste enquête nationale longitudinale états-unienne (Add Health). Or, les conduites à risque mesurées n’incluent pas les comportements sexuels liés aux risques de grossesse et de contracter des ITSS, plus propres aux filles, puisque seules les expériences de sexualité anale (liées à la contraction du VIH pour les hommes) sont évaluées. De même, les expériences de victimisation examinées sont presque exclusivement celles que les garçons vivent, celles qui touchent surtout les filles étant absentes, notamment les expériences de violence interpersonnelle (intimidation, rumeurs, mise à l’écart, etc.) et sexuelle.

L’évaluation des discriminations homophobes subies par les lesbiennes nécessite la prise en considération de leur position subordonnée dans les rapports sociaux de sexe. Le concept de lesbophobie, en dépit de sa connotation psychologisante (Adams 1998; Fish 2006) et dans la mesure où il propose d’articuler sexisme et hétérosexisme, pourrait être très utile pour définir et mesurer la discrimination subie par les lesbiennes (Arc 2006; Chamberland et Paquin 2005). Ainsi, ce concept permettrait d’éviter les biais qui découlent de l’androcentrisme des indicateurs utilisés et de l’absence de prise en considération de la victimisation relevant du sexisme, ce que notre examen des études semble indiquer.

La situation des filles réclame un cadre d’analyse qui ne laisse pas dans l’ombre les écarts constatés avec les garçons, et ce, peu importe l’orientation sexuelle. Par exemple, s’il est incontestablement justifié d’établir les différences entre garçons hétérosexuels et garçons des minorités sexuelles, c’est parce que l’appartenance à une catégorie minorisée en fonction de la sexualité est le principal indicateur des problèmes de santé des jeunes hommes. Pour les filles, la situation est autrement plus complexe, étant donné que leur appartenance à la catégorie « femme » joue déjà en tant que facteur prédictif négatif, que l’orientation sexuelle minoritaire vient parfois, et trop souvent, aggraver. On ne peut donc se contenter de tenir compte des différences entre jeunes hétérosexuelles et jeunes filles des minorités sexuelles, sous peine de faire disparaître les difficultés et les vulnérabilités des premières, au risque également de faire apparaître des différences plus minimes étant donné que certaines situations de victimisation touchent de manière équivalente les filles, et ce, peu importe leur orientation sexuelle. La difficulté consiste précisément à révéler les différences selon le sexe, tout en parvenant à rendre compte de la situation des jeunes filles dont l’orientation sexuelle est minoritaire, en ayant soin de ne pas les minimiser. L’analyse féministe implique de considérer attentivement les biais hétérosexistes qui modèlent trop souvent les schémas d’enquête, et qui peuvent également caractériser des études pourtant attentives aux formes de discrimination. Les études sur les jeunes GLB sont une nouvelle occasion de constater que la neutralité méthodologique se révèle plus souvent une source de discrimination qu’une garantie de vérité scientifique.

Conclusion

En dépit des limites méthodologiques dont nous avons fait état plus haut, notre recension critique nous permet d’affirmer que les jeunes LBQ constituent une population à risque, dès lors que l’on prend en considération leur position dans les rapports sociaux de sexe. Parmi les filles, les jeunes LBQ semblent plus susceptibles d’expérimenter des agressions sexuelles et physiques par un ou une partenaire, des grossesses adolescentes, et de se tourner davantage vers des comportements à risque que les jeunes hétérosexuelles (consommation de substances, telles que le tabac, l’alcool et les drogues, pratiques sexuelles à risque et suicidabilité). Les études sur les jeunes des minorités sexuelles doivent intégrer des indicateurs qui reflètent les expériences différenciées selon le sexe, en matière de victimisation, pour ne pas sous-estimer l’expérience des jeunes filles.

Le « sexe/genre » est rarement considéré en tant que déterminant socioculturel. La formation de l’identité sexuelle dans un environnement lesbophobe, le contrôle des filles par l’entremise de la réputation sexuelle et le harcèlement sexuel sont très rarement examinés ou minimalement pris en considération. Par ailleurs, la contrainte à l’hétérosexualité complexifie la formation de l’identité sexuelle chez les jeunes filles des minorités sexuelles et semble les inciter à s’engager dans des pratiques qui présentent un risque pour leur santé physique, mentale et sexuelle. Il est donc impératif que les recherches futures explorent leurs trajectoires individuelles pour mieux circonscrire les besoins des jeunes LBQ, leurs difficultés et les interventions appropriées.

Enfin, la recherche sur la victimisation sexuelle des jeunes filles en fonction de leur orientation sexuelle ouvre des pistes de compréhension et d’explication, notamment quant aux effets de la socialisation sexuée. Le concept de socialisation différenciée selon le sexe rend pleinement compte des positions différenciées et hiérarchisées des femmes et des hommes dans les rapports sociaux de sexe (Bouchard et St-Amant 1996). Un reproche important que l’on peut formuler à l’égard des études du type « facteur de risque/conduite à risque » est qu’elles échouent bien souvent à prendre en considération les structures et les facteurs sociaux. La complexité des rapports sociaux, en particulier des rapports sociaux de sexe et des rapports entre l’individu et les institutions, ne peut alors être rendue de façon juste, aussi les résultats offrent-ils rarement matière à comprendre les mécanismes à l’oeuvre.