Abstracts
Résumé
À partir d’une enquête exploratoire auprès de douze primipares francophones de la région d’Ottawa, au Canada, rencontrées trois fois (à leur huitième mois de grossesse, à deux et à six mois après l’accouchement), les auteures décrivent la situation générale des répondantes. Puis elles se penchent sur le récit de ces femmes à propos de leurs attentes et de leur réalité à l’égard de la maternité et elles analysent en particulier le discours des répondantes sur l’allaitement (lors de la deuxième rencontre, sans que cela ait été particulièrement prévu, l’allaitement occupait en effet la place centrale qui reflétait, la plupart du temps, un profond malaise). Puis les auteures présentent les politiques de santé sur l’allaitement maternel, pour ensuite illustrer le différentiel constaté entre la perspective actuellement promue en la matière et l’expérience des femmes rencontrées. Les auteures veulent illustrer comment l’expérience de l’allaitement tend à être encadrée par les professionnelles de la santé de manière telle que le bien-être des parturientes et des nouvelles mères devient un aspect secondaire dans leur expérience. En conclusion, les auteures tentent d’étayer la perspective selon laquelle l’expérience de la maternité subit d’autant plus idéologiquement l’influence du milieu hospitalier que les services offerts aux femmes qui accouchent sont congrus.
Abstract
From an exploratory investigation done with twelve French-speaking first-time mothers living around Ottawa, Canada, we will describe the three visits we did with them : the first visit was during the 8th month of their pregnancy, the second and third visits were at 2 and 6 months after the baby’s delivery. We will then look at their narratives of the expectations, and the reality of giving birth and becoming mothers. We will also report on their breastfeeding experiences. At our second visit, the breastfeeding experience became the main topic, which was described as a profound « malaise » (awkwardness). The second part of this publication will briefly introduce the breastfeeding health policy and describe the current environment of breastfeeding support received, which clearly values the baby’s wellness, often to the detriment of that of the woman giving birth. Lastly, we will put the emphasis on the difference between the promoted official view on breastfeeding and the actual experiences of the women we met. We will conclude by asserting that the experience of motherhood is influenced equally by the ideological perspective offered by the hospital environment, and by the lack of assistance offered to new mothers.
Article body
Si la maternité est de plus en plus représentée comme une expérience personnelle inscrite au plus intime de la vie privée de chaque femme, elle n’en demeure pas moins une construction sociale patriarcale (Knibiehler 2001). Toutefois, les femmes d’aujourd’hui réclament l’espace, le temps et les mesures sociales pour vivre positivement et de façon équilibrée leur double inscription dans le privé et le social. Elles n’entrevoient plus les sphères familiale et professionnelle comme oppositionnelles, mais bien selon une logique d’interrelation et de recouvrement (Fagnani 2000; De Koninck 1999). Néanmoins, la subordination du statut de la reproduction et des activités connexes à celui de la production continue d’avoir un impact important sur la santé des femmes par l’entremise des conditions dans lesquelles se retrouvent les mères (Descarries et Corbeil 2002). À ces conditions s’ajoutent les valeurs de performance et de réalisation véhiculées par notre société qui entraînent le désir d’être non seulement des femmes, des conjointes et des travailleuses parfaites mais aussi des mères parfaites.
Au Canada, l’approche axée sur la santé des populations souligne l’importance des déterminants de la santé. Ceux-ci regroupent les facteurs personnels, sociaux, économiques et environnementaux qui influent sur l’état de santé des individus ou des populations (Sanni Yaya 2010). Plusieurs déterminants de la santé entrent en jeu dans l’expérience de la maternité, tels les environnements sociaux, les réseaux de soutien social et les services de santé. Une distribution inégale et injuste des déterminants de la santé entraîne ce qu’il est aujourd’hui convenu de nommer des inégalités sociales de santé (Braverman et Gruskin 2003).
En soumettant le présent texte au débat public offert par ce numéro de Recherches féministes sur les in/égalités sociales de santé, nous souhaitons exposer un questionnement sur l’allaitement maternel qui a pris naissance pendant l’analyse des résultats d’une enquête exploratoire effectuée en 2007-2008. Cette étude avait pour objet de recueillir et d’analyser le témoignage de primipares sur leur représentation de la maternité avant et après l’arrivée de l’enfant, de mesurer l’écart entre les attentes et la réalité de ces femmes à l’égard de la maternité et enfin de mettre en évidence la présence de signes de fatigue physique et émotionnelle (Guéritault 2004) durant cette transition à la maternité.
Après avoir présenté les caractéristiques et les résultats de l’étude sur laquelle repose ce texte, nous présenterons rapidement les politiques de santé sur l’allaitement maternel, pour ensuite illustrer le différentiel constaté entre la perspective actuellement promue en la matière et l’expérience des femmes que nous avons rencontrées. Pour terminer, nous tenterons d’illustrer comment l’expérience de l’allaitement tend à être encadrée par les professionnelles de la santé de manière telle que le bien-être des parturientes et des nouvelles mères devient un aspect relégué au second plan dans leur expérience.
La démarche méthodologique
Cette enquête exploratoire proposée par une sociologue et une infirmière devait permettre de croiser, dans la même étude, l’approche sociopolitique et l’approche « soins infirmiers » de la maternité. C’est en confrontant leurs regards différents sur cette réalité de la maternité que les deux chercheuses souhaitaient parvenir à proposer une réflexion innovante conjuguant une attention plus soutenue à l’importance de la prise en considération des déterminants de la santé dans l’appréhension des inégalités sociales.
Afin de réaliser cette étude, nous avons rencontré douze femmes francophones résidant dans la région d’Ottawa, en couple avec un homme et enceintes pour la première fois. Chaque rencontre a duré un peu plus d’une heure, au domicile de la participante. Le manque de moyens, et donc de temps, nous a amenées à les recruter dans une classe de préadmission à l’hôpital et dans un cours prénatal offert par les services de la santé publique d’Ottawa. Les femmes francophones de la région qui ne suivaient pas un cours prénatal ont donc échappé à notre investigation. Il est important de mentionner ici cette limite parce que, au vu des caractéristiques socioéconomiques des femmes rencontrées, nous pouvons considérer que la participation à des cours prénataux offerts en français dans la capitale nationale du Canada suppose d’appartenir à une catégorie de la population supérieure à la moyenne[1] (Ville d’Ottawa 2006). Pour saisir l’expérience de ces femmes quant à la maternité, des entrevues semi-dirigées ont été conduites en trois temps par les deux chercheuses : au huitième mois de grossesse, deux mois après la naissance et six mois après la naissance.
Au début de chaque visite, les femmes étaient invitées à lire les énoncés de l’échelle EDPE et à choisir la réponse qui semblait le mieux décrire comment elle s’était sentie durant la dernière semaine. L’échelle de dépression postnatale d’Édimbourg (EDPE) de Cox, Holden et Sagovsky (1987) a été traduite et validée dans plus de 23 langues par des chercheurs et des chercheuses de différentes disciplines (Cox et Holden 2003; Ross et autres 2005). Cette échelle se compose de dix questions auxquelles la mère est invitée à répondre en indiquant la proposition qui correspond le mieux à son humeur de la dernière semaine. Chaque question présente des réponses sur une échelle de 4 points (de 0 à 3). Le score total s’établissant de 0 à 30, on estime qu’un total de 13 points et plus indique la présence de symptômes de dépression majeure. La compilation des résultats obtenus d’après cette échelle par chacune des participantes au début de chacune des entrevues nous a permis d’évaluer les émotions de la répondante au cours des sept derniers jours précédant notre visite. L’EDPE a été grandement utilisée pour évaluer les symptômes dépressifs au cours de la grossesse et de la période postnatale dans les cultures occidentales et orientales (Cox et Holden 1994). Elle a aussi été validée pour être utilisée en période prénatale et cette version a été traduite dans plus de douze langues, dont l’arabe et le vietnamien (Murray et Cox 1990; Matthey, Barnett et Eliott 1997).
Plusieurs recherches ont révélé que bon nombre de femmes dépressives après la naissance de leur enfant l’étaient également pendant leur grossesse. Aujourd’hui nous savons que 10 % des femmes enceintes souffriront de dépression : voilà pourquoi le dépistage est si important (Agence de la santé publique du Canada 2005).
L’entrevue avant la naissance avait pour objet de recueillir les données sociodémographiques : l’âge, le niveau de scolarité, l’emploi, le type d’union, sa durée, de l’information sur la décision de devenir mère; l’importance de cette décision à ce moment de la trajectoire de vie; le soutien du conjoint et de l’entourage dans cette décision; la préparation physique et psychologique à l’accouchement ainsi que le plan de naissance (s’il y avait lieu); les changements anticipés par cette naissance sur sa vie et celle du couple, la projection de l’organisation de la vie quotidienne après la naissance (partage des tâches, reprise du travail et garderie); le vécu de la grossesse (cours prénataux et sociabilité développée à cette occasion); le projet d’allaiter; le tout se terminait par la question sur « l’enfant dont elle rêve ».
L’entrevue réalisée deux mois après la naissance permettait de recueillir les impressions de la jeune mère sur son accouchement (son encadrement dans le milieu hospitalier ou dans une maison des naissances), sur son expérience d’allaitement (ou non), sur son vécu de nouvelle mère, sur son nouveau-né, sur les réactions du conjoint et des familles à la naissance, à l’allaitement, sur l’organisation quotidienne de la vie à trois (partage des tâches avec le conjoint et transformations observées), sur le soutien matériel des familles et sur les transformations de sa vie sociale.
L’entrevue réalisée six mois après la naissance insistait sur l’organisation quotidienne de la vie à trois, les transformations observées, le suivi médical (s’il y avait lieu) et les perspectives d’avenir immédiates (retour au travail et garderie) et à plus long terme.
Les 36 entrevues ont été enregistrées, puis transcrites intégralement, le plus fidèlement possible. Les dires des participantes ont ensuite été organisés en deux thèmes pour faciliter l’analyse des données selon les objectifs de la recherche : les représentations de la maternité et les signes de fatigue physique et émotionnelle (Bardin 2009; Bertaux 2005). Nous avons ensuite relevé les écarts entre les attentes et la réalité des participantes à l’égard de la maternité. Ces écarts ont été classifiés en fonction des similarités (les écarts communs) et des différences (les écarts distincts) entre les participantes. Nous avons aussi relevé dans le discours de chacune toutes les expressions de fatigue physique et émotionnelle afin de comparer leurs propos aux scores obtenus selon l’EDPE.
Les résultats
Les caractéristiques des répondantes
Au moment de l’enquête, les douze participantes sont âgées de 26 à 35 ans. À l’exception de l’une d’entre elles, toutes sont mariées. Quatre participantes vivent avec leur conjoint actuel et père de l’enfant depuis plus de cinq ans. Onze femmes sur douze ont un diplôme universitaire et une a un diplôme d’études collégiales. Onze sur douze ont un emploi à temps plein (on compte une médecin, une ergothérapeute, une inhalothérapeute, deux enseignantes au primaire, deux cadres supérieures dans une entreprise privée et quatre fonctionnaires fédérales). Une seule est sans emploi, bien qu’elle soit titulaire d’un diplôme universitaire de droit dans son pays africain d’origine où elle travaillait avant de venir au Canada, puisqu’il est exigé d’elle (comme de son époux dans la même situation) qu’elle reprenne très largement sa scolarité. Pour six d’entre elles, le revenu du couple s’élève à plus de 100 000 dollars; il varie plutôt de 40 000 à 90 000 dollars pour quatre des participantes (deux n’ont pas répondu à la question). Dix grossesses sur douze étaient activement programmées. Deux participantes, inquiètes de ne pas devenir enceintes au moment choisi, ont consulté un gynécologue, aucune toutefois n’a eu recours à la procréation médicalement assistée. Dans les dix cas où la grossesse était programmée, il s’agit, selon les répondantes (leur conjoint n’a pas été interrogé), d’un « projet parental » mis en branle à un moment précis du parcours respectif des deux partenaires. Après les études, les voyages, la carrière et la stabilité financière, ils n’attendaient plus qu’un ou une enfant et s’y sont préparés, notamment en s’inscrivant à des cours prénataux. Plus de la moitié des femmes, soit huit, ont rapporté vivre un partage équitable des tâches avant l’arrivée de bébé. Elles croyaient que ce partage serait adapté et maintenu à l’arrivée de l’enfant.
La possibilité de réaliser trois entrevues sur une durée de sept mois s’est révélée riche d’enseignements, dont nous allons partiellement rendre compte ci-dessous. Elle a été très bien accueillie par les participantes. Certaines se préparaient à notre rendez-vous et se réjouissaient de « parler entre adultes », comme plusieurs l’ont exprimé. Cela constitue sans doute un indice de la relative solitude dans laquelle elles passent les premiers mois de leur maternité. Il faut noter que la plupart d’entre elles sont venues vivre dans la région d’Ottawa en raison de leur travail, mais qu’elles n’y sont pas nées et que leur famille est restée dans leur région d’origine. Parmi toutes les participantes, trois ne sont pas nées au Canada. Enfin, six couples n’étaient pas entourés de leur famille au moment de la naissance.
Neuf des participantes avaient droit à un congé parental d’un an, ce qui est lié à leur statut professionnel. À noter que ce dernier aspect a échappé à notre vigilance lors de la phase préparatoire de l’enquête. Nous avions prévu réaliser trois rencontres avec chacune des participantes. Nous voulions, lors de la troisième rencontre, recueillir des données sur l’organisation de la vie familiale après le retour au travail de la mère, ce qui s’est révélé impraticable puisque la majorité des répondantes n’était pas de retour au travail à la troisième visite. D’autant que si plusieurs, avant la naissance, envisageaient de partager le congé parental avec le père, elles y avaient renoncé par la suite ou avaient réduit le temps dévolu au père en raison des difficultés éprouvées avec l’allaitement.
Les attentes et la réalité de la grossesse et de l’accouchement
Toutes les participantes, sans exception, ont exprimé avoir vécu une plus grande fatigue que celle qui avait été anticipée durant les trois premiers mois de la grossesse. Au niveau psychologique, plusieurs ont rapporté avoir ressenti une certaine crainte et de l’inquiétude quant à l’accouchement et à la santé de l’enfant à naître. La grossesse semble être, pour bon nombre de participantes, un temps propice à la résurgence de conflits familiaux non résolus. Des manques affectifs sont exprimés par certaines d’entre elles. La relation de la gestante avec sa propre mère est reconsidérée au regard des prises de conscience et des nouvelles émotions que lui apporte l’expérience de la grossesse. Seules les deux participantes dont la grossesse n’avait pas été planifiée ont exprimé plus d’inquiétude à l’arrivée de l’enfant et présentaient des scores plus élevés selon l’EDPE que les autres répondantes.
Toutes les femmes de notre étude avaient choisi d’accoucher à l’hôpital. Elles avouaient ne pas vraiment savoir à quoi s’attendre relativement à l’accouchement. Elles craignaient la douleur bien sûr, mais aussi leurs réactions durant le travail et l’accouchement. La plupart ne comptaient que sur le soutien de leur conjoint et du personnel de l’hôpital durant l’accouchement. Toutes souhaitaient donner naissance « naturellement », soit sans épidurale. Elles étaient néanmoins conscientes de la douleur liée à l’accouchement et ne trouvaient pas nécessaire d’endurer et de subir à tout prix cette souffrance, c’est pourquoi elles demeuraient ouvertes à l’option de l’épidurale. Au final, seulement trois ont accouché sans anesthésie, huit ont fini par recourir à l’épidurale et une a subi une césarienne après de longues heures de travail. Toutes ont trouvé l’accouchement plus difficile et plus douloureux qu’elles ne l’avaient anticipé. Elles sont restées, en moyenne, 48 heures à l’hôpital après l’accouchement. Toutes aspiraient à rentrer chez elles pour y retrouver le calme et la tranquillité, estimant qu’ils étaient introuvables à l’hôpital, malgré le fait pour certaines d’y avoir retenu une chambre particulière.
Les attentes et la réalité de l’arrivée de l’enfant
Pour la plupart des participantes, les principaux changements anticipés à l’arrivée de l’enfant se résument ainsi : « ce sera un gros changement », « comme couple, nous serons moins libres et spontanés », « nous aurons moins de temps pour nous deux », « la priorité sera l’enfant »; une participante a dit à plusieurs reprises lors de la première entrevue : « On n’a pas envie que bébé prenne toute la place. » Sur le plan personnel, certaines femmes craignent de trouver le temps long en se retrouvant seules à la maison avec l’enfant.
L’arrivée de l’enfant et la transition à la maternité semblent difficiles à imaginer pour la majorité des participantes. Elles ont une vague idée des exigences liées aux soins à donner à l’enfant. Certaines ont un peu d’expérience avec les bébés, tandis que d’autres n’en ont pas. Il faut noter les craintes éprouvées et exprimées par plusieurs femmes lorsqu’elles apprennent qu’elles portent un garçon, telles que comment jouer avec lui, le laver, lui apprendre à uriner debout, pour n’en nommer que quelques-unes. Ces craintes sont souvent dues au fait que plusieurs n’ont jamais été exposées à des bébés de sexe masculin. Parmi les douze participantes, huit d’entre elles attendaient un garçon.
À la deuxième rencontre, toutes insistent sur le fait que c’est exigeant de s’occuper d’un bébé. Elles trouvent difficile de trouver du temps pour elles. Toutes précisent que ce n’est pas très intéressant, un bébé, durant les premiers mois. Plusieurs ont rapporté ne pas être devenues instantanément amoureuses de leur enfant dès sa naissance. Pour ce qui est du couple, certaines ont exprimé leurs frustrations à l’égard de leur conjoint. Ainsi, Stéphanie[2] dit :
Il arrive du travail souvent tard après souper […] il se demande pourquoi je n’ai pas fait le lavage […] il ne réalise pas ce que ça représente de s’occuper d’un bébé.
Quant à Hélène, elle indique :
On dirait que sa vie à lui n’a pas vraiment changé.
Toutes les participantes rapportent que leurs moments d’intimité sont limités. Chantal précise même :
J’ai couché avec la petite au sous-sol pendant les six premières semaines pour qu’il puisse dormir.
Avant la naissance de l’enfant, la majorité des participantes interrogées ont indiqué que leur conjoint partageait les tâches domestiques, surtout relativement à la préparation des repas. Cependant, après l’arrivée de l’enfant, plusieurs nous ont confié prendre sur elles plus de tâches qu’auparavant. La façon de gérer cette situation est toutefois variable selon les participantes. Certaines vont se sentir coupables de ne pas tout faire pendant que le conjoint est au travail, tandis que d’autres vont se raisonner en se disant qu’elles n’ont ni l’énergie ni le temps d’y voir, que le fait de veiller sur l’enfant est déjà un travail épuisant.
La fatigue physique et émotionnelle
À la visite du deuxième mois, les participantes sont nombreuses à se dire très fatiguées et à manquer de sommeil. La plupart présentaient des signes de fatigue physique et ont rapporté avoir vécu des moments difficiles durant la ou les dernières semaines. Pourtant, les résultats obtenus d’après l’EDPE ne reflètent pas leurs dires. Rappelons que le score obtenu selon cette échelle devait permettre une évaluation de l’état émotif de la participante durant la semaine précédant notre visite.
Si Martine obtient un score de 1/30 qui indique un état de bien-être idyllique, elle déclare pourtant au cours de l’entretien :
Psychologiquement, ça m’a pris du temps à me remettre de l’accouchement. J’ai arrêté d’allaiter la semaine passée [soupir] il avait 7 semaines, ça n’avait pas de bon sens […] je n’avais pas de plaisir […] mon mari trouvait ça difficile de me voir comme ça […] c’était pas le fun […] il me semble que j’avais perdu confiance en moi […] peut-être que je ne suis pas assez calme […] je trouvais que j’étais pas compétente.
Malgré son score de 7/30, Hélène dit :
J’ai eu les blues […] j’étais comme dépassée par les événements […] je n’arrivais pas à gérer toutes ces nouvelles émotions […] je pleurais tout le temps pour rien, j’étais superémotive […] je voyais mon bébé et je pleurais […] j’étais parfois angoissée d’être seule avec bébé.
Catherine, quant à elle, obtient un score de 4/30, ce qui ne l’empêche pas de constater :
Des fois, c’est vrai que je me réveille le matin, je me dis : « Bon ben, ça va continuer encore longtemps […] l’allaiter et tout ça », le point de non-retour […] quand on réalise ça, ça fait un peu peur.
Chantal, avec un score de 7/30, déclare :
J’ai eu les blues […] pendant les premières semaines, j’ai trouvé ça dur, j’avais la larme à l’oeil tout le temps. Les deux premières semaines, j’étais épuisée, je déprimais, j’avais l’impression de ne pas être une bonne maman.
On pourrait bien sûr nous faire remarquer que l’expression d’une importante fatigue physique et émotionnelle se concentre généralement durant les 10 à 15 jours suivant l’accouchement, alors que les participantes ont répondu aux questions de l’EDPE à la huitième semaine. Nous souhaitons tout de même montrer que l’expression de leur vécu de nouvelle mère à la huitième semaine ne correspond pas aux résultats obtenus selon l’EDPE.
À la visite du sixième mois, les scores obtenus d’après l’EDPE indiquent encore une santé physique et émotionnelle excellente. Stéphanie va parfaitement bien puisque son score est de zéro. Elle dit pourtant :
C’est lourd par moment […] des fois, j’aimerais ça avoir une pause, pis que lui prenne la relève.
Alors que Catherine (5/30) établit un bilan globalement positif mais nuancé :
J’avais envie de savoir ce que c’était d’être mère, euh, d’être enceinte et tout ça. Bon, bien, je l’ai su là, puis, bon, je ne suis pas sûre de vouloir tout de suite recommencer quand même.
L’allaitement : l’expérience la plus difficile dans la transition à la maternité
Selon les données recueillies auprès des participantes, c’est en matière d’allaitement que l’écart est le plus grand entre le vécu attendu et le vécu réel de l’expérience de la maternité. Cet écart semble principalement lié à leur manque de connaissances sur la réalité de l’allaitement. Les femmes sont bien documentées sur la technique et les bienfaits de l’allaitement. Toutefois, elles sont nombreuses à n’avoir jamais été en contact avec des mères qui allaitent. En d’autres mots, elles sont assez bien préparées en théorie, mais leur préparation est limitée en pratique.
L’expérience de l’allaitement vécue par les participantes
Toutes les participantes ont allaité leur enfant et elles sont unanimes, bien que certaines aient eu un accouchement laborieux et douloureux, à considérer que l’allaitement est l’épreuve la plus marquante dans la transition à la maternité. Cette épreuve se décompose en plusieurs sous-épreuves difficiles à surmonter. Il y a d’abord les malaises physiques et l’inconfort. Écoutons Martine :
J’ai trouvé ça difficile […] j’avais extrêmement mal aux mamelons après le boire ».
Hélène précise :
J’avais peur de la mettre au sein […] j’avais mal aux mamelons […] je coulais beaucoup, il fallait que je me change aux heures.
Danielle avoue :
Le début était pas facile […] ça faisait mal […] mes seins coulaient beaucoup […] je dormais avec une serviette autour de moi […] c’était ridicule […] tu ne te sens pas très femme.
Véronique indique :
J’ai fait des crevasses aux mamelons, ça fait mal.
Bénédicte se rappelle :
J’avais trop de lait le matin […] c’était inconfortable.
Il y a ensuite la technique de l’allaitement que les nouvelles mères maîtrisent mal au début et qui atteint leur confiance dans leur capacité d’allaiter. Ainsi, Geneviève précise :
L’allaitement a été terriblement difficile […] je suis revenue avec les attentes de l’hôpital qui étaient : il faut que ça soit 15 minutes d’allaitement par sein […] Mon petit, il fait peut-être ça maintenant [à deux mois], pis pas tout le temps, donc pour un bébé naissant, c’est vraiment pas réaliste […] la panique par rapport à ça était plus grande que nécessaire.
La même précise encore :
Il rentrait tout le temps ses lèvres, pis quand tu allaites en football, tu ne vois pas la lèvre inférieure, la lèvre inférieure rentrait tout le temps, je pense que c’était ça mon plus gros problème, ça m’a pris du temps avant de réaliser ça […] c’était souffrant en attendant.
Quant à Chantal, elle mentionne :
Au début, j’avais de la misère, elle ne prenait pas bien le sein. L’infirmière m’a dit : « Elle a probablement une petite bouche, pis elle a de la misère à prendre ton mamelon. » Elle a été me chercher une téterelle. Des fois, ça marchait, des fois, ça ne marchait pas.
D’autres s’inquiétaient pour le bébé qui avait une faible succion, buvait trop lentement ou s’endormait au sein. Ou encore qui consommait une quantité de lait trop faible à chaque tétée. Ainsi, Stéphanie dit :
J’avais l’impression que je n’avais pas assez de lait. On n’était pas sûr s’il faisait pipi.
Et surtout Véronique déclare :
Il a perdu 8 % de son poids. Là, ils m’ont dit : « Vous savez, il faut lui donner un complément, parce que 8 %, c’est la phase critique, après 10 %, l’enfant est hospitalisé. » Donc évidemment, j’ai commencé à pleurer, voilà, là, j’ai trouvé que […] je n’ai pas été entourée à ce moment-là. On m’a fait peur. Bon, c’était peut-être pour m’expliquer, mais ça m’a fait peur et […] et puis j’ai dû lui donner un biberon, ce que je ne voulais pas. Donc, ça fait un peu beaucoup, pis, après, j’ai trouvé que je n’ai pas bien été suivie, quoi.
L’allaitement est évidemment chronophage. Pour respecter et faire respecter les normes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) (1990), à l’hôpital, une infirmière doit enjoindre à la nouvelle accouchée de commencer à allaiter dès la première demi-heure qui suit la naissance, d’encourager des tétées fréquentes sans restriction et sur demande. Écoutons une autre fois Geneviève :
La quantité de temps qu’on passe à allaiter dans une journée! Au début, je passais peut-être 14 heures de ma journée à allaiter. C’est fou, là. J’ai pas le temps de manger, j’ai pas le temps d’aller à la salle de bain, j’ai pas le temps de me laver une pomme, j’ai le temps de rien, rien, rien. Ça c’était un choc.
Chantal n’est pas mieux lotie :
J’ai trouvé ça extrêmement difficile dans le sens que ça lui prenait à peu près une heure à boire. Il fallait que je le nourrisse aux heures.
Quant à Bénédicte, elle indique :
Les boires sont très rapprochés, aux deux heures, parfois même aux heures. J’allaitais aux heures […] Je suis partie une heure, il a pleuré […] Ça n’a pas de sens. J’étais frustrée. J’ai commencé la bouteille avec mon lait à 4 mois […] j’ai pu sortir un peu.
Danielle a tranché un peu plus tôt :
Il mangeait beaucoup […] ça n’arrêtait pas. Il y a des jours où je l’avais au sein tout le temps […] Là, cette semaine [huitième semaine], j’ai décidé d’introduire de la formule […] pour avoir un peu plus de liberté.
Une participante exprime même l’impression de se voir réduite à être un biberon. Comme le dit Stéphanie :
Je me sens prisonnière.
Le « choc de l’allaitement » à l’hôpital et surtout lors du retour à la maison quelques heures plus tard se révèle important. Les participantes n’étaient pas préparées à ce qui leur arrivait, bien qu’elles aient suivi des cours prénataux, comme nous l’avons déjà noté. D’ailleurs, aucune des participantes n’a fait référence aux cours prénataux comme source valable de préparation à l’allaitement. En matière de préparation, certaines participantes avaient fait des lectures ou regardé une vidéo à propos de l’allaitement, tandis que d’autres avaient assisté à une rencontre de la Ligue La Leche. Lors de la première rencontre, au huitième mois de la grossesse, elles paraissaient plus angoissées par l’accouchement proche que par l’allaitement. Si plusieurs se disaient un peu inquiètes : « On n’a pas de modèles », c’est que, d’une part, elles n’ont pas eu la chance de voir, dans leur entourage, des mères allaiter leur enfant et que, d’autre part, seulement 2 % de leurs mères, durant les années 1970, ont choisi l’allaitement maternel (Myres 1979). Stéphanie, dont nous avons cité à plusieurs reprises le témoignage illustrant ses difficultés, faisait alors preuve des bons sentiments requis :
J’ai surtout lu […] je ne connais personne autour de moi qui a allaité. Je suis confiante. Ce n’est pas quelque chose qui m’angoisse […] c’est quelque chose de beau. Je trouve ça beau.
Quant à Véronique, elle souhaitait faire d’une pierre deux coups :
Je veux allaiter parce que c’est bon pour le bébé et […] ça va me faire perdre du poids.
Devant le « choc » de l’allaitement, plusieurs participantes ont tenté d’obtenir des conseils et de l’aide auprès de « spécialistes de l’allaitement ». Le jugement d’Hélène est sans doute le plus sévère, parce qu’il exprime d’un seul tenant ce que d’autres rapportent par bribes. Lisons-le :
Quand j’allais voir les consultantes en allaitement, des fois, elles nous aident, mais des fois elles nous font énormément de pression pour qu’on continue, pour qu’on pousse, je n’ai pas l’impression d’être tout le temps soutenue dans mon choix, mettons d’arrêter. Je trouve que ça manque un peu, beaucoup d’ouverture. L’allaitement mixte est mal vu.
Hélène poursuit en reprenant un terme qu’elle a déjà employé à la rencontre précédente :
Il faut que je parle de mafia de l’allaitement […] on a énormément de pression pour ne pas lâcher […] pis, même des fois, ma marraine d’allaitement disait : « Tu ferais tellement une bonne marraine d’allaitement! » Mais moi je ne veux rien savoir de ça!
Quatre participantes ont cessé l’allaitement avant les six mois prescrits. Les unes l’attribuent à un manque de capacité de leur part. Ainsi, Stéphanie déclare :
Je pense que c’est juste moi là-dedans : le fait que je ne produis pas assez de lait. Si seulement j’en produisais assez pour pouvoir lui donner un boire ou deux à la bouteille […] Je me suis dit que probablement pour le prochain, je […] je ne pense pas l’allaiter au sein. Ce que je vais probablement faire, c’est, on va commencer avec la formule, quitte à pomper le peu de lait que j’ai au début puis l’ajouter à la formule. Mais […] à date, je ne pense pas repasser à travers ça. Mon mari s’en occupait entre les boires, mais des fois […] je m’étais juste endormie, il venait me réveiller parce que le petit avait faim, donc là […] la frustration […] J’ai cessé de l’allaiter à deux mois et demi.
D’autres ont le sentiment de ne s’être pas acquittées de leur devoir. Martine s’explique :
Je suis contente d’avoir allaité jusqu’à 6 semaines […] Je n’étais tout simplement pas capable d’arrêter avant. Je me sentais trop mal, je m’étais trop convaincue que c’était la chose que j’allais faire […] Est-ce que je vais allaiter de nouveau? Oui. Est-ce que le problème va arriver encore? Probablement. Ce que j’aimerais pouvoir faire, c’est de le prendre avec un peu plus de calme […] Je le faisais par obligation, mais là, j’espère que je pourrai le faire par choix […] Je voudrais le revivre avec moins d’anxiété, moins de rage. Je pense que j’étais fâchée, parce que je ne pouvais pas allaiter. Je ne pouvais pas me permettre de ne pas allaiter.
Lors de la dernière rencontre, comme Martine, les participantes qui envisageaient d’avoir un second enfant, prévoyaient également (sauf une) de l’allaiter. Malgré leur mauvais souvenir des premières semaines, voire des premiers mois, elles estimaient que leur première expérience les aiderait à surmonter plus rapidement les difficultés que désormais elles avaient expérimentées. Même Hélène, si rebelle à la « mafia de l’allaitement », conclut :
L’allaitement? Oui, je le referais. J’ai toujours l’espoir en me disant que la prochaine fois je vais avoir plus d’expérience. Ce qui fait que je vais pouvoir aller plus vite consulter s’il y a des problèmes.
L’expérience de l’allaitement rapportée par les jeunes mères que nous avons rencontrées est loin de l’idéal promu par l’OMS, l’UNICEF, relayés par Santé Canada, l’Agence de la santé publique du Canada, la Société canadienne de pédiatrie et les diététistes du Canada.
Les politiques de santé et l’allaitement maternel
Depuis plus de 30 ans, l’allaitement maternel fait l’objet d’une promotion institutionnalisée en matière de santé maternelle et infantile. Les organismes internationaux comme l’OMS et l’UNICEF et Santé Canada considèrent l’allaitement maternel comme la méthode optimale d’alimentation des nourrissons en raison de ses effets bénéfiques sur la croissance, l’immunité et leur développement cognitif (AIIC 2008; OMS/UNICEF 2003; Kramer et Kakuma 2004). Une période de travail intense de diffusion de renseignements de toutes sortes (programmes de promotion, études, trousses d’information, multiplication des publicités) fait partie des stratégies adoptées par Santé Canada et l’Agence de la santé publique du Canada pour faire connaître leur prise de position explicite en faveur de l’allaitement maternel. L’Agence de la santé publique du Canada, Santé Canada, la Société canadienne de pédiatrie et les diététistes du Canada recommandent l’allaitement exclusif pendant les six premiers mois du nourrisson né à terme et en bonne santé, l’introduction d’aliments complémentaires ensuite tout en poursuivant l’allaitement jusqu’à 2 ans et plus (Kramer et Kakuma 2004). L’allaitement maternel est également présenté comme faisant partie de l’« expérience complète » de la maternité puisqu’il est tenu pour avoir des effets bénéfiques sur la santé physique et psychologique des mères (AIIC 2008; OMS/UNICEF 2003). Des études semblent indiquer que l’allaitement procure une certaine protection contre le cancer des ovaires, le cancer du sein et l’ostéoporose à la ménopause. L’allaitement peut également aider à perdre graduellement le poids pris durant la grossesse (ASPC 2009). Enfin, l’Agence de la santé publique du Canada mentionne aussi que l’allaitement permet le développement et le maintien d’une « relation spéciale » ou « relation d’amour durable » avec son bébé (ASPC 2009; Aglukkaq 2009).
À l’instar de nombreux autres pays, le Canada relaie les efforts fournis par l’OMS et l’UNICEF en diffusant de nombreux documents produits par ces organisations internationales. Retenons le Code international de commercialisation des substituts du lait maternel (OMS 1981) qui condamne le don d’échantillons gratuits ou subventionnés de préparations lactées dans les hôpitaux et tout secteur du système de santé (le tableau 1 présente un résumé de ce code); l’énoncé commun Protection, encouragement et soutien de l’allaitement maternel (OMS/UNICEF 1989); la Déclaration d’Innocenti sur la protection, la promotion et le soutien de l’allaitement maternel (OMS/UNICEF 1990); l’Initiative des hôpitaux amis des bébés/Baby (IAB) (UNICEF/OMS 1992), dont l’objectif est d’accroître les taux d’allaitement en renforçant les « pratiques de maternité » dans les hôpitaux (Child and Adolescent Health and Development 2004; OMS 1999; OMS/UNICEF 1989).
Tableau 1
Résumé du Code international de commercialisation des substituts du lait maternel de l’OMS en 1981 (Comité canadien pour l’allaitement 1996)
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Afin d’atteindre ces objectifs, l’OMS et l’UNICEF ont élaboré dix conditions que les hôpitaux doivent satisfaire pour la mise en oeuvre de l’Initiative des hôpitaux amis des bébés. Ces conditions dérivent des dix conditions à respecter pour assurer le succès de l’allaitement (tableau 2) (UNICEF/OMS 1992) et du Code international de commercialisation des substituts du lait maternel (OMS 1981). Les conditions pour le succès de l’allaitement ont été implantées dans 16 000 hôpitaux répartis dans 171 pays (Child and Adolescent Health and Development 2004).
Tableau 2
Dix conditions à respecter pour assurer le succès de l’allaitement maternel
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(OMS/UNICEF 1989)
Au Canada, les lignes directrices nationales regroupées dans le document Les soins à la mère et au nouveau-né dans une perspective familiale (Santé Canada 2000) constituent la base de la structure des services nationaux, provinciaux, régionaux pour les soins à la mère et à l’enfant qui vient de naître. Ces lignes directrices sont destinées à aider les hôpitaux et les autres organismes du secteur de la santé à planifier, à mettre en place et à évaluer des programmes et des services de soins à la mère et à son enfant. Elles sont conçues à l’intention des spécialistes et personnes-ressources de la santé (médecins, infirmières et sages-femmes) à qui la tâche incombe de favoriser l’allaitement maternel, en fournissant des renseignements justes et cohérents, en chassant les mythes et les erreurs, et en orientant les femmes vers ce mode d’alimentation de leur bébé. L’information relative à l’allaitement contenue dans les lignes directrices nationales est une adaptation autorisée du document ayant pour titre Lignes directrices nationales sur l’allaitement maternel à l’intention des intervenants et intervenantes en soins de la santé, publié par l’Institut canadien de la santé infantile (ICSI 1996).
Le choix d’allaiter
Au huitième mois de grossesse, toutes les participantes de notre étude étaient déterminées à allaiter leur enfant. Cela semblait aller de soi. À nos questions sur leurs motivations, elles répondaient, avec une belle unanimité, qu’on leur avait dit, aux cours prénataux, que « c’est bon pour le bébé ». Dès alors, deux futures mères exprimaient le sentiment d’avoir subi une certaine pression des professionnelles de la santé pour allaiter. Sandrine exprime ainsi son avis : « Je pense qu’on nous a assez [rires] rempli l’esprit que c’est la meilleure des choses […] alors, c’est ce que je vais faire. » Hélène est plus radicale. Dès avant d’accoucher, elle dit : « Il faut que je parle de la mafia de l’allaitement […] je trouve que dans les cours prénataux, on a énormément de pression pour allaiter. » La promotion de l’allaitement maternel et la participation aux cours prénataux les avaient persuadées que, pour « être une bonne mère », elles devaient allaiter leur enfant parce que c’est ce qu’il y a de mieux pour leur bébé (Murphy 1999; Schmied, Sheehan et Barclay 2001).
Selon les lignes directrices nationales de Santé Canada (2000 : 7.9), pendant la grossesse les professionnelles de la santé doivent expliquer aux futures mères que l’allaitement et les préparations lactées pour nourrissons ne constituent pas des choix équivalents. Les professionnelles de la santé doivent s’assurer que les femmes et les conjoints connaissent les avantages de l’allaitement et les risques liés à l’utilisation de préparations pour nourrissons.
Ainsi, pour plusieurs femmes, la décision d’allaiter ne constitue pas un « véritable » choix ou une décision complètement « délibérée ». Car, même si la majorité des femmes sont d’avis que « donner le sein est meilleur » (Santé Canada 1995 : 9), elles sentent néanmoins une pression sociale pour allaiter et croient qu’elles seront perçues comme une « mauvaise mère » si elles choisissent de nourrir leur bébé autrement (Santé Canada 1995b : 10). Sans considération pour leur situation particulière, les futures mères sont donc contraintes de choisir l’allaitement pour se conformer aux attentes sociétales (Nathoo et Ostry 2009 : 202).
Les femmes devraient pouvoir librement choisir d’allaiter leur enfant, car, bien que l’allaitement maternel constitue l’alimentation idéale pour les nourrissons, on ne devrait pas les culpabiliser de choisir le lait artificiel. En 1998, lors du lancement de l’Initiative canadienne des hôpitaux amis des bébés, il a été suggéré d’ajouter aux dix conditions pour le succès de l’allaitement maternel les conditions suivantes : celle de ne pas juger la mère qui choisit la préparation lactée plutôt que l’allaitement maternel et celle de se faire le devoir, en tant que professionnelle de la santé, d’offrir le même soutien aux mères qui allaitent qu’à celles qui n’allaitent pas (Nathoo et Ostry 2009). Malgré cette recommandation, les mères qui choisissent le lait artificiel sont encore stigmatisées. La pression, la culpabilité, l’intimidation et la contrainte sont devenues des mots associés à la promotion de l’allaitement maternel (Battersby 2000). Elles sont nombreuses les anecdotes et les histoires de femmes qui voulaient allaiter et qui se sont senties coupables de ne pas avoir réussi (Van Esterik 2002; Reed 1999).
La préparation à l’allaitement
De nos jours, avant même de devenir enceintes, la majorité des femmes ont entendu parler de l’allaitement. Lorsque la future mère envisage l’allaitement comme mode d’alimentation de l’enfant qu’elle porte, il lui appartient de s’y préparer. Pour la plupart des femmes, y compris nos participantes, la préparation à l’allaitement consiste à s’informer et à se documenter sur le sujet auprès des professionnelles de la santé surtout dans le contexte des cours prénataux, mais aussi par des lectures et des discussions avec des amies ou des femmes qui ont déjà allaité. Bénédicte raconte :
J’ai décidé de nourrir […] ça m’inquiète un peu, je ne connais personne qui a allaité dans mon entourage […] j’ai regardé la vidéo de Dr Newman, pis j’ai lu le livre […] je suis allée à une rencontre de la Ligue La Leche.
Stéphanie semble moins convaincue :
Allaiter, c’est mon premier choix, par contre je ne me fais pas d’idées […] étant donné mon historique […] ma mère n’a jamais été capable d’allaiter.
Hélène veut essayer :
Je veux essayer, mais j’essaie de ne pas trop me mettre de pression parce que je trouve que dans les cours prénataux ils nous en mettent beaucoup […] je vais faire ce que je peux […] mais je ne sais pas vraiment à quoi m’attendre.
Dans le matériel promotionnel, l’allaitement maternel est généralement associé à tout ce qu’il y a de plus positif et naturel, et ce, en dépit des difficultés, souvent minimisées, auxquelles des solutions donnant toujours l’impression d’être très simples sont apportées.
À l’occasion de la Semaine mondiale de l’allaitement qui, depuis 1992, a lieu chaque année durant la première semaine d’octobre au Canada, l’allaitement maternel est habituellement présenté comme un processus naturel et facile. D’ailleurs, le thème choisi pour la Semaine mondiale de l’allaitement en 2010 est révélateur : « Seulement 10 petits pas! L’allaitement rendu facile » (WABA 2010). Depuis 2006, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS) fait paraître chaque année un guide sur l’allaitement maternel dont le titre tout aussi éloquent est L’allaitement, c’est tout naturel! Ce guide est publié durant la Semaine de l’allaitement sous forme de supplément dans le Journal de Montréal et le Journal de Québec.
Le fait d’associer l’allaitement à un geste naturel a pour effet de le délier d’un apprentissage. Par conséquent, lorsque les femmes reçoivent le message que l’allaitement est naturel, certaines croient qu’elles n’ont pas besoin d’apprendre à allaiter. Pourtant, bien que toutes les femmes de notre étude aient été bien documentées, les premières semaines de l’allaitement ont exigé un apprentissage important et parfois difficile pour chacune d’entre elles.
L’apprentissage de l’allaitement durant les premiers jours de la période postnatale
Afin de favoriser le succès de l’allaitement maternel, Santé Canada recommande dans ses lignes directrices nationales (2000) d’adopter les mesures suivantes : allaiter tôt, soit au cours de la première demi-heure après la naissance; encourager des tétées fréquentes sans restriction, et guidées par l’enfant; réveiller l’enfant qui somnole, au besoin; encourager la cohabitation mère-enfant durant tout le séjour à l’hôpital; aider à trouver une position adéquate et à prendre le sein; et favoriser l’allaitement exclusif. Les bébés nourris au sein ne devraient recevoir aucun aliment ni aucune boisson autre que le lait maternel, sauf si des conditions médicales l’exigent. Les sucettes et les tétines devraient être évitées, surtout durant l’établissement de la lactation. Toutes ces mesures démontrent que l’on semble d’abord se soucier du bien-être de l’enfant plutôt que de celui de la mère.
Pour plusieurs de nos répondantes, les débuts ont été difficiles. Sandrine en témoigne :
Le plus difficile, c’était les premiers jours de l’allaitement […] ici, on essaie de nous mettre en boîte […] y sont trop rigides dans leur façon de voir l’allaitement.
Quant à Geneviève, elle nuance :
Ça dépend des infirmières […] elles ne disent pas toutes la même chose […] y en a qui ont des attentes vraiment très spécifiques qui n’ont aucun lien avec la réalité.
Et Chantal indique :
C’est qu’à l’hôpital à chaque trois heures, ils te réveillent pour allaiter la petite […] pis y en a une autre qui arrive pour prendre ta pression, pis un autre pour ci et pour ça […] ça finit que t’as vraiment hâte de partir.
Enfin, Véronique dit :
J’ai trouvé que je n’ai pas assez eu d’aide à l’hôpital […] elle me le mettait au sein pis elle disait : c’est bien, c’est comme ça qu’il faut faire, pis elle partait tout de suite.
Le séjour abrégé à l’hôpital des nouvelles mères influe grandement sur le succès de l’allaitement et le suivi. Il faut généralement compter jusqu’à 48 heures pour que l’allaitement de l’enfant qui vient de naître et qui est en santé soit bien établi. La durée moyenne du séjour à l’hôpital a été de 48 heures pour la majorité de nos participantes. Toutes les femmes ont trouvé leur séjour à l’hôpital peu reposant, parfois même stressant. Elles avaient hâte de retrouver la tranquillité de leur foyer. Leur court séjour à l’hôpital, le manque de personnel et l’indisponibilité qui y est liée n’ont pas permis à nos participantes de bien démarrer l’allaitement.
Conclusion
Le soutien en allaitement au retour à la maison
Pour les nouvelles mères qui éprouvent des difficultés relativement à l’allaitement, chercher de l’aide en période postnatale est exigeant parce qu’elles sont très fatiguées. Les participantes de notre étude ont consulté diverses sources de soutien telles des infirmières, des consultantes en lactation et des marraines d’allaitement. La plupart se sont dites satisfaites des solutions proposées aux difficultés concernant la technique d’allaitement. Toutefois, plusieurs ont été déçues du soutien psychologique, elles avaient parfois le sentiment que leurs besoins n’étaient pas entendus. Hélène raconte : « L’infirmière avait vraiment l’air de dire […] il faut que tu fasses ce que je te dis, c’est pour ton bébé, c’est super important. »
Pour Martine, la décision de cesser l’allaitement a été très difficile à prendre : « J’étais tellement convaincue et je voulais tellement le faire […] au fond de moi je voulais arrêter, mais je n’étais pas capable […] j’ai l’impression d’avoir échoué. »
L’allaitement et les inégalités sociales de santé
Des données recueillies lors de notre enquête, nous avons choisi de traiter de l’allaitement parce qu’il nous paraissait, à l’issue des entretiens qui se sont échelonnés sur sept mois pour chacune des participantes, constituer l’épreuve la plus lourde à traverser dans l’apprentissage de la maternité. La maternité est une question sociale. De nombreux écrits montrent combien les femmes enceintes sont socialement contrôlées et considérées comme appartenant en quelque sorte au « bien social ». Pour reprendre ici les mots d’Yvonne Knibiehler (2003 : 22) : « [la] grossesse et plus encore l’allaitement constituent des moments privilégiés de moralisation ». Cependant, la question de l’allaitement va encore plus loin dans le sens où, contrairement à la grossesse, il n’est pas obligatoire pour la femme en désir d’enfant, ce qui déstabilise la société qui compense par une pression encore plus forte. Aujourd’hui, l’allaitement est considéré comme un droit de l’enfant, la mère n’a donc pas son mot à dire et d’ailleurs les hôpitaux qui prônent l’allaitement sont « amis des bébés » mais pas forcément « amis des mamans ». Pourtant, on aurait bien avantage à prendre soin de la mère, car un nourrisson ne se sentira bien que si sa mère est à l’aise, que ce soit au biberon ou au sein.
L’allaitement en soi n’est pas à critiquer, ses bienfaits sont incontestables tant pour l’enfant que pour sa mère; ce qu’il faut critiquer, ce sont les pressions, les injonctions et les normes qui sont imposées aux femmes et qui les culpabilisent. Il faut se dire que, mise à part quelques rares exceptions, chaque nouvelle mère tente de faire de son mieux. Nous croyons que les femmes méritent de pouvoir accéder à de l’information nuancée, objective et non culpabilisante afin de décider si elles allaiteront ou non, de la même manière qu’elles doivent pouvoir décider si elles auront ou non des enfants.
Selon Penny Van Esterik, Américaine féministe et militante de l’allaitement, les groupes féministes devraient intégrer l’allaitement dans leurs luttes pour plusieurs raisons : l’allaitement suppose des changements sociaux structurels qui amélioreraient la condition des femmes; l’allaitement affirme le pouvoir de contrôle de la femme sur son propre corps et remet en question le pouvoir médical; l’allaitement s’oppose à la perception du sein comme étant d’abord un objet sexuel; l’allaitement exige de redéfinir le travail des femmes en tenant compte à la fois de leurs activités productives et reproductives d’une façon plus réaliste; enfin, l’allaitement encourage la solidarité féminine et la coopération entre les femmes d’ici et d’ailleurs (Grégoire et Poussart 2008 : 380).
Appendices
Notes biographiques
Denise Moreau
Denise Moreau est professeure à l’École des sciences infirmières de l’Université d’Ottawa. Son champ d’expertise professionnelle en soins infirmiers est la périnatalité. Elle a soigné et enseigné dans ce domaine pendant plus de 20 ans. Elle est également responsable depuis 1999 du cours de santé des femmes donné par l’Institut d’études des femmes de l’Université d’Ottawa. Ses intérêts et ses travaux de recherche portent sur la santé des femmes, plus précisément sur la transition à la maternité et ses effets sur la santé. Ses plus récents projets de recherche concernent la santé maternelle en milieu minoritaire. Au niveau technologique, elle a dirigé la conception d’un CD-ROM portant sur l’évaluation physique et psychosociale postnatale.
Marie-Blanche Tahon
Marie-Blanche Tahon est professeure au Département de sociologie et d’anthropologie à l’Université d’Ottawa. Elle a notamment publié La famille désinstituée : Introduction à la sociologie de la famille (Presses de l’Université d’Ottawa, 1995), Sociologie des rapports de sexe (Presses de l’Université d’Ottawa, 2003) et Vers l’indifférence des sexes? Union civile et filiation au Québec (Boréal, 2004). Elle a dirigé plusieurs collectifs, dont Famille et rapports de sexe (Les éditions du remue-ménage, 2007) et Une anthropologue dans la Cité. Autour de Françoise Héritier (Athéna Éditions, 2010).
Julie Daigle
Julie Daigle est doctorante à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa et a terminé une thèse de maîtrise en sociologie sur la position unique du Canada sur l’avortement à l’automne 2010.
Notes
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[1]
Cela est confirmé par un sondage effectué en 2005 par les Services de la santé publique d’Ottawa : 38 % des répondantes avaient suivi un cours prénatal durant leur dernière grossesse. Le taux d’assistance augmentait avec le niveau de scolarité des mères et le revenu familial : 41 % étaient titulaires d’un diplôme d’études universitaires ou supérieures; le revenu familial annuel de 49,7 % était égal ou supérieur à 100 000 dollars.
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[2]
Les prénoms sont fictifs.
Références
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List of tables
Tableau 1
Résumé du Code international de commercialisation des substituts du lait maternel de l’OMS en 1981 (Comité canadien pour l’allaitement 1996)
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Tableau 2
Dix conditions à respecter pour assurer le succès de l’allaitement maternel
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(OMS/UNICEF 1989)