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En se référant à la notion d’arrangement des sexes d’Erving Goffman et à la théorie d’aliénation féminine de Betty Friedan, Sylvie Durrer, Nicole Jufer et Stéphanie Pahud soutiennent que le discours journalistique suisse romand ne fait pas toujours preuve de neutralité quant au traitement des femmes et des hommes dans la presse écrite. Leur analyse s’appuie sur plus de 7 000 articles, puisés dans une quinzaine de quotidiens et d’hebdomadaires romands publiés de 1982 à 2006, afin de démontrer que ces médias généralistes manifestent des tendances inégalitaires et androcentrées qui passent le plus souvent inaperçues aux yeux du lectorat et des journalistes mêmes.
Outre qu’elles se situent aux confins des études de genre, de la sociologie des médias et de l’analyse linguistique, les trois auteures se réclament d’une posture constructiviste modérée. En effet, elles considèrent que le discours journalistique peut participer à la production, à la modification ou à la reproduction des représentations collectives. Elles remettent alors en question le positionnement anticonstructiviste partagé par plusieurs journalistes qui affirment que leurs responsabilités professionnelles se résument à une simple description de la réalité[1]. En ce sens, elles abordent la réflexion menée par des sociologues des médias à propos des cadres d’analyses journalistiques, et ajoutent que les rédactrices et les rédacteurs ne perçoivent pas nécessairement le cadrage patriarcal et androcentré dans lequel ils s’inscrivent.
C’est pourquoi Durrer, Jufer et Pahud assoient la pertinence de leur travail non seulement pour documenter une région peu étudiée dans une perspective du genre, la Suisse romande, mais également pour susciter une prise de conscience au sein des communautés scientifiques et journalistiques, ainsi que du grand public, quant à l’influence du discours journalistique dans la société. Selon elles, ce discours peut participer à la construction d’événements pouvant tendre « à occulter ou minorer, notamment, la place des femmes et qui aurait pour effet colatéral [sic], voulu ou non, de leur rendre l’accès à la sphère publique plus difficile » (p. 27).
L’objectif des auteures n’est pas de démontrer la manière dont se traduit l’impact du discours médiatique dans la société, mais plutôt de décrire la place des hommes et des femmes comme objets et sujets du discours dans la presse écrite. Pour appuyer leur argumentation, elles ont recours à une démarche méthodologique mixte en intégrant des approches quantitatives et qualitatives, c’est-à-dire l’analyse de contenu et l’analyse critique du discours. Elles cherchent ainsi à exposer les processus discursifs qui peuvent régir les relations de pouvoir, de domination et de manipulation dans la société (p. 12).
Dans le but d’offrir une réflexion synchronique et diachronique, les articles de presse étudiés ont été classés en huit sous-corpus, six allant de 1982 à 2003 ainsi qu’un corpus thématique (élections féminines au Conseil fédéral) et un corpus Internet. L’étude de ces corpus est tout d’abord mise en rapport avec deux outils d’analyse, à savoir le système Mach Basic conçu par la société Recherches et études des médias publicitaires SA (REMP) ainsi que le Global Media Monitoring Project (GMMP). Le premier s’intéresse au lectorat et à la réception des médias imprimés en Suisse, alors que le second consiste en une analyse de contenu des médias imprimés et audiovisuels mondiaux produits pendant la période 1995-2005.
Selon les catégorisations formulées dans les enquêtes du GMMP (répartition du personnel journalistique en fonction du sexe, thèmes « féminins », personnes au premier plan de l’information, personnes privilégiées par les rédacteurs et les rédactrices, etc.), les auteures observent certaines tendances qui se maintiennent selon les années. En effet, les stéréotypes inégalitaires prédominent. Les opinions et les voix féminines, quant à elles, sont marginales et le plus souvent confinées aux rubriques de divertissement. De plus, les hommes sont majoritairement représentés dans les médias comme experts et les femmes y apparaissent comme victimes. Durrer, Jufer et Pahud situent ainsi le discours médiatique écrit propre à la Suisse romande à partir de ces constats relevant de la presse mondiale.
La grille d’analyse de contenu permet aux auteures d’en arriver à des conclusions analogues à celles du GMMP. Les résultats présentés se réfèrent principalement au corpus de 2002 qui regroupe 4 351 articles tirés de treize quotidiens et hebdomadaires. Durrer, Jufer et Pahud y examinent le pourcentage de signatures féminines et masculines par thème, par rubrique, par catégorie textuelle (à savoir le genre des articles (brève, filet, communiqué, entrevue, etc.) et par journal. Elles étudient aussi la longueur des articles, leur emplacement et la présence d’amorce selon le sexe. On y apprend, entre autres, que les femmes signent moins d’articles que les hommes (23,4 % contre 76,6 %) et que la signature féminine prédomine dans les thèmes de la santé, des loisirs ou de l’éducation. Elles sont également plus nombreuses à faire des portraits ou des micros-trottoirs (vox pop). Les hommes, à qui l’on confie l’économie, les affaires internationales et les sports, tiennent une place plus importante dans les catégories textuelles telles que le commentaire ou la chronique.
Les indicateurs de corrélation démontrent que les femmes et les hommes n’occupent pas non plus la même place lorsqu’ils sont mentionnés et cités selon les journaux, les thèmes, les rubriques et le sexe des journalistes. Par exemple, les hommes sont le plus souvent mentionnés par leur prénom et leur nom de famille, alors que les femmes, si elles ne sont pas anonymes, sont nommées surtout par leur prénom ou par affiliation. On remarque également que les rédactrices ont tendance à mentionner 10 % plus de femmes que les rédacteurs. Du coup, les auteures confirment l’hypothèse selon laquelle un nombre croissant de femmes travaillant comme journalistes permettrait d’augmenter la représentation féminine dans la presse (p. 135).
La synthèse des résultats des corpus de 1982 à 2003 rend compte d’une certaine stabilité quant à l’évolution du nombre de rédactrices dans les hebdomadaires qui varie de 41,0 % à 48,8 %. Seuls les quotidiens voient leurs effectifs féminins doubler de 1982 (14,9 %) à 1992 (34,4 %) pour ensuite chuter à 22,2 % en 2002 à 19,0 % en 2003. Pour les auteures, il est donc impossible de confirmer une progression linéaire quant à la présence de femmes à titre de journalistes dans les salles de rédaction. Elles en concluent ainsi que la surreprésentation des hommes dans les médias se maintient au fil des années.
Afin d’interpréter plus en profondeur les résultats de leur analyse de contenu, les auteures proposent ensuite une analyse critique du discours. Elles se situent à la fois dans le courant de l’école dite française (Amossy, Guilhaumou) et dans les courants anglo-saxons et germaniques (Link, Jäger, Van Dijk, Wodak, Fairclough). Trois questions orientent leur critique : Comment les femmes sont-elles nommées? Quelles sont les caractéristiques qu’on leur attribue? Quel est le discours journalistique sur les femmes de l’espace public? La façon dont les femmes sont nommées est liée au débat sur la féminisation des mots, et les auteures démontrent que ce processus s’est concrétisé lentement dans la presse, mais qu’il suscite toujours de vives oppositions selon les journaux. De plus, les auteures remarquent que les rédactrices sont plus enclines à la féminisation que leurs collègues masculins.
Les auteures avancent aussi que la presse écrite entretient une image stéréotypée de la femme en la caractérisant le plus souvent par ses attributs corporels. Plus que celui des hommes, le corps féminin est souligné par les journalistes que ce soit par référence à l’âge, à la taille, à la couleur des cheveux, aux vêtements ou à l’allure générale. Cette tendance à renvoyer les femmes à une « essence féminine qui serait d’abord corps et paraître » (p. 300) transparaît également dans la représentation des politiciennes. Complétée par deux études de cas, l’analyse critique rend compte du maintien des stéréotypes au fil des années et de la persistance de leur généralisation à la description de toutes les femmes, quel que soit leur statut social ou professionnel.
Durrer, Jufer et Pahud indiquent avoir eu conscience que leur point de vue était « inscrit dans des rapports sociaux de sexe » (p. 78). Or celles-ci n’abordent que très brièvement la revue de littérature permettant de situer leur propos et de conceptualiser le cadre théorique des études du genre en rapport avec les médias. Bien que quelques théories et ouvrages classiques soient mentionnés (Friedan, Radway, Van Zoonen, etc.), les auteures ne font qu’effleurer les approches mises en lumière par ces travaux. De plus, elles tiennent pour acquis le phénomène complexe de l’influence des médias sur les lectrices et les lecteurs, sans toutefois intégrer dans leur étude une analyse de la réception des médias écrits en Suisse romande depuis 1982. L’importante question des effets des médias sur le lectorat et les réalités sociales est donc exposée de façon qui apparaît expéditive pour une analyse qui soutient a priori l’idée que le discours médiatique peut avoir un impact sur l’accès des femmes à la sphère publique.
À l’encontre de la tradition méthodologique des analyses critiques du discours, les auteures fournissent très peu d’information sur le contexte historique et sociopolitique suisse romand dans lequel s’ancrent leurs sources (Van Dick 2001 : 353). Les liens les plus concrets entre l’analyse du discours et le contexte politique et social s’expriment surtout par référence à des entrevues exploratoires menées avec des journalistes dans des salles de rédaction. Les résultats de ces enquêtes sont mentionnés ponctuellement tout au long de l’ouvrage, ce qui permet d’en savoir plus sur la pratique journalistique elle-même. Cependant, conduites à l’hiver 2000-2001, ces entrevues ne permettent pas de saisir l’évolution depuis les années 80 à nos jours, malgré ce qu’indique le titre du livre. Par conséquent, bien que Durrer, Jufer et Pahud précisent aussi que leur point de vue s’inscrit « dans un contexte historique précis » (p. 78), elles ne fournissent pratiquement aucun détail sur le contexte historique suisse romand depuis 1982. Seul le débat sur la féminisation est abordé avec un peu plus de profondeur (p. 199-253), bien que l’accent soit principalement mis sur les débats en France plutôt qu’en Suisse.
Il n’en demeure pas moins que la thèse de Durrer, Jufer et Pahud est convaincante. Les analyses sont présentées de façon détaillée et les auteures prennent soin de vérifier leurs constats et leurs hypothèses en les comparant avec des recherches menées ailleurs, en France principalement. La démonstration est étoffée par plusieurs exemples pertinents et tableaux explicatifs qui font clairement apparaître que femmes et hommes ne sont pas traités de la même façon dans la presse généraliste, et ce, au désavantage des femmes. Cet ouvrage peut ainsi se révéler particulièrement utile pour ceux et celles qui entreprennent la construction d’une grille d’analyse de contenu et du discours dans un paradigme critique. Il pourrait également constituer un bon point de départ pour quiconque souhaiterait observer de façon plus approfondie l’impact du discours médiatique sur les représentations collectives sexuées en Suisse romande.
Appendices
Note
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[1]
Les auteures tirent cette conclusion à la suite d’entrevues exploratoires conduites pendant l’hiver 2000-2001 dans plusieurs salles de rédaction. Leur enquête démontre néanmoins que le point de vue dominant des femmes qui travaillent à titre de journalistes relativise l’anticonstructivisme de leurs collègues masculins. En effet, celles-ci seraient plus nombreuses à « mettre en cause la domination masculine et l’androcentrisme dans les rédactions, tout en hésitant à manifester trop fortement leur opposition » (p. 57).
Référence
- VAN DICK, Teun A., 2001 « Critical Discourse Analysis », dans Deborah Schiffrin et autres (dir.), The Hankbook of Discourse Analysis. Hamilton, Malden, 2001 : 352-371.