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Cet ouvrage collectif est le second essai (après celui de Mary Jean Green en 1995) entièrement consacré à l’oeuvre de Marie-Claire Blais.
Dans la préface, qui est la postface de la traduction anglaise de l’ouvrage Une saison dans la vie d’Emmanuel, Nicole Brossard souligne les aspects fructueux des relectures plurielles d’une oeuvre à travers les décennies. Le célèbre roman de Marie-Claire Blais (Prix Médicis, 1966), sorti du contexte sociopolitique et religieux québécois des années 60, acquiert une dimension plus ample et plus humaniste et laisse apparaître, derrière l’ironie caustique, beaucoup d’humour. Brossard y repère déjà « le jeu de voix intérieures […] qui se transformera en un éblouissant courant de conscience » (p. 10). Pour Blais, comme pour son personnage Jean-Le-Maigre, « [l’]écriture est en soi un manifeste » : elle transgresse l’ordre moral; mais c’est sa dimension poétique qui donne « la clarté nécessaire pour faire face à la noirceur impénétrable de la souffrance et de la violence » (p. 12).
Dans son entretien avec Janine Ricouart, « Poète et politique », Marie-Claire Blais évoque en effet la résilience de Jean-Le-Maigre grâce à sa passion pour l’écriture et son amour de la poésie; la « sensibilité capable de tout absorber » des écrivains – « ce qui n’est pas sans douleur » (p. 31) – et le courage de travailler l’insupportable en le coulant dans une écriture poétique et esthétique. Marie-Claire Blais exprime sa gratitude à l’égard des grands écrivains et écrivaines qui nous influencent et nous inspirent (tels Woolf, Proust ou Camus) : « ils sont toujours avec nous », mais aussi à l’égard des ancêtres, des familles. Toute une énergie semble filtrer à travers les temps, les êtres, les oeuvres et les milieux. Blais insiste dans cet entretien : sur son souci constant de coller à la réalité de son temps, à l’actualité, aux préoccupations contemporaines; son refus des étiquettes (par exemple « auteure lesbienne »); son plaisir de travailler en équipe avec les scénaristes qui adaptent l’une ou l’autre de ses oeuvres pour la scène ou l’écran; son sens de la justice (à l’instar de Renata et de Mélanie dans ses derniers romans); son espoir dans « un monde où malgré tout l’on devient plus humain, où les lois défendent peu à peu les plus fragiles et ceux qui vivent à l’écart d’une société trop solidifiée sur des principes injustes » (p. 32); et enfin, sur sa foi (fervente mais profane) en l’écriture/la lecture, pour que cesse l’indifférence à la douleur d’autrui, pour « faire naître quelque sentiment généreux et courageux envers l’humanité » (p. 34). Quatorze articles constituent le coeur de cet ouvrage collectif. Les trois premiers sont consacrés à l’ouvrage Une saison dans la vie d’Emmanuel. Dans son article intitulé « Vision blaisienne de l’enfance : le salut par l’écriture », S. Pascale Vergereau-Dewey analyse avec force et brio cette « récupération parodique du roman de la terre », cette « caricature féroce de la survivance » (p. 37) et des institutions, qui mêle allégrement poésie et naturalisme, enchevêtre et subvertit les genres littéraires. Ce roman indique aussi comment sortir d’une glaciale et noire « saison en enfer ». Sa « posture existentialiste », sa profonde réflexion sur les valeurs et sa « foi dans le pouvoir du langage à changer la vie » (p. 43) se clôt par un « appel d’âme », un « dégel des coeurs », un relais passé au petit Emmanuel (p. 50). Kirsty Bell, dans ses « Portraits d’Héloïse dans l’édition illustrée d’Une saison dans la vie d’Emmanuel » par l’artiste Mary Meigs, décrypte avec sagacité les rapports complexes et stimulants entre texte et illustrations. Plusieurs dessins de cette édition rare et méconnue sont heureusement reproduits dans cet article. Julie LeBlanc, quant à elle, explore dans son article « Des carnets d’écriture aux tapuscrits annotés : vers une étude de la genèse du Testament de Jean-Le-Maigre à ses frères », roman inachevé et inédit, le patient et scrupuleux travail de préparation de l’auteure : « Les carnets de Blais ressemblent à des journaux personnels […] les gestes de la spéculation et de la conception littéraire parsèment les centaines de pages de ces cahiers reliés » (p. 72). Blais choisira de pas « enjoliver », de « n’écrire que dans la nécessité pure » (p. 78). Elle a confié ses carnets aux Archives nationales du Québec et du Canada (BNQ et BNC), des carnets enrichis d’aquarelles et de pastels. La belle illustration (2007) de la page couverture du livre Visions poétiques de Marie-Claire Blais est d’ailleurs de Marie-Claire Blais elle-même, sans doute un autoportrait.
Quatre articles se penchent plus précisément sur l’espace et le temps. Nathalie Roy, dans son article « La caractérisation de l’espace dans Soifs : considérations sur les valeurs mythiques du décor romanesque », analyse l’espace mythifié, tour à tour euphorique et dysphorique, révélateur de la « haute tension émotive » des personnages, de leurs états d’âme et de conscience. Les excès de froid ou de chaleur sont dysphoriques et tragiques, comme en témoignent les articles de Katri Suhonen, « “L’obscène présence de l’hiver” dans la fiction de Marie-Claire Blais » et d’Irène Oore, « Le désert dans l’oeuvre romanesque de Marie-Claire Blais ». Les mots, « boucliers fragiles », telles les roses naines du désert qui résistent à toutes les sécheresses et les destructions (p. 135), font le printemps des écritures et des vies. Avec son article « La lumière des eaux dans l’imaginaire de Marie-Claire Blais », Anne de Vaucher Gravili, puisant dans les études toujours perspicaces et profondes de Bachelard et Durand et inspirée par le récent documentaire de Suzette Lagacé, Au-delà des apparences : Portrait de Marie-Claire Blais (2006), enrichit de ses fines analyses la dimension mythique et métaphysique, la méditation ontologique, au coeur de l’oeuvre blaisienne, essentiellement humaniste et lumineuse, portée par un rythme ample, marin, l’étonnante et musicale liquidité vocalique de son style.
Oriel MacLennan et John Barnstead repèrent avec maestria l’empreinte de Dostoïevski dans l’oeuvre de Blais à partir de l’étude de ses carnets et de son essai Parcours d’un écrivain : notes américaines. Son intérêt pour la littérature russe a été particulièrement encouragé par le critique Edmund Wilson lors de son séjour à Wellfleet (Cape Cod), de 1962 à 1974. Je crois que Jeanne Lapointe, sa professeure de littérature à l’Université Laval à la fin des années 50, passionnée elle aussi de littérature russe, a également marqué Marie-Claire Blais. Ces treize carnets, de notes et de portraits « pris sur le vif » sont des trésors : pour l’auteure, minutieuse et vigilante [ce sont « des esquisses peu approfondies, mais je ne veux rien perdre » (Parcours, 66)], comme pour les chercheurs et les chercheuses à qui, avec beaucoup d’honnêteté intellectuelle, d’humilité et de générosité, Blais les offre. MacLennan et Barnstead mettent en évidence les thèmes et les personnages clés (tel Aliocha Karamazov) qui inspireront Blais à son tour; ainsi qu’une partie de ses sources – littéraires, culturelles et artistiques (peinture, musique, danse, etc.). Blais emprunte effectivement à tous les arts, estimant qu’ils s’éclairent les uns les autres. Roseanna Dufault, dans son article « Comment immortaliser les martyrs des années 1960? », nous révèle la part essentielle de deux révoltés américains – l’activiste Barbara Deming, « L’amie révolutionnaire », et l’écrivain noir Robert, présentés par Wilson, dans les prises de conscience et l’engagement de Blais.
Le théâtre est aussi exploré. Dans son article ayant pour titre « Un jeu d’enfant : L’exécution de Marie Claire Blais », Karin Egloff analyse avec brio la violence et ses limites, la complicité et le silence, les responsabilités et les culpabilités selon Marie-Claire Blais, tandis que Célita Lamar se concentre sur la mince ligne de partage des contraires, les pôles rapprochés « Amour et haine » dans L’île et Noces à midi au-dessus de l’abîme.
L’article de Winifred Woodhull, « Figurations littéraires et cinématographiques de la toxicomanie », est consacré au film Tu as crié, Let me go de Anne Claire Poirier, au scénario Let me go (de Poirier et Blais) et au roman Visions d’Anna. Woodhull pose des questions essentielles, mais l’analyse inaboutie, et parfois confuse (sans compter de nombreuses coquilles), éprouve la patience.
De Ghislaine Boulanger, « L’une passe-t-elle sans l’autre? Le problème des solidarités identitaires dans L’ange de la solitude et L’étoile rose de Dominique Fernandez », nous alerte sur les risques inhérents aux rapprochements et aux solidarités entre personnes discriminées et ostracisées, sur la complexité des relations de pouvoir, de classe, de race et de genre, et la responsabilité des écrivains toujours sous observation, en procès…
L’étude sociocritique de Janine Ricouart, « Vision politique de Marie-Claire Blais ou les avatars de la vie en Amérique du Nord », propose d’analyser plus systématiquement l’engagement, la révolte, la « ferveur politique » (p. 245) de Blais, son « rôle d’écrivain visionnaire » (p. 256). J. Ricouart ne parle plus de la trilogie Soifs, mais utilise enfin, avec La naissance de Rébecca à l’ère des tourments, les termes « série », « fresque humaine » et elle esquisse fort judicieusement une parenté avec La condition humaine de Balzac ou les Rougon-Macquart de Zola. Ricouart note chez Blais l’affirmation au fil des années d’un discours politique et social plus humaniste et universel, « d’un message polyvalent qui correspond à la société multiculturelle et multiraciale dans laquelle nous vivons » (p. 259). Malgré sa lucidité, son sens aigu des menaces et des cataclysmes qui mettent l’humanité en péril, l’urgence d’agir contre toutes les formes de violence (contre les humains, les états de droit ou la planète), « l’action sociale et politique reste minimale » (p. 259) chez Blais et ses solutions se révèlent d’abord individuelles. Pas de ligne de parti, heureusement, chez elle, mais une confiance dans l’humanité et ses ressources positives, ses sursauts et son inventivité; à l’humain, malgré ses dilemmes, ses égoïsmes, ses soi(fs) oxymoriques, trop prompt à « rapiécer ses hontes » (p. 253) et à « ne jamais réparer ses fautes » (p. 255), d’exercer ses responsabilités face à l’Histoire (p. 258) et aux enfants, pour mieux vivre le temps présent et envisager l’avenir. Il aurait peut-être été plus approprié d’intituler ce livre collectif Visions poétiques et politiques de Marie-Claire Blais (« poélitiques » disait-on avec Madeleine Gagnon durant les années 80).
« Marie-Claire Blais devient une admirable compagne de route des chercheurs dans le domaine émergent des études culturelles et postcoloniales », écrit W. Woodhull (p. 197). Véritable altermondialiste de l’écriture – « l’écriture est un art qui risque tout » (p. 257) –, Blais s’efforce de diagnostiquer les échecs de la modernité, de circonscrire les enjeux nouveaux et cruciaux de la postmodernité, d’inviter chaque personne, seule mais solidaire, à innover. Cassandre de notre temps, « sorte d’aile compatissante » (p. 32), elle sonde, pleine d'espoir, l'universel fleuve Babel.
Le poème offert à « Marie-Claire » par un étudiant (Dario Palma-Ferré) rappelle aussi la part essentielle des humanités, c’est-à-dire de l’enseignement, de la critique et de la recherche, dans les relais (à saisir et à faire adroitement passer) que les écrivains et les écrivaines ainsi que les artistes authentiques nous tendent.
L’ouvrage se termine par une première et précieuse bibliographie (d’une soixantaine de pages) des oeuvres de et sur Marie-Claire Blais. De quoi orienter et mieux étoffer les recherches à venir sur l’oeuvre blaisienne… et le choeur du monde.