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[T]he awkward pairing formed by linking feminism and postmodernism is a description of our lives.

Jennifer Wicke et Margaret Ferguson, Feminism and Postmodernism (1994)

Dans ses visées émancipatrices et dans son présupposé d’une condition commune des femmes, le mouvement féministe des années 60 et 70 participe du « projet » moderne. Cela n’exclut pas pour autant une position critique à l’égard de certains métarécits (le savoir, le pouvoir, le sujet (masculin), etc.), tels qu’ils ont été élaborés par une modernité dont les origines remontent aux Lumières.

Au tournant des années 80, le féminisme entre dans une étape autre, marquée, en outre, par la reconsidération de certaines de ses positions antérieures. Sous l’influence des théories postmodernes, il se transforme en une pratique et en une idéologie respectueuses de l’individualité des « femmes[1] ». On serait ainsi en mesure de parler, à partir notamment des années 90, d’une troisième vague féministe, dont les paramètres se laisseraient circonscrire autour d’une éthique de l’hétérogénéité et d’une idéologie de l’individualisme.

Les rapports entre le(s) féminisme(s) et le postmodernisme, en tant que formes culturelles majeures de la fin du deuxième et du début du troisième millénaires, sont des plus épineux et les débats qui les entourent sont légion. S’ils partagent, par exemple, le même « concern with otherness » (Harvey 1989 : 47) et des pratiques épistémologiques « nomades » (Braidotti 1994 : 37 et passim), ils divergent sur leurs positionnements respectifs quant à l’action politique ou sur la place du genre en tant qu’outil politique. Qui plus est, le féminisme n’a de cesse d’évoluer, de changer de forme et de moyens.

Le présent article se veut une contribution d’ordre théorique. En premier lieu, il procède à une présentation du féminisme de la troisième vague, peu théorisé dans l’espace francophone, établit ses rapports avec le féminisme de la deuxième vague et met en valeur sa portée heuristique. En deuxième lieu, il propose une délimitation rigoureuse du champ postmoderne. Deux attitudes sont ainsi décelées, appelées ici le postmoderne du vide et le postmoderne du décentrage. Elles rendent compte de la complexité des manifestations d’ordre culturel et social réunies sous le parapluie du postmoderne[2]. Enfin, en troisième lieu, ce travail pense ensemble, dans leurs effets de sens communs et dans leurs différences, le postmoderne et le(s) féminisme(s), tout particulièrement le féminisme de la troisième vague.

Le third wave feminism[3], ou le féminisme de la troisième vague

« Post-feminism » (Whelehan 1995), « postfeminism » (Brooks 1997; Gamble 2000) « postféminisme » (Rail et Lafrance 2004) « new feminism » (Walter 1998), « néo-féminisme » (Descarries 1998 : 193), « third wave feminism » ou « métaféminisme » (Saint-Martin 1992) sont autant de notions qui essaient de circonscrire ce qui, selon certaines chercheuses, apparaît comme un « tournant » (Badinter 2003 : 11-19) ou comme un « paradigmatic shift from 1970s to 1990s feminism » (Barrett et Phillips 1992 : 6).

De fait, à partir notamment de la seconde moitié des années 80, on serait en mesure de parler d’un déclin (Whelehan 1995 : 126), voire d’une fin (Zerilli 2005 : 1) du féminisme de la deuxième vague, tous deux véhiculés, sinon créés, principalement par les médias. Plusieurs faits sont invoqués à l’appui de cette thèse. En premier lieu, le féminisme, conçu en tant que mouvement politique et social d’émancipation des femmes, aurait plus ou moins atteint ses objectifs. On considère alors que les discriminations en raison du sexe sont, pour la plupart, éradiquées et que les femmes ont largement obtenu l’égalité avec les hommes. On veut croire qu’elles investissent de plain-pied l’espace public et parviennent à harmoniser carrière, famille et vie sexuelle et amoureuse. On dit qu’elles ont fondamentalement changé le politique et l’intime, tout en redéfinissant le savoir et le faire. On est enfin d’accord sur le fait qu’elles s’affirment en tant que créatrices, leurs oeuvres bénéficiant d’une large audience.

En deuxième lieu, on avance que, jusqu’à un certain point, le féminisme entrerait dans une étape d’institutionnalisation (Dumont 2005 : 67). Sa dimension militante et engagée serait récupérée par les organismes publics et par l’État, et aussi par l’université, à l’intérieur de laquelle les women studies consolident leur position. En outre, pour les jeunes femmes, « the presence of feminism […] is taken for granted » (Baumgardner et Richards 2000 : 17). Ce qui, pour elles, relève de comportements, d’attitudes, de places, de professions, de relations, etc., communs, donnés, tenait quelque vingt ans auparavant de l’utopie et faisait l’objet de programmes politiques, de revendications et de luttes. C’est pourquoi elles exprimeraient leur désaffection, sinon leur aversion, à l’égard de la cause féministe, ou vivraient « their feminist lives without clear political struggles » (Baumgardner et Richards 2000 : 21). Dans la théorie féministe, ce serait le temps des « summaries, retrospectives and anthologies reprinting pathfinding feminist essays » (Whelehan 1995 : 126) plutôt que des ouvrages novateurs.

Enfin, en troisième lieu, l’unité même du féminisme de la deuxième vague serait brisée de l’intérieur. Des groupes marginalisés ou dont la différence a été gommée au profit d’un présupposé d’universalité de la condition de la femme commencent dès lors à faire entendre leur voix. Il s’agit des Noires, des lesbiennes, des femmes du tiers-monde ou, dans certaines régions du monde, des migrantes et des femmes autochtones. Sur le plan intellectuel, cela va de pair avec une ouverture du féminisme à l’influence des théories postmodernes, poststructuralistes, postcolonialistes et fondées sur la diversité sexuelle (queer).

Sur ce fond de prétendu effritement ou stase (Whelehan 1995 : 128) du féminisme, se met ouvertement en place à la fin des années 80 un mouvement de ressac antiféministe ou de backlash[4]. Il est déclenché par les structures décisionnelles en place et promu notamment par les médias. Ici, le « feminist movement appears to be a victim of its own success » (Dicker et Piepmeier 2003 : 35). On considère que les femmes seraient « allées trop loin » (Burnonville 1992 : page titre) et qu’elles auraient fait « fausse route » (Badinter 2003 : page titre). Ce qui, une décennie auparavant, apparaissait comme un progrès rendu possible par le féminisme se retourne désormais contre elles. Le féminisme aurait irréversiblement modifié les relations hommes-femmes : les premiers ont tendance à adopter une rhétorique « victimaire », tout en essayant par tous les moyens de retrouver une identité perdue. Célébrée au début de la décennie, l’indépendance des femmes se mue maintenant en solitude; la réussite dans la carrière se ferait aux dépens de la maternité, voire du bien-être des enfants, et l’égalité au travail obligerait les femmes à des efforts qui les transformeraient en des victimes de prédilection des échecs professionnels. Le féminisme « is gradually becoming one of the chief scapegoats for the ills of contemporary life » (Whelehan 1995 : 2). Une nouvelle idéologie se met en place, qui, tout en culpabilisant le féminisme, renoue, dans la construction de l’identité-femme, avec les données de la féminité. De ce point de vue, la « “new woman” is almost identical to the old » (Whelehan 1995 : 44).

Dans ces conditions, les femmes se mettent à prendre position contre le backlash. Qui plus est, elles ne tardent pas à réaliser que, derrière l’idéologie égalitariste et l’image du pouvoir au féminin, des injustices flagrantes perdurent. Dans l’espace public, elles continuent à être absentes des positions de décision et de pouvoir. Comme le soulignent Dicker et Piepmeier (2003 : 4), « [a]lthough women have now entered traditionally male professions with such regularity that it may appear that there are no barriers to women’s success, the fact remains that women are dramatically underrepresented in decision-making, power-brokering positions ». Elles sont toujours victimes de l’inégalité économique et de la pauvreté, ainsi que du sexisme et de la violence. Dans l’espace privé, elles doivent composer avec la double journée de travail, tout en essayant de répondre aux exigences liées aux rôles de la mère, de l’épouse et de l’amante. En outre, les jeunes femmes éprouvent le besoin de s’approprier le féminisme, autrement dit de le (re)définir à leur manière. C’est dans ce contexte que l’on assiste à la montée de la troisième vague féministe[5], dont il importe ici de préciser tant les paramètres que les rapports avec la deuxième vague.

La troisième vague féministe

Dès la fin des années 70, certaines tensions se manifestent peu à peu au sein de la deuxième vague féministe. Des conflits idéologiques et politiques opposent féministes radicales et socialistes, hétérosexuelles et lesbiennes, noires et blanches, femmes de la classe moyenne et femmes de la classe ouvrière, etc. Sous leur pression, le féminisme enregistre une « transformation » (Shapiro Sanders 2004 : 50), voire un changement d’orientation. Plus précisément, l’accent se déplace de la lutte politique sous-tendue par une idéologie de l’oppression commune[6] de toutes les femmes aux différences d’ordre matériel et culturel des femmes. De fait, « [i]t was no longer feasible to argue that just because an individual had a certain sexed body s/he naturally would, or ought to, align with a particular political movement » (Howie et Tauchert 2004 : 41). La catégorie « femme », en tant que « référent unique et monolithique d’une supposée position féministe dominante » (Nengeh Mensah 2005 : 14), commence à être déconstruite. Elle devient dépendante de la race, de la classe, de l’ethnie, de l’orientation sexuelle, du contexte socioculturel, etc. Il s’agit là du fondement idéologique de la troisième vague, qui prend appui sur la différence, la pluralité et l’individualisation, sur la fragmentation et l’hétérogénéité (Shapiro Sanders 2004 : 52) :

This sense of a feminism that is constructed by – indeed animated through – contradiction and difference is fundamental to many conceptions of third wave and contemporary feminisms. None of these writers and activists imagines feminism as a monolithic, universalized entity […]. Drawing upon the critiques of universalism and essentialism from within and outside of the movement, third wave feminists have come to emphasize the diversity of women’s experience over the similarities amongst women, often to such a degree that feminism’s present and future can seem irretrievably fractured.

Cette éthique de l’hétérogénéité serait la source d’un conflit qui oppose les féministes des deuxième et troisième vagues. Si les premières considèrent que la dispersion et la fragmentation sont de nature à remettre en question les fondements mêmes du mouvement, les dernières voient dans la multiplicité la seule manière valable d’envisager la réalité des femmes. Cela explique tant l’engouement de la third wave pour les définitions individuelles[7] du féminisme que le caractère autobiographique des textes qui marquent son début. La rhétorique de la sororité, spécifique de la deuxième vague et correspondant à une dynamique intragénérationnelle, serait maintenant remplacée, selon Astrid Henry, par une relation du type mère-fille, ayant à sa base un rapport, voire un conflit intergénérationnel. Si elles reçoivent le féminisme comme un « “birthright” passed down from mother to daughter » (Henry 2004 : 13), les filles hésitent entre « identification et disidentification » (Henry 2004 : 7) et clament leur besoin d’un féminisme différent de celui des mères[8]. Voici en effet comment Anna Kruzynski décrit les jeunes féministes (Kruzinsky 2004 : 228) :

[Ce sont des femmes] qui deviennent féministes dans une salle de classe plus souvent que dans des groupes de conscientisation[9] […] des femmes qui se prennent en charge en construisant des récits plus souvent à caractère « individuel » que collectif; des femmes qui tentent de vivre leur « vérité », de nommer, de déconstruire et de reconstruire la complexité et les contradictions de leur vécu […] des femmes qui remettent en question le modèle de la « féministe idéale » et qui revendiquent une féminité et un militantisme qui leur est propre; des femmes qui s’acceptent telles qu’elles sont (par exemple, aimer un homme, porter une minijupe ou se raser ne sont plus vécus comme une trahison à la cause féministe […] ou qui luttent contre l’image du mannequin parfait […] des femmes qui célèbrent la différence, plutôt que de rechercher la similitude et la « sororité »; des femmes qui choisissent de militer autour des enjeux de la sexualité et de l’esthétique corporelle; des femmes, enfin, qui échangent entre elles, discutent et s’organisent à travers des « zines » qu’elles écrivent elles-mêmes […] et qui utilisent à cet effet les technologies de l’information.

Toutefois, dans l’espace français et francophone, la question d’un conflit intergénérationnel entre les féministes des deuxième et troisième vagues n’a pas le même écho que, par exemple, aux États-Unis. Ainsi, au Québec, la troisième vague est « plus une question d’idéologie que de génération » (Pagé 2005 : 45). Les jeunes féministes québécoises s’inscrivent « sur un axe de continuité avec [les féministes de] la deuxième vague » (Nengeh Mensah 2005 : 17), tout en engageant « un processus collectif d’appropriation de certains idéaux féministes dans une perspective critique » (Pagé 2005 : 43). En outre, les féministes québécoises et françaises éprouvent un certain malaise à l’égard de l’émiettement individualiste du féminisme et tentent, dans la foulée du féminisme de la deuxième vague, de construire des (ou de nouveaux) buts politiques collectifs[10].

De manière générale, le féminisme de la troisième vague prolonge, tant sur le plan idéologique que sur le plan politique, les acquis de la vague précédente. Comme le souligne Reger (2005 : XXII), « much of what appears to be new today in contemporary feminism has its roots in the past. Issues of reproductive rights, the role of sexuality in self-definition, the importance of women’s electoral presence, body image, and the right to live without violence are a few of the issues that carry over from one generation to the next ». Le féminisme de la fin du deuxième et du début du troisième millénaire met au centre de ses préoccupations des domaines d’intérêt tout aussi divers que l’accès des femmes à l’éducation, la discrimination salariale ou en raison de la classe sociale, l’augmentation du chômage et l’accentuation de la pauvreté au féminin, la violence domestique et les troubles alimentaires, les effets du racisme ou l’accès inéquitable à Internet, etc. Il s’intéresse aux questions dites humanistes, telles que l’environnement, l’altermondialisme ou l’immigration, mais aussi au sida et à la santé sexuelle des femmes, ou encore aux problèmes soulevés par l’avènement des techniques de reproduction médicalement assistée. Il se caractérise par la volonté d’inclure les hommes dans le mouvement des femmes. Si, de manière générale, il investit moins les formes collectives d’action, il maintient d’étroites liaisons avec l’activisme politique. Il se préoccupe des injustices sociales qui « still form part of the everyday experience of many women » (Gamble 2000 : 52).

La politique du féminisme de la troisième vague ne s’articule pas autour d’un programme unitaire et universel, mais autour de la contextualisation. C’est ce que souligne Lamoureux (1990 : 135) :

Ce qui importe […], c’est qu’il faut être une individue, acquérir une stature personnelle sans avoir constamment à en référer à une catégorie sociale dans le sens où la féminité est loin d’épuiser notre identité, pour pouvoir agir comme sujet politique. À travers le féminisme, les femmes comme groupe social ont accédé au droit à la parole publique. Il s’agit maintenant de contribuer à l’élaboration d’un espace public de débat pluriel de façon à pouvoir nommer, avec les autres, mais en son nom.

Il ne s’agit pas, de cette manière, de revenir à la polis grecque chère à Arendt, puisqu’elle suppose l’homogénéité du politique. Il s’agit plutôt de tenir compte de la fragmentation postmoderne du social et d’instaurer des espaces de débat afin que des mondes communs puissent constamment se constituer et que l’avenir reste encore possible. En rupture avec le mode binaire des confrontations agonistiques, si caractéristique de la modernité et de ses diverses philosophies de l’histoire, le féminisme veut instaurer une ère de débats reposant à la fois sur la pluralité et l’égalité, garantissant ainsi l’imprévisibilité de l’avenir.

Cela conduit à une dissémination du concept d’identité politique (identity politics), voire du concept d’identité en général. Comme elle a été conçue par la deuxième vague, l’identité politique instaure une relation entre l’expérience de genre, de classe ou de race d’une personne/d’un groupe et ses intérêts politiques. Les théoriciennes de la troisième vague utilisent rarement les catégories de l’identité politique afin de clamer des droits pour un groupe particulier. Dans leurs textes, il y a peu de consensus sur l’idée que ces catégories peuvent offrir une structure coalescente, qui réunisse les individus autour d’un projet politique collectif. Si les catégories de l’identité existent, elles sont toujours disséminées sur le plan individuel, comme le démontrent les propos de Findlen (1995 : XIV) :

Women in this book call themselves, among other things, articulate, white, middle-class, college kid; wild and unruly; single mother; Asian bisexual; punk; politically astute, active woman; middle-class black woman; young mother; slacker; member of the Muscogee (Creek) Nation; well-adjusted; student; teacher; writer; an individual; a young lady; a person with a visible disability; androgynous; lapsed Jew; child of professional feminist; lesbian daughter; activist; zine writer; a Libra; an educated, married, monogamous, feminist, Christian African American mother.

La troisième vague a ainsi tendance à se présenter comme un mouvement métis, impur, au sein duquel sont de mise tant l’acceptation de la différence que les préoccupations d’ordre social et politique pour la situation des femmes, voire de l’humanité en général (Heywood et Drake 1997 : 8) :

Third Wave makes the inclusion of persons of various genders, sexualities, nationalities, and classes a top priority and combines elements of equity feminism and gender feminism in a grassroots feminism that still fights for equal access and equal pay for equal work but also seeks to transform the structures within which young people work.

The lives messiness characteristic of the third wave is what defines it; girls who want to be boys, boys who want to be girls, boys and girls who insist they are both, whites who want to be black, blacks who want or refuse to be white, people who are white and black, gay and straight, masculine and feminine, or who are finding ways to be and name none of the above.

Toutefois, la feminist consciousness, qui consiste à « understanding that women can and should be whole human beings, not measured in relationship to male supremacy », reste « the soul of [third wave] feminism » (Baumgardner et Richards 2000 : 11).

Le postmoderne

Le postmoderne est envisagé ici comme un signe symptomatique de l’état du monde de la fin du millénaire et comme un espace discursif et réflexif, une « catégorie interprétative » permettant de circonscrire les tenants et aboutissants d’une « mutation culturelle » (Fortier 1998 : 23).

Sur le plan des pratiques discursives et culturelles, deux attitudes diamétralement opposées traduisent les paramètres du postmoderne. Nous les appellerons ci-dessous le postmoderne du vide et le postmoderne du décentrage.

Le postmoderne du vide

Cette attitude envisage le monde contemporain comme étant régi par la crise et la décadence morale, par le chaos et la « clôture de l’esprit » (Bloom 1987 : page titre). Il ne produirait qu’une culture « excrémentielle » (Kroker et Cook 1986 : page titre), recyclée, régie par le kitsch. Il serait en proie à la panique et dominé par des « narratives of decline » (Bennett 2001 : page titre).

À la fin du millénaire, l’humanité apparaît comme désenchantée et désabusée. Les émotions et le langage sont usés, tandis que les énergies et les espoirs sont consumés. Tout a été dit et tout a déjà été vécu. L’originalité a perdu sa puissance provocatrice et les avant-gardes se sont essoufflées, après avoir fait l’expérience du blanc et du silence en tant qu’ultimes avatars de la négation et de la rupture. Il ne reste que l’étrangeté dérisoire d’un monde où tout est permis (Baudrillard 1990 : 11) :

S’il fallait caractériser l’état actuel des choses, je dirais que c’est celui d’après l’orgie. L’orgie, c’est tout le moment explosif de la modernité, celui de la libération dans tous les domaines […]. Aujourd’hui, tout est libéré, les jeux sont faits, et nous nous retrouvons collectivement devant la question cruciale : Que faire après l’orgie?

Subissant l’influence du développement sans précédent de la technique et des médias, le réel se transforme en hyperréel et se dissémine dans des simulacres et des simulations. Les images prolifèrent et participent de la désubstantialisation du monde et de l’individu. Kundera (1990 : 140) parle même de la « transformation progressive, générale et planétaire de l’idéologie en imagologie ». Aux yeux de Jameson, l’imagologie correspond à la déchéance de la profondeur en tant que catégorie esthétique et ontologique et à l’avènement de la surface. Cette dernière met en avant un modèle de sujet qui n’est plus le sujet aliéné moderne, aux prises avec le monde extérieur, mais un sujet fragmenté et vide d’« [any] kind of feeling » (Jameson 1984 : 58-64), si ce n’était de l’euphorie hystérique.

L’autonomie et le processus de personnalisation promus par le projet moderne débouchent dans le postmodernisme sur un « relativisme effréné » (Lipovetsky et Charles 2005 : 51) et sur un individualisme féroce. Ce dernier se caractérise par le rejet de tout projet mobilisateur et par l’abandon à l’hédonisme et au consumérisme. Dans ces conditions, les Idéaux et les Valeurs ne peuvent que décliner. Les structures traditionnelles de sens et les discours idéologiques deviennent des objets de la consommation de masse, soumis aux aléas de la mode, alors « qu’ils ont toujours fonctionné selon la logique de la transcendance et de la pérennité et dans le culte du sacrifice et du dévouement » (Lipovetsky et Charles 2004 : 39). Ce qui compte, ce sont la quête de l’ego et de son intérêt propre, « l’extase de la libération “personnelle”, l’obsession du corps et du sexe : hyperinvestissement du privé et […] démobilisation de l’espace public » (Lipovetsky 1983 : 15-16). Par conséquent, le monde postmoderne apparaît comme désubstantialisé et désenchanté. Cela engendre la déstabilisation du moi et le sentiment d’une insécurité permanente. L’être erre dans un monde de signes vides, dominé par des non-lieux. À la longue, l’autonomie absolue se révèle éprouvante et l’individu en vient aux prises avec la « fatigue d’être soi » (Ehrenberg 1998). Ayant échappé à la logique de l’avancement linéaire vers un avenir nécessairement meilleur, l’humanité atomisée se vautre dans un présent amnésique et immatériel.

Le postmoderne du décentrage[11]

Diamétralement opposée à la première, la seconde attitude postmoderne trouve son origine dans l’absence de centre, de vision unitaire et de critères absolus et définitifs, qu’engendre l’avènement des « petits récits » lyotardiens. Dans cet espace réflexif et discursif, les penseurs et les penseuses de même que les théoriciens et les théoriciennes remettent en question les métarécits du Sujet, de l’Histoire, de la Vérité, du Savoir et du Pouvoir. Ils réfutent l’idée de leur transcendance et de leur homogénéité et ancrent leur dépendance dans un contexte spécifique. Ils considèrent ainsi que l’Homme[12] (le Sujet) n’est pas l’épisujet moderne, mais, au contraire, un artéfact social, historique et linguistique. Il n’existe pas non plus de vision ni de perception unique et absolue de la réalité immédiate, tout comme il n’existe de réalité qu’en fonction du langage et de celui ou celle qui la pense. Aux yeux des postmodernes, la réalité est « précaire », plurielle et morcelée, vu qu’elle « se confond avec les interprétations subjectives qu’on en fait » (Boisvert 1998 : 184).

Les postmodernes s’en prennent aussi à une vision de l’Homme et de l’Histoire qui met en avant les valeurs d’unité, d’homogénéité, de totalité, de clôture et d’identité. Remettant en question l’idée de la raison empirique ou logique pour privilégier la différence, l’hétérogénéité, l’altérité, les postmodernes déconstruisent l’Identité en tant que donnée monadique, fixe et stable et la remplacent par des positions d’identité, autrement dit par des ontologies provisoires et en devenir, performatives et flottantes, fragmentées et éclatées.

La Philosophie occidentale et ses prétentions à la Vérité et au Savoir absolus font, à leur tour, l’objet des reconsidérations postmodernes. Pour les postmodernes, il n’y a pas d’esprit transcendant, qui puisse prétendre à l’absolu d’un Savoir positif. Il est à égale mesure impossible d’enfermer l’expérience dans des catégories ou des concepts universels et transcendantaux. Puis ces catégories et concepts se révèlent aussi comme étant historiquement et culturellement variables. À l’image de l’esprit, qui apparaît non pas comme une donnée immuable, mais comme une construction sociale et discursive, la Vérité est également un effet de discours. Dans un même ordre d’idées, il n’existe pas de Savoir totalisant, aucune synthèse possible des données du monde. Par contre, il y a des savoirs particuliers, des jeux de langage, des bribes de connaissance et de sens.

De son côté, la pensée postmoderne prend appui sur le nomadisme et sur l’impureté conceptuelle et méthodologique (Braidotti 1994). Elle brise les « cadres de pensée » ou les « a priori » de la pensée (Foucault 1966 : 171 etpassim). Elle exploite le potentiel heuristique et épistémologique des transgressions, des contaminations, de l’hésitation et de l’incertitude, voire de l’erreur. Elle oppose aux pratiques totalisantes et homogénéisantes des jeux discursifs partiels et fragmentés. En tant que pratiques herméneutiques et épistémologiques postmodernes, la déconstruction, la dissémination, le décentrage, la schizo-analyse, etc., travaillent à remettre en question l’unité apparente du « texte » et son caractère systémique. Ils s’ingénient à en libérer les aspects hétérogènes et la pluralité de voix et de sens. Ils prêtent attention aux conflits et aux tensions supprimés pour en assurer l’unité. Ils se méfient de toute opposition prétendument essentielle, de toute catégorie « naturelle » et de toute prétention de représentativité.

C’est donc dans ce « dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible de penser » (Foucault 1966 : 353) que s’inscrit la dimension libératrice, novatrice et constructive du postmoderne. Sur le plan des pratiques sociales, cela se traduit par le désengagement de l’État, par la reconnaissance des particularismes et des identités territoriales, par l’avènement des initiatives locales et régionales ainsi que par la décentralisation et la dissémination du Pouvoir. Les concepts de nation et de citoyenneté comportent des mutations radicales, engendrées par les mouvements sociopolitiques de décolonisation, par la visibilisation des minorités et par les grands mouvements de migration. Le multiculturalisme et le métissage deviennent les mots d’ordre dans bien des sociétés postcoloniales. Par conséquent, l’autre et l’altérité imprègnent « nos paradigmes critiques, philosophiques […] sociaux » (Paterson 2004 : 20) et ontologiques. L’autre est le sujet social que mettent en avant le féminisme, le postcolonialisme et le multiculturalisme. Il est le queer, le bizarre, l’étrange, qui trouble l’ordre sexuel et générique. Il est aussi l’« irréductible, [l’]incompréhensible » qui trouble le même, qui le scinde et le fait éclater dans le « vertige de l’indécidable ambiguïté » (Nouss 2001a : 54 et passim). Pour sa part, l’épistémologie range l’altérité à côté des termes tels que le nomadisme, l’impureté, le devenir, la différence. Elle relève d’une pensée qui apparaît comme « une opération de rupture permanente, un questionnement constamment reconduit, une inquiétude, une vigilance qui oblige à ne jamais rester à la même place, à ne jamais succomber à la certitude » (Nouss 2001a : 53-54).

De même, les pratiques culturelles se placent à leur tour sous le signe de l’éclectisme, du métissage et du pluralisme. En science, par exemple, on remet en cause l’idée de déterminisme pour s’orienter, comme l’a montré Lyotard (1979 : 88), vers la recherche des instabilités. Après l’essor de la cybernétique et de la systémique, qui ont contribué à l’avènement du structuralisme, la science postmoderne se tourne de plus en plus vers les phénomènes qui intègrent l’aléatoire, le non-prédictible et la complexité.

L’espace ouvert à la fin de l’avant-garde historique serait ainsi, selon Scarpetta, contradictoire, ambivalent et impur. Il accueille à la fois un « mouvement nomade, hétérogène, des rhizomes, mille plateaux » et le « retour pur et simple à l’harmonie traditionnelle » (Scarpetta 1985 : 14-15) : la figuration dans la peinture, l’ornement dans l’architecture, le récit classique en littérature. Ce retour n’est pas répétition du passé. Il présuppose la distanciation par rapport à celui-ci, par le truchement du jeu, de l’humour, de l’ironie, de l’usage immodéré du second degré. Par ailleurs, à la fin du deuxième millénaire, l’art descend irréversiblement de la tour d’ivoire où l’avait enfermé le modernisme et devient un bien de consommation, au même titre que les « clothing [or the] airplanes » (Jameson 1984 : 56).

Le(s) féminisme(s) et le postmoderne

Dans la seconde moitié du XXe siècle, la crise des systèmes de savoir et de représentation a pour conséquence

[une] transmutation des valeurs : la raison comme domination totalisante prétendant à l’un, à la lumière, à l’ordre, est mise en procès au profit non pas de l’irrationnel mais d’une autre raison qui, elle, a partie liée avec l’obscur, le non-un, l’altération. Cette alternative ouvre un espace de pensée et de rapport au monde qui pourra apparaître comme l’alternative du « féminin » au « masculin », ou comme le rappel du féminin dans le masculin (Collin 1992a : 260).

Cela suscite, chez les philosophes postmodernes (notamment français), un intérêt pour le féminin. Effectivement, le vacillement des systèmes et des catégorisations binaires, fondés sur des bases sexistes, conduit à un investissement sémantique des termes non attribuables à l’Homme. Le féminin et la femme sont maintenant employés à la fois comme « métaphore de lecture et comme topographie de l’écriture, pour faire face à l’effondrement de la métaphore paternelle » (Jardine 1991 : 34). Cela répond à une « nécessité de nommer et de renommer ce qu’il a été impossible pour l’Homme de penser, à travers et en commençant par une série d’analogies dont l’élément commun est la “femme” » (Jardine 1991 : 34). Les attributs connotant traditionnellement la femme et la féminité circonscrivent à présent les traits de l’être au monde. Les métaphores qui en découlent, telles que, chez Derrida, l’hymen ou l’invagination, se veulent sexuellement neutres et universelles, à l’image des métaphores masculines.

En réalité, si elle crée « l’illusion d’aborder la question […] de la réalité effective des femmes », cette récupération du féminin laisse pourtant « hors de son champ la question des rapports effectifs entre hommes et femmes au sein d’un même monde » (Collin 1993 : 210). Le féminin est récupéré en tant que concept philosophique, mais aux dépens de la femme. Cette épistémologisation n’implique pas véritablement une préoccupation de repenser, dans ses assises socioculturelles, la situation de la femme. Dans ses visées neutralisantes, le postmoderne gomme une différence fondamentale, c’est-à-dire la différence de genre, qui se trouve toujours à la base de l’infériorisation des femmes, et hésite à faire du genre un outil politique et épistémologique. Il s’agit là d’une limite de la pensée postmoderne, dénoncée comme telle par les féministes des deux dernières vagues. Toutefois, sous l’influence des approches mises en avant par le postmoderne du décentrage, les théoriciennes du féminisme postmoderne[13] tentent de déconstruire, voire de repenser le genre. Pour Butler, par exemple, ce dernier n’est ni naturel ni fixe (tel qu’il était conçu dans une perspective essentialiste), pas plus qu’il ne s’acquiert par le truchement d’un processus de socialisation (perspective matérialiste/constructiviste). Étant dépourvu de fondement métaphysique et ontologique, il peut se faire et se défaire sans cesse, par la performativité et la répétition parodique ou mimétique de normes et contraintes. En outre, le sujet lui-même se constitue à travers la performativité de genre. Cela ouvre aux identités mouvantes, instables, provisoires et contingentes, échappant à toute catégorisation binaire (hétéronormative et hétérosexiste). Comme le précise Butler (1990 : 179-180) :

Gender ought not to be construed as a stable identity or locus of agency from which various acts follow; rather, gender is an identity tenuously constituted in time, instituted in an exterior space through a stylized repetition of acts [...] This formulation moves the conception of gender off the ground of a substantial model of identity to one that requires a conception of gender as a constituted social temporality [...] If gender attributes and acts, the various ways in which a body shows or produces its cultural signification, are performative, then there is no preexisting identity by which an act or attribute might be measured; there would be no true or false, real or distorted acts of gender, and the postulation of a true gender identity would be revealed as a regulatory fiction. That gender reality is created through sustained social performances means that the very notions of an essential sex and a true or abiding masculinity or femininity are also constituted as part of the strategy that conceals gender’s performative character and the performative possibilities for proliferating gender configurations outside the restricting frames of masculinist domination and compulsory heterosexuality.

Butler tente ainsi d’éviter l’écueil d’une pensée catégorielle – et l’on observe là une constante de sa réflexion et de son oeuvre –, sans pour autant enlever au genre sa force politique. Dans la même foulée, elle travaille à démonter l’opposition binaire entre le sexe et le genre[14], qui se trouve au coeur des théories de la deuxième vague et qui est ordinairement reprise en termes de nature et de culture. Elle considère que, tout comme le genre, le sexe est changeant, mouvant. Il apparaît essentiellement comme une formation discursive, imposée, justement dans un souci de catégorisation, par le langage et la culture. De fait, « [l]e corps n’est jamais donné, il a toujours besoin d’un mode de présentation, qui se trouve être culturellement délimité et élaboré » (Butler, citée dans Joos 1997 : 14).

Le féminisme de la troisième vague et le postmoderne du décentrage partagent d’autres aspects communs. Ils contestent les systèmes d’oppositions binaires et créent un espace de reconnaissance du tiers (exclu). Ils font du métissage et de l’acceptation de la différence tant une pratique épistémologique qu’une valeur sociale. Le féminisme du début du troisième millénaire dissémine la catégorie femme et donne voix au chapitre à des sujets mis entre parenthèses par le féminisme de la deuxième vague, tels que les Noires, les femmes du tiers-monde, les migrantes, les figures queer, les sujets postcoloniaux, etc. Il emprunte au postmoderne le souci de relativiser les tendances essentialistes qui peuvent apparaître en son sein. De ce point de vue, il est possible d’envisager une alliance de nature tant politique qu’épistémique entre le féminisme de la troisième vague et le postmoderne du décentrage. De fait, selon Fraser et Nicholson, certaines théories sociales issues du féminisme de la deuxième vague, par exemple, les analyses de Chodorow sur la maternité ou celles de Gilligan sur la spécificité d’un discours moral des femmes, proposent de manière implicite de nouveaux métarécits. Si elles ne sont pas de « pure metanarratives », étant donné qu’elles ne sont pas « ahistorical normative theories about the transcultural nature of rationality or justice » (Fraser et Nicholson 1990 : 27), elles présupposent ceci en échange :

methods and concepts which are uninflected by temporality or historicity and which therefore function de facto as permanent, neutral matrices for inquiry. Such theories then, share some of the essentialist and ahistorical features of metanarratives: they are insufficiently attentive to historical and cultural diversity, and they falsely universalize features of the theorist’s own era, society, culture, class, sexual orientation, and ethnic, or racial group (Fraser et Nicholson 1990 : 27).

L’apport postmoderne contribuerait, selon les deux chercheuses, à préserver le féminisme de l’écueil d’une position essentialiste, tout en mettant en avant la nécessité de contextualiser l’approche de la situation des femmes.

Le postmoderne du décentrage et le féminisme de la troisième vague présentent donc des affinités sur le plan de l’épistémologie et sur le plan des pratiques critiques. La pensée nomade à la base du postmoderne du décentrage remet en question les frontières entre les disciplines et procède par des alliances et des associations impures entre les domaines du savoir. Elle se méfie des catégorisations et des prétentions à la Vérité et à la représentativité. Pour sa part, la pensée au féminin « se donne plutôt comme un mouvement que comme une idéologie stricte. Laissant passer le désir, elle rend possible le je et le jeu, elle se place en dehors d’une logique soumise au couple vrai/faux » (Dupré 1990 : 26). Elle valorise le potentiel créateur de l’aporie, de la contradiction, de l’hétérogène. Elle pense « ensemble les contraires qui ne s’annulent pas, qui cohabitent dans un même système » (Dupré 1996 : 153). Elle dissémine la Vérité, au profit de l’incertitude et des vérités partielles, tout en se refusant à la totalisation, à l’homogénéité, à l’unité[15].

Les adeptes du postmoderne du décentrage et certaines théoriciennes du féminisme de la troisième vague s’accordent aussi sur la conception du sujet et de l’identité. De fait, les postmodernes repensent la notion de sujet unitaire, autonome et universel et en font un produit du discours et du contexte sociohistorique. Cela va de pair avec une conception de l’identité en tant que « nomade », provisoire et performative. Butler argue en ce sens que le sujet se construit essentiellement dans et à travers le langage (notamment Butler (1997)); pour elle, il n’y aurait pas non plus de sujet « présocial » ou « postsocial ». Toutefois, d’autres féministes contestent cette désubstantialisation, voire cette « disparition » du sujet, parce qu’elle fausserait les fondements et les buts mêmes du mouvement féministe. Comme le remarque ironiquement Collin (1992b : 127), les femmes sont « [t]oujours en retard d’une longueur », car elles prétendent « être sujets quand il n’y a plus de sujet. Elles brandissent le drapeau de l’autonomie sans comprendre que c’est l’hétéronomie qui fait vérité, qui est la loi […] Elles réclament le droit à la parole pour n’avoir pas compris que où “je” parle, c’est personne qui parle. » Dans la même foulée, pour Cotnoir (1988 : 161), le sujet féminin garderait une posture moderne, restant en « mouvement dans sa quête d’intégrité ».

Les théoriciennes féministes dénoncent aussi l’« aestheticized self-absorption » (Singer 1992 : 470) du postmoderne du vide. Dans certaines de ses directions, ce dernier se déclare indifférent à bien des problèmes actuels, tels que la paupérisation, les guerres interethniques, la mondialisation, les intégrismes religieux ou nationalistes, la discrimination en raison du sexe, de la race et de la classe. En revanche, les féminismes des deux vagues maintiennent des liens étroits avec le social et avec l’engagement politique. Ils peuvent infuser à la réflexion et à la pratique postmodernes une composante politique et éthique.

Les féministes prennent également des distances par rapport à la vision crépusculaire dont les coryphées du postmoderne du vide font la promotion. En ce sens, Cotnoir nie tout rapprochement possible entre le postmoderne et le féminisme. Selon elle, le postmoderne est « l’ultime expression d’une pulsion suicidaire et d’une complaisance morbide » (Cotnoir 1988 : 161). À l’encontre des apôtres du vide, selon qui « there is no hope [and] no sense of the future » (Jameson, citée dans Stephanson déc. 1986/janv. 1987 : 70), les féministes et les philosophes ou essayistes (hommes) associés au postmoderne du décentrage arguent que l’espace réflexif et social ouvert en ce début du troisième millénaire offre toute une série de nouvelles possibilités. Par conséquent, le féminisme apparaît toujours comme une « world-building practice » (Zerilli 2005 : 17), contribuant au « réenchantement critique du monde » (Lamoureux 1990 : 135).