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Dans cet ouvrage, Hélène Bouchard, anthropologue et sociologue, et Chantal Rondeau, politologue, ont décidé de mettre en commun les données de leurs études respectives et leurs réflexions quant aux résultats. Celles-ci portent sur les commerçantes à Bamako et à Dakar. Cependant, alors que la première se concentrait surtout sur les rapports hommes-femmes, la seconde privilégiait plutôt les stratégies des commerçantes et leurs récits de vie. La présentation classique de ces résultats est entrecoupée de trois causeries, deux menées par les interlocutrices, comme une fiction basée sur leurs récits de vie, et la troisième dans laquelle les auteures font part de leurs réflexions méthodologiques. Innovation à saluer qui, alliée à un style parfois lyrique et fluide, rend l’ouvrage agréable à lire tant pour des spécialistes que pour un public plus large, comme les auteures l’ont d’ailleurs souhaité.
L’étude ne se veut pas comparative : il ne s’agit pas des mêmes commerçantes ni des mêmes parcours de vie, et surtout les chercheuses n’ont pas utilisé les mêmes questionnaires. Ainsi, la composition de l’ouvrage en commun a demandé une certaine articulation des thèmes mais aussi un recentrage des questions qui ont nécessité une réactualisation sur le terrain, notamment au sujet de l’organisation du commerce ou de l’attention accordée aux relations avec le mari.
De prime abord, les auteures exposent leur thématique :
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trois objectifs : faire connaître les commerçantes, de par leurs récits exprimés selon leur propre perspective; présenter les facteurs de réussite à partir de l’expérience et du vécu de ces femmes; et montrer les contraintes auxquelles elles doivent faire face, lesquelles sont bien souvent liées à leur environnement social mais surtout à leurs maris;
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deux capitales, Dakar et Bamako, perçues sous l’angle des activités et de la situation matrimoniale;
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deux démarches méthodologiques, différentes certes, mais avec des points communs, concernant notamment le profil des commerçantes ou la manière de mener leurs interviews, en général dans leur environnement, pour les situer dans leur famille et dans leur lieu de vie, et de façon intimiste, surtout sans mari ni coépouse;
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un groupe cible : les commerçantes et les critères de leurs choix (tableau, p. 21) : moyenne d’âge, statut matrimonial, points communs et dissemblances dans la mesure où ces commerçantes viennent des deux capitales, Bamako et Dakar.
Cette étude comble, sans aucun doute, une lacune dans les études très parsemées sur les commerçantes africaines. Les récits de vie mettent en scène des stratégies de commerce de façon fort précise et sont particulièrement informatifs tant à l’égard des motivations des commerçantes qu’à propos de leurs perceptions de la réussite. Cela permet de suivre des trajectoires de commerçantes et de les classer en plusieurs groupes qui ne mettent pas uniquement en jeu l’envergure des affaires, petites, moyennes et grandes, lesquelles sont souvent établies en fonction de leur capital de départ (p. 157-158), mais des catégories plus différenciées. Ainsi, on trouve les vendeuses (p. 27-35), les boutiquières (p. 36), qui souvent ont commencé comme vendeuses, les grossistes (p. 42), qui gèrent des structures importantes, souvent familiales, tout comme c’est le cas dans le monde de la pêche, où les hommes partent en mer et les femmes vendent les produits (p. 31), puis les commerçantes qui vendent leurs marchandises sur une longue distance (p. 46) et, enfin, les cuisinières vendeuses d’aliments (p. 50). Sur ce plan, cette étude est particulièrement réussie. En filigrane se détachent dans les causeries (p. 207-214) les stratégies commerciales, notamment quand les commerçantes parlent des critères qui déterminent la « bonne commerçante », des relations sociales, de l’impact du mariage sur celles-ci et sur le commerce (p. 222 et 267), de la solidarité (p. 73, 89, 99 et 182) ou des stratégies de protection (p. 108) pour pallier le manque d’intégration à un réseau. Enfin, les modes de financement et de crédit (p. 214), l’importance de la tontine (p. 38 et 273), la gestion (p. 213) dans le cas des achats groupés (p. 182-187), les relations basées sur la confiance (p. 183) ainsi que les descriptions de réseaux (p. 186) sont particulièrement développés. À cet endroit, on peut se demander pourquoi les auteures n’ont pas utilisé ces données pour parfaire une définition de l’« autre économie » (p. 71), l’« informel » qu’elles établissent « par déduction » (p. 19) ou qu’elles limitent au non-paiement des taxes : taxes, impôts, patentes ne sont-ils pas ici confondus? Et ce, indépendamment du fait que le paiement d’une patente ne rend pas pour autant une entreprise du « type formel » (p. 143 et 363).
Réussite également dans les précisions sur l’environnement familial et social, les avantages de celui-ci et aussi les contraintes qu’il implique : la famille, source de transmission de savoir-faire, mise en concurrence par les amies dans bien des cas, mais la famille aussi source de handicap, notamment pour les initiatives liées à la profession. Enfin, un autre élément important : concerne le rôle des commerçantes dans l’évolution familiale et sociale et dans celui-ci, le rôle d’un mari omniprésent par l’importance qui lui est donnée dans toutes les démarches entreprises par les commerçantes dakaroises comme bamakoises. Ici, on se demande ce qui fait dire aux auteures que les femmes sont réticentes à parler de leur rapport avec leur mari (p. 19), car, deux chapitres sont consacrés aux relations hommes-femmes, et ces dernières parlent vraiment de leur relation avec leur mari, souvent contre leurs déplacements (p. 32, 42, 49 et 50), pas honorés socialement ou jaloux du fait que l’épouse s’absente, attitudes qui mènent à un ralentissement (p. 32), voire à un échec des affaires (p. 49). Et elles exposent assez précisément les stratégies qu’elles adoptent pour contourner ses interdictions (p. 234 et suiv.), tout comme la fierté qu’elles éprouvent quand « il les considère » (p. 332) et qu’il se sent touché par la lutte quotidienne qu’elles mènent pour la survie de la famille et la réussite sociale et surtout quand il y participe financièrement (p. 43).
Une des idées directrices de ce livre (p. 365), à savoir que, « contrairement à une idée reçue, on ne s’improvise pas commerçante » (p. 17), pourrait porter à discussion tellement les études de cas de celles qui sont entrées par hasard dans le commerce sont nombreuses. Si, effectivement, presque la moitié des interlocutrices a été initiée par un parent ou une parente (p. 175), ou sont issues de milieux où règne le commerce, les récits de vie dans la première causerie présentent majoritairement des femmes qui se sont mises plutôt par hasard au commerce. Domestiques, elles ont estimé que le commerce était moins fatigant ou rapporterait plus, ou parce « qu’avec un mari malade il faut trouver l’argent » ou tout simplement l’aider à assurer le quotidien (p. 53 et 167) et aussi parce que l’on veut se rendre utile quand les enfants sont grands. Pratiquement toutes celles-là ont commencé dans le commerce avec un « fonds de roulement minimal » (p. 31), et c’est en observant les autres, en les écoutant raconter leurs expériences, qu’elles se sont améliorées. Donc, ces récits prouvent que souvent les femmes s’improvisent commerçantes et que parfois cela donne des résultats, car l’apprentissage sur le tas fonctionne à l’occasion. Il ressort également de cet ouvrage que le commerce est une des seules activités lucratives quand on n’a pas fait d’études (p. 60). J’ajouterais qu’il est intéressant de constater que cela était aussi le fait des commerçants pendant la colonisation : en effet, les commerçantes interviewées sont en général analphabètes et, pour un grand nombre, elles ont besoin de « trucs » pour compter (p. 99-100). Cependant, comme en témoignent le nombre d’écoles de commerce, qui ont ouvert tant à Dakar qu’au Maroc et qui sont fréquentées par des étudiantes et des étudiants subsahariens, ainsi que le nombre de petites entreprises informelles et d’organisations non gouvernementales (ONG) de commerçantes ou d’entrepreneures, on peut penser que les choses changent. Il reste que si l’idée selon laquelle « on ne s’improvise pas commerçante » est légitime et que, effectivement, l’informel fourmille d’exemples de transmission de savoir-faire, qu’en est-il de celles qui se sont lancées dans l’activité commerciale sans connaissances? Et la question s’impose : qu’est-ce qu’une commerçante? À cet endroit aussi, pour celles qui ont été initiées par une parente ou un parent, ce qui signifie également la reprise des réseaux fournisseurs-clientèle (p. 91 et 164-165), la question se pose à savoir si cette transmission de savoir-faire n’est pas une spécificité de l’informel et, comme le montrent certains récits de vie dans des cas précis, une spécificité de femmes quand la transmission est aussi horizontale. Car, en général, nous savons qu’un commerçant ou une commerçante transmet au neveu ou à la nièce, au petit frère ou à la petite soeur, au fils ou à la fille, ce qui équivaut à une transmission verticale. Qu’en est-il des stratégies de ces femmes qui élargissent leurs réseaux en y introduisant une « soeur » qu’elles forment? Cette perspective est particulièrement intéressante.
Enfin, les résultats de l’étude ici proposés sont tirés d’interviews s’étalant sur une vingtaine d’années, notamment celles qui concernent Bamako. Si des inconvénients sont à noter en ce qui concerne les conclusions à en tirer quand certaines interviews ne sont pas remises dans le contexte actuel ou si les changements de mentalités, certaines évolutions, des stratégies plus modernes et certains bouleversements économiques ne sont pas assez pris en considération ou encore s’il est difficile d’interpréter des statistiques, comme celles qui sont présentées dans le chapitre sur la gestion et la rentabilité, vu l’ancienneté des chiffres, il reste que les avantages quant au suivi des évolutions, des changements de mentalités sont particulièrement précieux. Ils proposent des paramètres de comparaison dans un domaine où, d’une manière générale, il y a peu de littérature. Ces interviews décalées dans le temps montrent à quel point le destin et les possibilités des filles et des femmes ont changé en vingt ans : bien que les structures sociales en Afrique de l’Ouest soient encore souvent très pesantes pour elles, il est clair que leur énergie à les contourner est de plus en plus novatrice.
Certes, cet ouvrage ne livre ni toutes les dimensions de la survie, ni les stratégies des commerçantes, ni toutes celles de l’informel. Beaucoup de questions restent sans réponses, tandis que d’autres sont soulevées. Il aurait pu inclure des études sur les commerçants qui auraient permis de faire émerger des stratégies essentiellement féminines, tout comme des études sur les commerçantes d’ailleurs pour permettre d’établir une comparaison avec les stratégies des Dakaroises et des Bamakoises. Cependant, cet ouvrage a l’avantage de présenter une riche étude empirique et même de mettre en relief certaines solutions qui pourraient faciliter la vie et les chances des commerçantes et, surtout, il ouvre des pistes de recherche multiples tant en ce qui concerne le genre qu’en ce qui a trait au commerce ou à l’informel.