Abstracts
Résumé
L’objectif de l’auteur est de réfléchir à la position politique paradoxale et problématique qu’occupe l’homme proféministe dans son rapport aux femmes en général et aux féministes en particulier. Après avoir rappelé très brièvement quelques problèmes associés à l’engagement malheureux d’hommes proféministes à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, l’auteur montrera, dans une perspective féministe radicale matérialiste (Christine Delphy), que les hommes, même les mieux intentionnés, sont toujours privilégiés en tant que mâle. Il proposera conséquemment que les hommes proféministes s’engagent dans un processus de disempowerment. En reprenant la distinction entre le « pouvoir sur » (pouvoir de domination) et le « pouvoir de » (pouvoir d’agir), l’auteur clarifiera ce qu’il entend par disempowerment, soit un processus par lequel des hommes devraient travailler individuellement et collectivement à limiter le pouvoir qu’ils exercent sur les femmes et les féministes. Il rappellera enfin que, malgré leurs bonnes intentions, l’engagement des hommes proféministes recèle toujours un potentiel problématique pour des féministes et que c’est le rapport de force créé et entretenu par des féministes qui pousse des hommes à se dire proféministes et qui limite les effets négatifs de leur engagement.
Abstract
The goal of this essay is to analyze the pro-feminist male’s problematic and paradoxical political position, in his relation with women in general and feminists in particular. It starts by recalling very briefly some problems with the unconvincing involvement of some pro-feminist males at the end of the 19th century and during the 20th century. Then, and taking its cues from radical and materialist feminists such as Christine Delphy, it highlights the fact that even with the best intentions, pro-feminist males are still males, i.e. they are privileged as males. Therefore, it is suggested that pro-feminist males engage themselves in a process of 'disempowerment'. In reference to the distinction between "power over" (domination) and "power to" (capacity to act), disempowerment is defined as a process through which males should work on themselves to limit the power they have – individually and collectively – over women and over feminists. We conclude by recalling that despite their good faith, the involvement of pro-feminist males with female feminist activists is always potentially problematic. Beyond males’ (good) intentions, it is through collective action that feminists can build relations of power that will push some males to become pro-feminist and limit the negative effects of males’ involvement on their side.
Article body
Quelles raisons peuvent mener un homme à se dire proféministe et que peut-il faire pour aider le mouvement féministe? Voilà les deux questions discutées ici. J’entends proposer pour les hommes proféministes de pratiquer le contraire de l’empowerment (ou autonomisation), soit le disempowerment, c’est-à-dire une (auto)réduction du pouvoir individuel et collectif qu’exercent les hommes sur les femmes, et un (auto)positionnement d’auxiliaire par rapport aux féministes. J’entends aussi rappeler que c’est toujours par l’effort déployé par des féministes que des hommes deviennent proféministes. Cette discussion s’inspire des analyses de féministes comme Simone de Beauvoir, Christine Delphy, Colette Guillaumin et Catharine MacKinnon, ainsi que des militantes qui m’ont confronté dans la sphère intime ou publique[2]. Ces féministes m’ont convaincu que le patriarcat, comme n’importe quel système de domination, repose sur une division clivant la société en deux classes antagonistes. Dans le patriarcat, les hommes sont membres d’une classe dominante et privilégiée et les femmes, d’une classe dominée et exploitée. Certes, divers systèmes de domination s’influencent et s’interpénètrent de multiples façons (comme le patriarcat, le capitalisme et le racisme). Les propositions avancées ici sont portées par un homme « blanc » hétérosexuel qui jouit d’une certaine aisance financière. Ces réflexions devraient être sans doute amendées dans le cas d’hommes de classes économiques et de communautés ethniques défavorisées et exploitées[3]. Dans tous les cas, il s’agit d’une réflexion exploratoire et dont plusieurs éléments mériteraient d’être précisés ou nuancés.
À première vue, il est heureux que des hommes s’engagent dans la cause féministe, en ne laissant pas aux femmes seules le fardeau de s’émanciper. L’histoire occidentale compte d’ailleurs quelques exemples d’hommes qui se sont déclarés champions des femmes et qui ont dénoncé la misogynie de leur société (Badinter 1989; Groult 1977; Angenot 1977; Kimmel 1998). Cependant, si l’engagement des hommes dans le féminisme est positif, il produit aussi et inévitablement des effets négatifs, à tout le moins pour certaines femmes. Au XIXe siècle en France, par exemple, un lobby républicain pour les droits des femmes s’était formé autour d’une femme et d’un homme, Maria Deraismes et Léon Richer. Ce dernier y a exercé une influence telle que sa présence a soulevé des insatisfactions chez des militantes qui noteront que « ces messieurs ne vont pas aussi loin que nous » dans les revendications qu’ils portent au nom des femmes, puisque « leurs intérêts ne sont pas les mêmes » (propos de Julie Daubié et Maria Deraismes, cités dans Rochefort (1995 : 193)). Pour un observateur de l’époque, ces « transfuges du camp des hommes » devraient « se cantonner dans le rôle modeste d’auxiliaire » (cité dans Rochefort (1995 : 193)). Les femmes ont repris le plein contrôle de leur mouvement après la mort de Léon Richer. Les hommes qui les y ont rejointes ont souvent été des conjoints des militantes et se sont contentés d’un rôle d’auxiliaire[4]. Christine Delphy (2002a : 171), pour sa part, se rappelle la première grande manifestation pour l’avortement libre en France en 1971 : « Si un tiers des hommes était derrière, comme convenu, les autres deux tiers étaient devant, cachant les femmes […] Aucune exhortation ne pouvait les convaincre de se remettre, sinon derrière, au moins dans les rangs […] Il fallait que là encore ils soient, comme d’habitude, au premier rang de ce qui se passait. » Christine Delphy, constatant que ces compagnons de route (2002a : 172) « ne visent rien de moins qu’à maintenir leur pouvoir jusqu’à l’intérieur du petit bastion de résistance à ce pouvoir », soit le mouvement féministe, se demande ceci (2002a : 171) : « Où est alors la différence entre ces “amis” et nos ennemis déclarés […]? »
Récemment encore, plusieurs hommes proféministes ont été critiqués pour divers motifs[5]. Dans son texte intitulé « Nos amis et nous : fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes », Christine Delphy met les féministes en garde contre les hommes proféministes. Ils sont inaptes – de par leur position de mâle – à percevoir aussi clairement que des femmes la complexité des enjeux féministes. Delphy précise que « l’oppression est une conceptualisation possible d’une situation donnée; et cette conceptualisation ne peut provenir que d’un point de vue, c’est-à-dire d’une place précise dans cette condition : celle d’opprimé » (Delphy 2002b : 281; voir aussi Harding (2004)). Ils sont de plus réfractaires à laisser les femmes développer un mouvement et une pensée féministes par et pour les femmes, par crainte de perdre de l’influence et du pouvoir. Dans tous les cas, ces hommes proféministes continueront à tirer des avantages du patriarcat du simple fait d’être un homme (Dagenais et Devreux 1998; MacKinnon 2005; Valian 1999). Comme le soulignent Christine Delphy (2002a) et Peggy McIntosh (2001), un homme jouit en tout temps de privilèges symboliques ou matériels, du simple fait d’être un homme. Christine Delphy (2002a : 186 et 188) rappelle ainsi au sujet d’un homme hypothétique qui voudrait entretenir une relation égalitaire avec une femme « qu’il ne peut à lui tout seul supprimer, détruire ce qu’il n’a pas fait ». Elle ajoute que, « pour la même raison, il ne peut pas plus supprimer les désavantages institutionnels de la femme ».
Toutes choses égales d’ailleurs, un homme a plus de chances qu’une femme d’atteindre les sommets des diverses structures hiérarchiques dans la sphère politique, économique, médiatique, culturelle, militaire et policière, scientifique et religieuse, ainsi que dans les puissants réseaux criminels. L’homme sera en général considéré comme plus compétent qu’une femme pour des emplois prestigieux et bien rémunérés. Un homme hétérosexuel vivra généralement en relation avec une femme qui dispose de moins d’argent que lui. Il aura donc plus d’autonomie dans le marché et plus de facilité qu’une femme à paraître crédible lorsqu’il sera question de brasser des affaires. La parole d’un homme sera considérée comme plus crédible que celle d’une femme. Il saura en général plus facilement imposer à des interlocutrices ses sujets de discussion. Ce sera généralement lui – quand il sera avec une ou des femmes – qui aura le privilège de conduire l’automobile ou de marcher à l’avant. S’il est accompagné par une ou des femmes, il saura que ce sera le plus souvent à lui que l’on s’adressera pour des choses « importantes » (sauf en ce qui concerne les enfants, la cuisine et les malades). L’homme pourra s’identifier aux acteurs principaux lorsqu’il verra des films, lira des romans, écoutera ou encore lira les actualités ou des livres d’histoire. Il saura plus facilement s’identifier aux plus prestigieuses figures mythiques de sa culture ainsi qu’aux figures religieuses les plus puissantes, que ce soit le pape, Dieu ou le diable. Un homme n’aura en général pas peur de marcher seul dans la rue ou de voyager seul dans divers pays et pourra profiter du rôle de protecteur à l’égard de femmes craignant de se déplacer dans l’espace public. Un homme hétérosexuel saura qu’il peut régler un différend avec sa conjointe en utilisant une violence terrorisante et ne craindra pas que cette conjointe ait recours contre lui à de la violence physique. Il pourra s’attendre que des femmes soient à sa disposition pour ses plaisirs sexuels (pornographie, prostitution salariée ou non) ou simplement pour s’occuper de lui et de ses enfants (écoute et soutien psychologique, tâches domestiques et parentales, premiers soins, etc.). L’homme pourra profiter du travail accompli gratuitement pour lui par des femmes pour se dégager du temps libre qu’il mettra à profit comme il le veut. Il saura que son orgasme marquera généralement la conclusion d’un rapport sexuel avec une femme. Il saura en général s’attendre à inspirer le respect et l’admiration s’il s’approprie sexuellement plusieurs corps de femmes. Un homme pourra s’attendre de la part des autres hommes à une solidarité implicite ou explicite s’il a des paroles ou des comportements ouvertement misogynes. Il saura discréditer une femme le confrontant en identifiant cette fronde à des déterminismes biologiques non politiques (« tu es hystérique! », « tu vas bientôt être menstruée? »). Etc. Et il saura compter sur un ressac antiféministe quand des femmes contesteront individuellement ou collectivement les privilèges masculins et il trouvera même sans doute des femmes prêtes à prendre sa défense contre les féministes s’en prenant à ses idées.
Certains de ces avantages, et bien d’autres, viendront corrompre l’engagement des hommes proféministes auprès des femmes. Même lorsque l’homme proféministe se positionne comme un protecteur de femmes et des féministes, il adopte un rôle masculin bien balisé par le patriarcat qui postule des dominants – prédateurs ou protecteurs – et des « femmes faibles » (Descarries 2005 : 139) et dominées, proies ou protégées[6]. L’homme proféministe est donc problématique à la fois parce qu’il ne peut seul se départir de son statut de mâle et parce qu’il saura en certaines occasions, et surtout les plus contentieuses, agir comme un mâle et tirer profit de ses avantages de mâle.
Cela dit, Christine Delphy (2002a : 215, note 3) n’esquive pas « la question qu’on ne peut manquer de se poser : “Mais alors, les hommes ne peuvent rien faire dans le cadre de la lutte antipatriarcale?” », à laquelle elle répond en pointant vers la pratique « de certains hommes qui, au lieu de nous donner des conseils [aux femmes et aux féministes], travaillent sur eux, sur leurs problèmes sexistes; qui, au lieu de nous interpeller, s’interrogent, au lieu de prétendre nous guider, cherchent leur voie, qui parlent d’eux et non pas de nous. » Elle ajoute que ces hommes « cherchent en quoi la lutte antipatriarcale les concerne directement, dans leur vie quotidienne. Et ils le trouvent sans difficulté, inutile de le dire. Car c’est pour l’ignorer qu’il faut se donner du mal. » Lorsque Delphy suggère qu’un homme doit se demander en quoi la lutte antipatriarcale le concerne directement, on peut comprendre qu’il lui faut se considérer comme étant lui-même en position de pouvoir devant les femmes de par son appartenance à la classe des hommes. Il convient donc qu’il travaille à réduire ce pouvoir, c’est-à-dire qu’il s’engage dans un processus de disempowerment.
Le disempowerment comme objectif politique
Les hommes proféministes pourraient avoir comme premier objectif de s’engager dans un processus de disempowerment, c’est-à-dire de réduction du pouvoir qu’ils exercent sur les femmes individuellement et collectivement, et d’une mise à disposition pour les féministes, dont ils se constitueraient auxiliaires. Cette notion de disempowerment s’inspire de ce que les féministes ont nommé l’empowerment, traduit en français par l’autonomisation ou l’« appropriation du pouvoir » (Guberman 2004). Delphy (2002a : 182) explique que, chez les femmes, « le premier empêchement à lutter contre l’oppression, c’est de ne pas se sentir opprimée ». Le processus d’empowerment débute en principe lorsque des femmes prennent conscience, par le partage d’expériences et de réflexions individuelles, de l’oppression et de l’exploitation que leur font subir des hommes. Des situations individuelles – au sein d’un couple hétérosexuel, par exemple, ou au travail – sont reconnues comme relevant du système patriarcal et comme ayant une cause politique plutôt que psychologique (Hanish 2000). L’empowerment permet l’émergence d’une « conscience d’opposition » (Mansbridge 2001) qui surgit lorsque des membres d’une classe dominée – ici les femmes – se reconnaissent mutuellement comme appartenant à un groupe dominé. Elles peuvent ensuite en conclure qu’il est dans l’intérêt de leur classe d’éliminer cette injustice. Elles devraient alors s’organiser pour s’opposer au groupe dominant, dans l’espoir d’établir des rapports équitables et justes. Par ce processus d’empowerment, qui accroît l’estime de soi ainsi que l’autonomie individuelle et collective, des femmes élaborent ensemble des analyses, des compétences, des tactiques et des stratégies pour mener une lutte d’émancipation.
Pour résumer, l’empowerment est un processus de prise de conscience et de développement de compétences par lequel des femmes acquièrent une capacité d’agir de façon autonome, à la fois individuellement et collectivement, et peuvent donc s’émanciper du pouvoir et de l’influence qu’exercent les hommes sur elles (Fortin-Pellerin 2006). La notion d’empowerment évoque la distinction proposée par des féministes entre le « pouvoir sur », soit la domination (j’exerce mon pouvoir sur une femme, par exemple), et le « pouvoir de », soit la capacité d’action (je peux – pouvoir – entreprendre des études, m’acheter une voiture ou une maison, voyager ou me défendre contre une agression physique) (Kruzynski 2004 : 251-252). Le « pouvoir sur » (domination) implique en général une exploitation, un excédent de pouvoir obtenu par l’appropriation du travail ou du corps d’autrui (Delphy 2004a). Le pouvoir d’un individu est donc d’autant plus grand qu’il exerce du pouvoir sur d’autres individus. Un homme qui exerce son pouvoir sur des femmes qui prépareront sa nourriture, nettoieront ses vêtements et s’occuperont des enfants dont il devrait être (co)responsable aura d’autant plus de temps libre qu’il pourra consacrer à explorer les potentialités de son « pouvoir de » faire ce qu’il désire pour lui. Il est également possible, comme l’ont compris depuis longtemps les militantes féministes, d’accroître son pouvoir en développant un « pouvoir avec », soit « de collectiviser et de partager le pouvoir » à travers des réseaux d’alliances (Kruzynski 2004 : 252). Voilà pourquoi les membres du groupe dominant se méfient et répriment si souvent les membres du groupe dominé qui s’assemblent pour discuter et agir collectivement.
Le processus d’empowerment – « appropriation du pouvoir » – ne convient pas du tout aux hommes proféministes. Comme tous les hommes, ils détiennent déjà en tant que mâles un « pouvoir sur » les femmes et un excès de « pouvoir de » qui en découle, et qui est encore accru par leur « pouvoir avec » les autres hommes. Les hommes proféministes devraient donc s’engager dans un processus de disempowerment qui consiste à réduire leur « pouvoir avec » les autres hommes et leur « pouvoir sur » les femmes. Ce processus de disempowerment n’est toutefois pas exactement l’envers masculin de l’empowerment féminin.
L’empowerment des femmes signifie le développement de leur autonomie et de leur capacité de faire ce qu’elles veulent, c’est-à-dire de cesser d’être objet (des hommes) pour devenir sujet. Le disempowerment masculin signifie pour les hommes non pas de perdre leur capacité d’agir en tant qu’êtres humains, mais de minimiser le pouvoir qu’ils exercent en tant qu’hommes sur les femmes. Dans la sphère intime d’un couple hétérosexuel, par exemple, le disempowerment passera par la mise en application d’une idée banale, quoique rarement pratiquée, d’engagement actif et équitable de l’homme dans les tâches domestiques et parentales, mais aussi par l’abandon des tactiques rhétoriques visant à nier, à contrer ou à contre-attaquer lorsqu’une parente, une amie, une amante ou une amoureuse monte au front pour critiquer comme discriminante telle parole ou attitude. Dans la sphère du militantisme plus traditionnel, dans les comités et organisations politiques et dans les prises de position publique, le processus de disempowerment implique l’utilisation d’un certain nombre d’« outils[7] » ou de processus auxquels les hommes proféministes devraient avoir recours (mais qui tous peuvent aussi entraîner des effets négatifs pour les femmes et les féministes).
Les hommes devraient d’abord s’instruire de l’analyse féministe radicale matérialiste (Delphy, Guillaumin, MacKinnon, etc.)[8] qui les désigne comme participants privilégiés du patriarcat et qui peut les rendre plus conscients du fait que les dynamiques psychologiques et interpersonnelles relèvent aussi – jusque dans la prise de parole – de la politique patriarcale[9]. Ils devraient ensuite se mettre en retrait[10] ou se limiter à un rôle d’auxiliaire et accepter que le processus de décision au sein de la lutte féministe soit contrôlé exclusivement par des femmes (principe de la non-mixité entre femmes)[11]. Ils devraient aussi rompre la solidarité avec les autres hommes[12] et pratiquer le boy watch, soit se surveiller entre hommes pour repérer et contrer les gestes et paroles misogynes[13], ce qui minimiserait leur « pouvoir avec » les autres hommes. Ils devraient aussi pratiquer la reddition de comptes envers des féministes, c’est-à-dire faire approuver leurs déclarations et leurs actions proféministes[14] par leurs alliées féministes. Ils devraient enfin choisir des fronts de la lutte antipatriarcale qui ne les placent pas en position antagoniste avec des femmes (comme dans le cas de la lutte contre la prostitution salariée, par exemple, ou même la lutte pour le droit à l’avortement[15]). Ce qui est proposé ici par référence au milieu militant pourrait être transposé plus ou moins directement dans d’autres sphères, comme les milieux de travail, où des hommes proféministes peuvent pratiquer le boy watch, être solidaires de collègues féministes, etc.
Le disempowerment des hommes devrait donc contribuer à l’autonomie des femmes par rapport aux hommes, à l’accroissement du « pouvoir de » des femmes. Il ne faut toutefois pas céder à l’illusion idéaliste et croire que les hommes émanciperont les femmes en renonçant à leur pouvoir et à leurs privilèges, ni qu’un homme s’engagera dans un processus de disempowerment dès qu’il prendra conscience de sa position privilégiée de mâle. Consciemment ou non, l’homme sait souvent déjà qu’il occupe une position de dominant par rapport aux femmes, mais il refuse généralement d’admettre que cette situation est injuste (Mathieu 1991 : 216). Il prendra conscience de l’injustice à laquelle il participe et dont il tire profit à la suite d’une confrontation avec une ou des féministes, que le choc soit direct (face à face) ou indirect (par des textes).
Le plus souvent, un homme (proféministe ou non) réagira dans un premier temps par le déni à une confrontation féministe et cherchera à contrer et à réfuter les arguments féministes. Si les féministes persévèrent, il pourra éventuellement entendre leurs arguments, mais sans nécessairement les comprendre. Il pourra ensuite les comprendre, mais sans nécessairement agir ni cesser d’agir de manière misogyne et antiféministe. Il y aura finalement un début de processus de disempowerment s’il commence à passer de la pensée aux actes. Cependant, ce processus long et laborieux pour les femmes nécessite à chaque étape une lutte féministe individuelle ou collective. La volonté de justice d’un homme par rapport aux femmes serait donc impulsée par une confrontation. Sa volonté de justice pourra aussi être d’autant plus active que l’homme s’identifie à une éthique égalitariste, qu’il a un rapport affectif à des femmes en lutte, qu’il croit pouvoir en tirer des avantages et que des féministes maintiennent avec lui un rapport de force qui le déstabilise.
Qu’est-ce qui mène un homme sur la route du féminisme?
Cinq hypothèses permettent d’expliquer au moins partiellement le choix et l’engagement proféministe : 1) un désordre d’identité sexuelle; 2) une éthique égalitariste; 3) l’affection à l’égard des femmes; 4) l’intérêt et la recherche d’avantages; et 5) l’influence du féminisme.
La première hypothèse, soit un désordre d’identité sexuelle, est principalement critique des hommes proféministes et participe de l’offensive antiféministe, qui dénigre les hommes proféministes en prétendant qu’ils sont motivés par une haine de leur sexe (Dallaire 2001 : 67) ou encore parce qu’ils sont des « castrés » (Zemmour 2006 : 129 et 131) ou des « eunuques serviles » (Lebel 2006a). Dans cette perspective, la position politique des hommes proféministes s’explique « fondamentalement par manque de couilles » (Gélinas 2002 : 16). Il conviendrait alors de distinguer « les vrais » hommes des proféministes rongés par une « culpabilité névrotique » (Gélinas 2002 : 16 et 209). Les féministes connaissent bien cette tactique de dénigrement, puisque leur engagement est souvent réduit à des considérations psychologiques et sexuelles (elles sont féministes parce que « lesbiennes » ou « mal baisées[16] »). La hargne et le mépris qu’expriment des hommes ouvertement antiféministes à l’égard des hommes proféministes tiennent de ce que les premiers considèrent que les seconds sont des « traîtres » à leur classe de sexe. « Nous avons besoin de “traîtres de genre” », dira d’ailleurs la féministe Sandra Bartky (1998 : xii; voir aussi Digby (1998 : 3). On pourrait en déduire qu’un homme proféministe souffre de cette stigmatisation par ses pairs, comme le suggère le proféministe Michael Kimmel (1998 : 60). Or ce désagrément peut être largement compensé par le prestige ou la sympathie qu’accordent des féministes à leurs compagnons de route[17]. Si l’homme proféministe voit diminuer son « pouvoir avec » les autres hommes, il y gagne un « pouvoir avec » les féministes.
La deuxième hypothèse, c’est-à-dire une éthique égalitariste, est plus sympathique envers les hommes proféministes dont l’engagement s’expliquerait par soif d’égalité. Cette hypothèse est idéaliste, c’est-à-dire qu’elle présuppose que les idées et les valeurs portées par un individu le font agir en correspondance avec celles-ci. Selon cette hypothèse, un homme qui accorde une part importante à l’idée d’égalité dans la construction de son identité aura – en principe – plus de chances d’être proféministe dans la mesure où il cherche ainsi à préserver sa cohérence identitaire à ses propres yeux et aux yeux des personnes à qui il accorde de l’importance. C’est d’ailleurs le plus souvent dans les milieux progressistes que l’on trouve des hommes portés à s’engager aux côtés des féministes. Cependant, tous les hommes « progressistes » ne sont pas proféministes, tant s’en faut. En France, par exemple, c’est à la droite que les femmes ont arraché le droit de voter et d’être élues. Par ailleurs, l’extrême gauche se plaît souvent à accorder la priorité à la lutte anticapitaliste, en laissant entendre que les autres « questions » sont secondaires et que le sexisme disparaîtra nécessairement après la chute du capitalisme. L’hypothèse éthique fait donc la part trop belle aux hommes proféministes (qui seraient des « justes ») et passe sous silence les luttes que des femmes ont menées au sein des organisations de gauche et d’extrême gauche pour convaincre leurs « camarades » d’adhérer à leur cause.
La troisième hypothèse, soit l’affection à l’égard des femmes, énonce que cette affection, soit l’amour et l’amitié, peut entraîner des hommes sur la voie du féminisme. Plusieurs féministes se méfient de l’amour dans un cadre hétérosexuel, l’« amour » pouvant être une arme efficace pour maintenir la domination d’un homme sur une femme (Atkinson 1975; Delphy 2002a : 187; Löwy 2006 : 53-57). Toutefois, l’amour pourrait aussi permettre à l’aimée d’ouvrir chez son amoureux des brèches en faveur du féminisme. Michelle Perrot (1999 : 15) explique d’ailleurs qu’« il faut à un homme beaucoup d’abnégation, d’amour, de complicité » pour qu’il soit proféministe. Le compagnon de route et de coeur d’une féministe peut, en raison de son affection envers elle, réagir avec plus de solidarité lorsqu’elle lui explique la difficulté de sa lutte à mener et lui révèle les situations d’oppression qu’elle vit par rapport aux hommes. Des hommes peuvent également ressentir une solidarité pour des femmes dont ils se sentent proches – mère, soeur, amie, collègue, etc. – et se révolter contre l’oppression qu’elles subissent. Comme le dit Albert Camus (1951 : 29), « [l]a révolte ne naît pas seulement, et forcément chez l’opprimé, elle peut naître aussi du spectacle de l’oppression dont un autre est victime ». Cependant, l’affection et la solidarité ne sont pas synonymes d’égalité. Comme le souligne Christine Delphy (2004b : 25), « [a]ucun degré d’empathie ne peut remplacer l’expérience. Compatir n’est pas pâtir. » Des hommes savent par ailleurs très bien aimer des femmes qu’ils méprisent, exploitent et brutalisent, l’amour leur permettant de parfaire leur prise de contrôle[18]. Cette hypothèse romantique fait donc elle aussi la part trop belle aux hommes proféministes et à la prétendue noblesse de leurs valeurs et de leurs motivations.
Selon la quatrième hypothèse, c’est-à-dire l’intérêt et la recherche d’avantages, un homme sera d’autant plus porté à être proféministe, ou à tout le moins à se dire publiquement proféministe, qu’il y verra une possibilité d’en tirer des avantages. Certains hommes hors normes, dont le caractère ne cadre pas avec une masculinité viriliste, peuvent tirer profit du féminisme pour s’assurer une certaine cohérence identitaire. De plus, les hommes proféministes savent profiter de leur position politique d’au moins cinq façons, que l’on peut illustrer par cinq figures déjà présentées par Sandra Bartky (1998 : xiii) et David J. Kahane (1998 : 215) : l’opportuniste, le poseur, l’initié, l’humaniste, l’autoflagellateur. L’opportuniste est celui qui se déclare « féministe » lorsqu’il sent que le féminisme est de bon ton et à la mode, à tout le moins dans certains milieux. Il espère ainsi se positionner avantageusement dans un champ professionnel précis (le monde universitaire, par exemple) ou se rendre plus sympathique aux femmes. Le poseur, pour sa part, s’intéresse aux théories féministes de façon abstraite. Son « féminisme de façade » (Descarries 2005 : 147) n’a pas d’impact dans sa vie. Il peut même se servir de ses connaissances du féminisme pour faire la leçon à des femmes. L’initié, quant à lui, se sent partie prenante à la cause féministe et il milite dans des groupes proféministes. Il se gagne la sympathie des femmes – militantes, mères et soeurs, compagnes et amies – du simple fait qu’il se dit « féministe ». Il se sent supérieur par rapport aux autres hommes, car ce sont eux – et jamais lui – qui sont coupables de misogynie et responsables du patriarcat. De son côté, l’humaniste admet qu’il profite du patriarcat, mais il dit souffrir de ce système injuste au même titre que les femmes, car l’injustice et l'inégalité le révulsent par principe. Enfin, l’autoflagellateur, vit son féminisme tel un chemin de croix qui lui apportera rédemption. Il veut se libérer de son propre sexisme et rêve d’être un individu pur et sans contradictions. L’autoflagellateur et l’humaniste veulent à tout prix démontrer que le féminisme est bon pour les hommes et pour l’« Homme ». Si l’humaniste adopte une approche plus philosophique, l’autoflagellateur aborde le féminisme d’un point de vue psychologique. Son féminisme est thérapeutique plutôt que politique. Les hommes peuvent donc être proféministes s’ils pensent en tirer divers avantages, que ce soit la construction et la justification d’une identité sexuelle en décalage avec la masculinité viriliste, une haute estime de soi en se comparant aux autres hommes, une image publique d’individu courageux et progressiste ou encore (et pour le dire de façon très crue) un accès plus aisé aux corps de féministes qui pourraient être plus enclines à tomber sous le charme d’un homme proféministe que sous celui d’un misogyne affirmé.
Enfin, selon la cinquième hypothèse, soit l’influence du féminisme, ce serait toujours à la suite de confrontations par des féministes qu’un homme en vient à se penser proféministe[19]. Cette hypothèse peut paraître déprimante et même cynique, surtout pour des idéalistes qui espèrent que les idées et les valeurs déterminent les actions, mais elle est cohérente avec une approche politique qui voit les rapports de force et les intérêts de pouvoir comme les déterminants premiers des actions et des inactions des protagonistes politiques. Comme le rappelait l’ancien esclave Frederick Douglass (2004 : I), par ailleurs partisan du droit des femmes au vote et à l’éligibilité électorale, « [s]’il n’y a pas de lutte, il n’y a pas de progrès […] La lutte peut être morale, ou elle peut être physique, ou elle peut être morale et physique à la fois; mais il faut une lutte. Le pouvoir ne concède rien sans revendications. Il ne l’a jamais fait et ne le fera jamais. » Anne-Marie Devreux (2004 : 11) rappelle, au sujet de la sphère domestique, que c’est lorsque « les femmes sont en mesure de faire valoir leurs droits à l’activité professionnelle, au temps personnel, au partage égalitaire du travail domestique » que l’on peut constater un engagement significatif des (rares) « nouveaux pères » dans les tâches domestiques et parentales. Ce sont donc les féministes qui produisent, par leurs efforts et leurs luttes, des hommes proféministes. Comme le dit l’adage, il y a derrière chaque homme proféministe plusieurs féministes épuisées d’avoir tant bataillé et de l’avoir tant confronté.
Ces hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives et elles sont même interdépendantes. C’est toutefois le rapport de force créé et entretenu par des féministes qui semble le facteur le plus important. Dans la mesure où des féministes établissent un rapport de force à leur avantage, les autres processus trouveront à se réaliser[20]. Ainsi, des féministes doivent créer un rapport de force avec leurs « camarades » militants d’un groupe politique progressiste pour qu’y soit prise au sérieux l’émancipation des femmes et que l’on considère que cet axe de lutte est cohérent avec les idées et les valeurs progressistes. Une femme aimée par un homme devra d’abord le confronter lorsqu’il est injuste à son égard ou à l’égard d’autres femmes pour que son « amour » pour elle l’encourage à adopter une position proféministe.
La nécessité de ce rapport de force révèle ce qui pouvait paraître curieux, à première vue, dans la proposition d’un disempowerment pour les hommes. Cette proposition peut sembler dérisoire dans la mesure où elle vise les hommes individuellement, et non en tant que collectivité ou classe. Il est légitime de penser que la structure de domination des hommes sur les femmes ne sera pas transformée par des changements individuels de la part des hommes dans leurs relations interpersonnelles. Toutefois, l’émancipation des femmes ne saura se réaliser que par les femmes elles-mêmes. Et c’est par leur force individuelle et collective que les femmes poussent des hommes à être proféministes. Cependant, si les féministes dont je m’inspire ici ont raison, ce que je crois, il ne faut pas s’attendre à un mouvement collectif d’hommes proféministes. Judith Newton (2002 : 188) indique, en reprenant les propos du sociologue proféministe R.W. Connell, qu’il « ne peut y avoir de mouvement de masse des hommes contre le sexisme, car ‘le projet [féministe] de justice sociale dans les relations de genres est dirigé contre les intérêts qu’ils ont en commun’ ». Voilà pour les hommes en général. Quant aux quelques hommes proféministes, il serait sans doute préjudiciable qu’ils se regroupent et agissent collectivement, car le rapport de force des féministes à leur égard serait alors moins avantageux[21].
Malheureusement, même la présence individuelle d’hommes proféministes dans le réseau féministe pose problème. Mélissa Blais a participé à la Coalition anti-masculiniste (2004-2005) qui comptait des femmes et des hommes et qui avait été mise sur pied pour contester le congrès Paroles d’hommes à l’Université de Montréal en avril 2005. Forte de cette expérience, et s’inspirant du bilan que les femmes y militant en ont proposé, elle porte un regard critique sur la mixité organisationnelle dans le contexte de la lutte féministe. Elle note que des hommes membres de cette coalition ont fait subir aux militantes des attitudes dominatrices et que les femmes ont dû consacrer énergie et temps pour rétablir un rapport de force acceptable pour elles. La présence d’hommes séducteurs peut aussi fissurer la solidarité entre femmes. « En somme », note Blais (à paraître), « il existe un décalage bien réel entre les intentions des hommes pro-féministes et les effets de leur présence au sein d’une organisation féministe. La bonne intention ne suffit donc pas à éliminer la hiérarchie. Conséquemment, la mixité comporte son lot de problèmes pour les femmes. » En fin de compte, l’apport militant positif des proféministes ne compense pas nécessairement les effets négatifs que leur présence occasionne aux féministes[22]. Si la présence des hommes proféministes dans le mouvement féministe est positive, car ils apportent de l’énergie et des forces qui peuvent participer à son dynamisme, cette présence a également des effets négatifs puisqu’elle oblige certaines ou plusieurs femmes à dépenser énergie et force à les surveiller et – souvent – à les confronter. Les féministes devraient donc se méfier des hommes proféministes et se donner des mesures pour se prémunir contre leur influence néfaste.
Conclusion
Ma réflexion reste exploratoire. L’approche plutôt pessimiste à l’égard des hommes proféministes que j’ai présentée ici semble toutefois cohérente avec l’affirmation de Christine Delphy (2004b : 25) selon laquelle « les hommes n’ont pas le même intérêt – ni objectif ni subjectif – à lutter pour la libération des femmes ». Comme tant de féministes depuis des siècles, Delphy en conclut d’ailleurs que « les opprimé-e-s doivent définir leur oppression et donc leur libération elles/eux-mêmes, sous peine de voir d’autres les définir à leur place[23] ». Dans cette perspective, il paraît souhaitable que les hommes proféministes laissent le plus possible la direction de ce mouvement aux femmes, qu’ils se limitent à un rôle d’auxiliaire si des féministes leur demandent de s’engager politiquement à leurs côtés (ou plutôt derrière elles) et, enfin, qu’ils accordent la priorité au processus de disempowerment.
En matière de rapport de force, ce processus de disempowerment serait le résultat d’une défaite politique des hommes devant un féminisme victorieux, au moins à petite échelle et de manière relative, c’est-à-dire d’un rapport de force favorable aux féministes et qui pousse ces hommes à retraiter plutôt qu’à (contre)attaquer. L’idée d’une défaite politique n’est pas très enthousiasmante pour les hommes. Du point de vue rhétorique, elle n’aide pas les féministes à « vendre » le féminisme aux hommes. On préfère en général prétendre que le féminisme est également bon pour les hommes, qu’il leur permet, par exemple, de découvrir leurs émotions et de se libérer eux aussi du patriarcat qui les aliène et même les opprime en les enfermant dans leurs rôles masculins. Déjà en 1914, Floyd Dell affirmait dans son texte « Feminism for Men » que « le féminisme rendra possible pour la première fois pour les hommes d’être libres » (cité dans Kimmel (1998 : 21); voir aussi l’introduction de Goldrick-Jones (2002) et Newton (2002))[24]. Si l’on considère l’homme individuel, il est vrai que le féminisme peut lui permettre d’accéder plus aisément à une vie émotive plus riche en nuances. Des femmes émancipées peuvent aussi lui offrir des relations riches et stimulantes. Enfin, l’homme pourra être considéré comme plus autonome d’un point de vue existentiel, puisqu’il saura enfin accomplir seul – de manière indépendante – ce que des femmes faisaient pour lui jusqu’alors.
Il faut pourtant se garder d’une vision trop romantique de l’émancipation émotive et de la nouvelle autonomie existentielle des hommes « libérés » du patriarcat. Il est important de ne pas confondre psychologie et politique (Locke 2002; Mac Mahon 2005). Abigail Locke souligne qu’une approche psychologisante des rapports entre les femmes et les hommes qui désigne les premières comme émotives et les seconds comme privés d’émotions renforce en fait l’idéologie essentialiste patriarcale qui distingue et hiérarchise une identité masculine et une identité féminine. Or les hommes tirent un avantage politique à considérer les femmes comme émotives et à se voir comme rationnels. Cependant, il s’agit là d’idéologie; dans les faits, les hommes vivent plusieurs émotions du simple fait d’être membres de la classe dominante : sentiment de puissance, de supériorité et d’autosatisfaction, sentiment de fierté et d’autonomie, sentiment de solidarité et de camaraderie virile entre hommes, etc.
Cela dit, il est généralement assumé que le féminisme permettrait aux hommes d’exprimer leur vulnérabilité et leurs peurs, et de sortir grandis de cette expérience. Or, tant que l’égalité entre les femmes et les hommes ne sera pas atteinte, l’émancipation psychologique individuelle aura, au mieux, peu de signification politique et, au pire, pourra servir aux hommes à confirmer leur pouvoir sur les femmes. Les hommes savent d’ailleurs bien souvent exprimer leurs émotions pour accroître leur pouvoir sur les femmes s’ils planifient plus ou moins consciemment qu’elles se mobiliseront pour les écouter avec empathie et les réconforter. Aujourd’hui, des hommes expriment publiquement leurs émotions et s’avouent sensibles et vulnérables, et même en désarroi, à la suite des « excès du féminisme ». Ce mouvement antiféministe, aussi connu sous le nom de « masculinisme » (Blais et Dupuis-Déri 2008; Dozolme et Gelly 2007), est animé par des activistes qui n’hésitent pas à exprimer leurs émotions en public… Ils cherchent à s’attirer de l’empathie de la part de la société en général et des femmes en particulier, dont plusieurs tombent dans le piège et prennent en pitié ces hommes qui se prétendent souffrants. Des femmes se laissent convaincre par des hommes exprimant des émotions que les féministes ont peut-être en effet été trop dures avec les hommes… Cet exemple montre bien que l’expression ou non des émotions n’a pas en soi de signification politique. Pour le dire de manière crue, une esclave ne sera pas libre si elle convainc son maître d’exprimer ses émotions, et le maître ne sera pas moins maître s’il exprime des émotions. Dans la même veine, de grands artistes masculins ont exprimé avec brio des émotions par leur art tout en restant de parfaits misogynes. L’expression des émotions ne signifie donc ni être juste, ni être à égalité avec l’autre, ni être féminin ou féministe.
La rhétorique qui consiste à prétendre que les hommes ont tout à gagner du féminisme passe sous silence que le renversement même partiel d’un système de domination est un processus politique qui implique nécessairement des perdants et des gagnantes. Les hommes jouissent en général dans le système patriarcal d’une vie stimulante et enrichissante (dans tous les sens du mot) et d’une grande autonomie politique. L’égalité suppose que les hommes perdent leurs privilèges, leur position de dominant et les possibilités d’exploiter des femmes individuellement et collectivement. C’est certainement pour cela qu’il y a si peu d’hommes proféministes, même parmi ceux qui se disent « progressistes », et que des hommes proféministes sont si souvent confrontés par des féministes qui leur reprochent leurs incohérences ou leurs trahisons. Parce que le féminisme implique des pertes réelles pour les hommes en général aussi bien que pour les hommes proféministes, ces derniers risquent toujours de reconsidérer leur engagement proféministe et d’abandonner le processus de disempowerment. Ils peuvent même choisir de passer dans le camp antiféministe au gré des situations et des rapports de force. L’homme proféministe à l’heure actuelle sait d’ailleurs plus ou moins consciemment que, malgré les concessions qu’il accepte de faire face aux féministes qui le confrontent, il continuera de profiter de son statut de mâle dans la plupart de ses sphères d’activité – et même dans ses relations intimes avec des féministes – tant qu’il n’y aura pas une victoire totale des féministes contre le patriarcat, ce qui a peu de probabilités de survenir de son vivant.
Appendices
Note biographique
Francis Dupuis-Déri
Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique et membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses recherches portent principalement sur les mouvements sociaux et sur les idéologies politiques. Il a codirigé, avec Mélissa Blais, Le mouvement « masculiniste » au Québec : l’antiféminisme démasqué (Les éditions du remue-ménage, 2008) et signé divers textes sur le féminisme et l’antiféminisme, parmi lesquels « Le mythe de la caverne conjugale : d’une justification contemporaine de l’inégalité dans les couples hétérosexuels » (Argument, 2008), « Quelques précisions au sujet de ma tribu… et un hommage aux mères fondatrices de la modernité » (dans J. Beauchemin et M. Bock-Côté [dir.], La cité identitaire, Athéna/Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie, 2007 : 171-195) et « Féminisme et réaction “masculiniste” au Québec » (dans M.N. Mensah [dir.], La « 3e vague » féministe : enjeux, pratiques et défis, Les éditions du remue-ménage, 2005 : 157-172).
Notes
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[1]
Le texte qui suit s’inscrit dans une recherche plus large engagée il y a quelques années avec l’aide financière du Conseil des arts du Canada, du Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal (CREUM) et du groupe de recherche Le soi et l’autre, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). La première version de ce texte a été présentée en 2006, sous forme de conférence, à l’occasion de l’Université féministe d’été, à l’Université Laval, à Québec. Merci à Sherry Simon, pour son encouragement à poursuivre cette réflexion, et à Mélissa Blais, Ève-Marie Lampron, Estelle Lebel, et à plusieurs évaluatrices anonymes de la revue Recherches féministes, pour leurs commentaires, suggestions et critiques pertinentes à la suite de la lecture de versions provisoires de ce texte, dont les idées n’engagent que leur auteur.
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[2]
Ce sont entre autres, les militantes de la Coalition anti-masculiniste (Montréal, 2004-2005), ainsi que des amies et conjointes.
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[3]
Au sujet de la relation politique paradoxale des femmes et des féministes afro-américaines relativement à « leurs » hommes, voir les réflexions de bell hooks (1981). Certaines études (Williams 1994) laissent entendre, concernant les États-Unis, que les hommes afro-américains seraient plus aptes à comprendre la position politique des femmes, puisqu’ils partagent avec elles un statut dominé (merci à Amelie Waddell pour cette information).
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[4]
Voir aussi Strachey (1978 : ch. XV) pour des exemples d’hommes alliés des féministes mais les ayant finalement trahies dans le contexte de la lutte pour le suffrage féminin en Grande-Bretagne.
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[5]
Cela a été le cas notamment des hommes suivants : Pierre Bourdieu, pour avoir ignoré tant de féministes qui ont dit bien avant lui ce qu’il disait bien après elles (Dagenais et Devreux 1998 :16-17); Michael Kaufman, président d’une campagne contre la violence faite aux femmes, pour avoir engrangé du financement qui aurait pu aller à des groupes féministes (Spark 1994). Pour une analyse critique d’écrits d’hommes proféministes contemporains, voir Thiers-Vidal (2001 et 2002). En ce qui me concerne, des féministes m’ont critiqué, entre autres choses, pour l’image des femmes proposée dans un roman publié durant les années 1990, et dans lequel j’avais espéré subvertir les rapports de genre avec une certaine originalité. Ces féministes m’ont convaincu de mon échec.
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[6]
Merci à Mélissa Blais pour m’avoir fait prendre conscience de cette tension chez l’homme protecteur (sur le même thème, voir aussi Young (2007 : 118 et suiv.)).
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[7]
En plus des féministes dont j’ai déjà discuté, je m’inspire des hommes proféministes suivant : Demers (2003), Thiers-Vidal (2002) et Vidal (1997).
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[8]
Les autres approches féministes laissent aux hommes la possibilité de ne pas se concevoir comme participant du patriarcat et donc de l’oppression des femmes. En simplifiant à l’extrême, un homme peut facilement se convaincre, se déculpabiliser et se déresponsabiliser, en utilisant le féminisme libéral qui pourrait lui permettre de penser que ce sont les codes de loi et les normes (et non les hommes, dont lui-même) qui oppriment les femmes; par le féminisme marxiste, il pourra penser que le capitalisme et le patronat (et non la classe des hommes, dont lui-même) oppriment les femmes; par le féminisme psychanalytique, que la source de l’oppression des femmes réside dans la psyché et la socialisation (et non chez les hommes, dont lui-même); par le féminisme queer, que ce sont les rôles sexués et l’hétéronormativité (et non les hommes, dont lui-même) qui oppriment les femmes. Je ne prétends pas que ces divers courants féministes sont à rejeter. Je pense toutefois que le féminisme radical matérialiste offre moins de voies d’évitement pour un homme et permet, plus que les autres courants, de fonder un engagement un tant soit peu cohérent chez un homme proféministe, puisque ce courant le désigne comme membre de la classe dominante, et donc comme dominant, et donc comme un problème politique pour les femmes.
-
[9]
Il y a alors le risque que l’homme proféministe joue de sa connaissance des thèses féministes pour adopter une attitude paternaliste et condescendante à l’égard des féministes « moins savantes ».
-
[10]
Cependant, certaines féministes pourraient lui reprocher de ne pas en faire assez et de les laisser avec un surplus de tâches.
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[11]
Les hommes pourraient ainsi limiter leur engagement à des tâches de soutien en principe peu prestigieuses, comme faire la vaisselle après des réunions militantes. Cela dit, des militantes de la Coalition anti-masculiniste (Montréal, 2005) ont noté au sujet de repas collectifs offerts gratuitement par cette coalition qu’« un homme qui fait la vaisselle, c’est sympathique et mignon, mais une femme qui lave à ses côtés, c’est commun, invisible, normal…» (Blais, à paraître). Adopter un rôle d’auxiliaire peut aussi être perçu comme une « mise en retrait », c’est-à-dire comme une déresponsabilisation et un refus de s’engager de manière plus visible en solidarité avec les féministes.
-
[12]
Cet objectif m’a été suggéré par Mélissa Blais. Voir aussi Demers (2003) et Thiers-Vidal (2002).
-
[13]
Toutefois, certains hommes vont alors jouir du statut de protecteur.
-
[14]
Cela exige par ailleurs que des féministes leur consacrent du temps et cela risque de liguer des féministes contre d’autres puisqu’un homme saura toujours à quelles féministes s’adresser pour obtenir une approbation de ses gestes et paroles.
-
[15]
Les féministes elles-mêmes sont divisées au sujet de la prostitution salariée, entre un courant qui espère que sa décriminalisation aiderait des prostituées salariées à s’organiser et à éviter le harcèlement policier, alors que d’autres pensent que l’État doit tenter d’éradiquer ce type de commerce du corps qui pénalise toutes les femmes (je m’excuse pour cette présentation trop schématique). Si un homme prend position d’un côté ou de l’autre, il attaque des féministes et possiblement des « travailleuses du sexe » (sans compter qu’attirer l’attention sur la prostitution salariée a pour effet de détourner le regard d’autres formes de prostitution non salariée dont tous les hommes profitent (Tabet 2005) – cette contradiction a été mise à jour par une activiste dans un réseau militant auquel j’ai participé). Cela dit, des féministes d’un camp ou de l’autre pourraient aussi reprocher à un homme proféministe qui ne prend aucun parti à l’égard de la prostitution de les laisser avec une surcharge de travail. L’avortement est également un enjeu problématique (merci à Mélissa Blais pour m’avoir fait prendre conscience de cette dynamique). Les hommes proféministes se disent favorables au droit des femmes de contrôler leur corps, mais plusieurs – moi y compris – savent jouer de diverses manoeuvres pour convaincre une amante ou une amoureuse enceinte d’avoir recours à l’avortement.
-
[16]
Édith Cresson, qui déplorait qu’il n’y ait que des hommes se succédant à la tribune d’une commission du Parti socialiste français, s’était fait crier « Mal baisée! » par un participant dans la salle. « ‘Mal baisée’? À qui la faute? », a-t-elle répliqué (Koskas et Schwartz 2006 : 14).
-
[17]
Huguette Dagenais et Anne-Marie Devreux (1998 : 14) notent par ailleurs – en parlant précisément de Kimmel – que « la petite minorité d’hommes pro-féministes [dans les milieux politiques et universitaires] ont proportionnellement gagné plus qu’ils n’ont perdu à développer une pensée nouvelle et à contre-courant […] leurs prises de parole ont au contraire conforté leur image d’hommes de gauche, contestataires, etc. » C’est certainement mon cas.
-
[18]
« Vous m’avez aimée servante, m’avez voulue ignorante […] vous m’avez aimée putain », rappelle Anne Sylvestre dans sa chanson Une sorcière comme les autres (1975).
-
[19]
Il serait intéressant (et cela a sans doute déjà été fait) d’étudier le parcours de divers hommes proféministes pour découvrir la part que des femmes en lutte ont joué dans leur alignement politique. Charles Fourier, homme proféministe du XIXe siècle, admettait (dans Tristan (1986 : 191)) sa dette envers les femmes : « J’ai trouvé dans le cours de mes recherches sur le régime sociétaire beaucoup plus de raison chez les femmes que chez les hommes; car elles m’ont plusieurs fois donné des idées neuves qui m’ont valu des solutions de problèmes très importants. » Herbert Marcuse (1976 : 39), qui n’a accordé au féminisme qu’un intérêt de surface dans les années 1960, y consacre enfin au milieu des années 1970 une conférence qui débute par ces mots : « Les réflexions qui suivent sont le fruit de discussions âpres et souvent passionnées avec des femmes. »
-
[20]
Cette réflexion doit beaucoup à des discussions avec Mélissa Blais.
-
[21]
Il est toujours risqué pour des dominées que des dominants se réunissent à huis clos pour discuter politique. Mentionnant les effets négatifs de la non-mixité masculine, même d’inspiration proféministe, Léo Thiers-Vidal (2002 : 73) dépeint ainsi un « camping anti-patriarcal » organisé en France et lors duquel les hommes et les femmes ont formé des caucus de discussion non mixtes : « Les hommes engagés ressortaient joyeux des ateliers non mixtes masculins où ils avaient par exemple abordé les premières expériences sexuelles, les fantasmes, l’expression d’émotions, tandis que les féministes ressortaient graves d’ateliers où elles avaient abordé les violences sexuelles et leurs conséquences. »
-
[22]
En ce début du troisième millénaire, on revient donc aux réflexions critiques exprimées dans la revue féministe des années 80 Des luttes et des rires de femmes : « Le mouvement des femmes n’a peut-être ni l’énergie ni le désir d’entrer en relation directe avec des groupes mixtes, et particulièrement ceux de gauche; il y faut voir généralement une menace pour son autonomie. Effectivement, le danger de récupération existe et, bien que des alliances avec des organisations mixtes ne soient pas chose impossible à réaliser, elles supposeraient une augmentation de notre pouvoir comme mouvement. En d’autres mots, d’éventuelles alliances, pour être fructueuses, nécessiteraient de notre part la création d’un rapport de force du mouvement des femmes, de ses acquis et de ses revendications et de s’opposer farouchement à toute dilution de la lutte anti-patriarcale dans la lutte anti-capitaliste. Les conditions préalables à de telles alliances ne font pas encore partie de la réalité » (repris dans Dumont et Toupin 2003 : 487).
-
[23]
Quelques hommes reconnaissent l’importance de cette autonomie de la lutte des femmes par et pour les femmes, dont Auguste Babel qui écrivait déjà au XIXe siècle que « les femmes n’ont pas plus à compter sur les hommes que les travailleurs n’ont à compter sur la bourgeoisie » (cité dans Groult (1977 : 181)).
-
[24]
J’ai également défendu cette thèse il y a quelques années (Dupuis-Déri 1999).
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