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Dès le début de son ouvrage[1], Nathalie Lapeyre inscrit sa réflexion sur la féminisation des professions dans une dynamique de changement social qui influe sur les rapports hommes-femmes dans les sphères de la vie professionnelle et familiale. Faisant l’hypothèse d’une redéfinition du contrat de genre, l’auteure propose d’analyser, selon trois niveaux de la réalité sociale (macro-, méso- et micro), le processus de féminisation des professions de médecin, d’avocate et d’architecte. Ce choix n’est pas fait au hasard : en effet, la progression spectaculaire du nombre de femmes dans ces professions n’est pas « neutre » au regard de l’influence réelle qu’elles sont susceptibles d’exercer dans la société. Ces femmes sont-elles en mesure de négocier des places inédites dans une nouvelle configuration des rapports sociaux de sexe? Comment y parviennent-elles? En abordant ainsi la question, Nathalie Lapeyre cherche « à dépasser la bi-catégorisation masculin/féminin […], à interroger le processus de féminisation des professions libérales en tant que possibilité de dépassement et de transformation du genre et d’une nouvelle voie possible d’appréhension des processus de féminisation des professions établies » (p. 29).
Dans le premier chapitre, l’auteure réfléchit aux apports potentiels des grands courants théoriques de la sociologie à la compréhension du processus de féminisation des professions. Elle y présente aussi son cadre d’analyse et son positionnement théorique. Ce chapitre, qui sert de fondation à la réflexion poursuivie tout au long de l’analyse, est divisé en trois parties remarquablement bien articulées entre elles et écrites dans un style fluide et agréable à lire, comme l’est d’ailleurs l’ensemble de l’ouvrage. L’auteure y fait preuve d’un remarquable esprit de synthèse.
Dans la première partie, Nathalie Lapeyre défend la position selon laquelle, malgré une certaine embellie, quatre points ressortent : 1) la légitimité des femmes dans le monde du travail rémunéré reste précaire; 2) la plus grande scolarisation des femmes ne s’est pas accompagnée d’une cessation de la ségrégation professionnelle; 3) l’arrivée massive des femmes dans certaines professions à majorité masculine n’a pas entraîné une dévalorisation sociale de ces professions; 4) la gestion des temps dans les différentes sphères de vie demeure un des éléments clés de l’égalité entre les genres. La deuxième partie présente le cadre théorique et sa pertinence au regard des questions à l’étude. Si ce cadre est multiréférentiel, Nathalie Lapeyre a choisi de mobiliser en trame de fond les écrits de Norbert Elias sur la sociologie configurationnelle et de faire du concept de configuration un outil privilégié d’analyse des rapports de genre. Ce concept, à forte portée heuristique, combine les dimensions objectives et subjectives de la réalité sociale et permet de « penser » le monde social comme un réseau de relations d’interdépendance. La troisième partie du chapitre propose une lecture critique des travaux des « pères fondateurs » de la sociologie des groupes professionnels, à l’aune de la division sexuelle du travail. L’auteure montre les limites avec lesquelles la question de la féminisation des professions s’est posée et/ou inscrite dans chacun des grands paradigmes théoriques mobilisés (fonctionnaliste, interactionniste, néomarxiste et néowébérien). Enfin, son propre positionnement, reposant sur une perspective constructiviste du genre, s’inscrit « résolument dans une vision dynamique de la féminisation des professions, vers une inflexion des pratiques professionnelles et une redéfinition de l’éthos professionnel » (p. 51).
Le deuxième chapitre analyse les vagues de féminisation des professions libérales à l’étude. Ces mouvements de féminisation peuvent être compris comme l’indice de transformations profondes, mais également comme des processus eux-mêmes générateurs de mutations. Ainsi, la présence simultanée d’un ensemble de contingences historiques a permis l’émergence de nouvelles libertés d’action pour les femmes; dans cette foulée, chaque groupe professionnel possède sa propre dynamique historique de féminisation et ses temporalités d’action spécifiques. Nathalie Lapeyre réfute ici la thèse de l’existence d’un lien causal entre la féminisation d’une profession et sa dévalorisation sociale : la féminisation serait plutôt un élément de reconfiguration des modes de pratiques professionnels. L’analyse différenciée des processus de féminisation des trois professions complète ce chapitre. L’auteure conclut cette analyse rigoureuse en suggérant que les actions de l’État, du marché et de la clientèle sont à l’origine des mutations professionnelles. L’arrivée des femmes dans la profession n’est donc pas en cause. La féminisation des professions s’accélère par ailleurs dans les moments historiques propices aux redéfinitions professionnelles (par exemple, les réformes scolaires et institutionnelles). Enfin, si l’analyse des trois professions montre des disparités entre les genres, Nathalie Lapeyre remarque cependant que les lignes de division sexuée traditionnelle sont maintenant plus floues (p. 98-99).
Le troisième chapitre présente l’analyse des parcours de 69 femmes et de 29 hommes. Suivant la logique chronologique des trajectoires biographiques, l’auteure aborde tour à tour la question de la socialisation familiale, de la transmission des identités de genre et de l’élaboration du projet professionnel des femmes. On y « apprend », entre autres, que toutes les mères ont soutenu leur fille, peu importe leur origine, leur niveau d’éducation, qu’elles aient occupé un emploi rémunéré ou non et que lorsque les jeunes femmes font leur choix, celles-ci ne prennent pas en considération leur situation familiale future. L’auteure fait ensuite état des modalités diversifiées d’entrée et d’installation dans la vie active, en écho avec la logique du marché : modalités d’installation sur le marché du travail, possibilités de progression dans la carrière, obstacles rencontrés, pratiques discriminatoires de certains employeurs, difficultés importantes à concilier maternité, insertion et ascension professionnelles, stratégies adoptées pour y faire face, etc. Le texte fourmille d’exemples et de témoignages qui permettent de rendre compte de manière particulièrement saisissante et surtout différenciée de la réalité professionnelle des femmes.
L’analyse se poursuit en mettant l’accent sur les éléments qui distinguent le plus les modèles de réussite, les stratégies de gestion des charges professionnelles et les principaux modes d’investissement professionnels et familiaux des hommes et des femmes. D’autres observations, liées aux modifications de l’éthos professionnel, ressortent également de l’analyse des entretiens : plusieurs femmes et jeunes hommes souhaitent infléchir les modèles professionnels et les cadres normatifs de travail les plus ancrés : le modèle de surinvestissement fait office pour plusieurs de repoussoir et la centralité du travail est remise en cause. Les jeunes hommes seraient favorables aux pratiques qui leur permettent de consacrer davantage de temps à leur vie privée. Les décalages seraient ainsi plus sensibles entre les générations qu’entre hommes et femmes. Enfin, l’auteure rend compte des stratégies de gestion des temporalités familiales et domestiques : si le risque d’assignation domestique des femmes reste présent, les différents types d’arrangements entre les sexes se négocient et se renégocient pour tendre vers une certaine égalité.
Dans le quatrième et dernier chapitre, Nathalie Lapeyre cherche à illustrer les différents positionnements présents dans le champ des tensions de la configuration locale de genre des trois professions étudiées. Elle décrit d’abord les trois configurations locales de genre, puis propose une synthèse analytique de « la manière dont les positionnements dans la configuration se structurent à travers l’interaction de trois pôles d’ajustement » (p. 178)[2]. L’auteure dépeint alors trois positionnements. Le premier, le positionnement normatif est régi par le principe de complémentarité entre les hommes et les femmes. Il en résulte une assignation domestique des femmes et une assignation professionnelle des hommes. Le deuxième, le positionnement transitionnel, amorce une distanciation envers les rapports sociaux de sexe traditionnels. Il s’agit de trouver des compromis interindividuels en vue de réduire le potentiel de conflit. La situation intermédiaire de ce positionnement ne signifie ni qu’il est stable ni qu’il est transitoire. Enfin, le troisième, le positionnement égalitaire, présente une distance très affirmée envers les modèles traditionnels. La déconstruction des catégories de sexe peut alors parfois tendre vers un dépassement du genre et une véritable démocratisation pour les hommes comme pour les femmes.
Pour terminer, l’auteure fait remarquer que la répartition des différents positionnements montre que 75 % des personnes se situent dans une configuration des rapports sociaux de sexe qui présente un processus de démocratisation effectif dans les pratiques ou en cours de renégociation. Le moteur du changement social se situerait dans le processus de distanciation des individus par rapport à la bicatégorisation des sexes. De même, la redéfinition de l’éthos professionnel, opératoire dans les positionnements égalitaires, est nécessairement sous-tendue par une forte capacité de distanciation envers l’éthos professionnel, mais aussi envers l’éthos domestique, éducatif et familial. Enfin, Nathalie Lapeyre souligne que bien d’autres facteurs interviennent dans le processus de changement social, dont « la philosophie personnelle et professionnelle qui gouverne les choix de vie » de chacun et de chacune (p. 188).
Cet ouvrage présente une analyse rigoureuse du processus de féminisation de trois professions libérales. On ne peut qu’en souligner la pertinence et la qualité. Il s’appuie sur une documentation scientifique abondante et l’auteure a su, de façon critique, en faire ressortir les nuances et en démontrer toute la complexité. Nathalie Lapeyre a posé des questions cruciales à l’égard des enjeux de la féminisation des professions et les pistes de réponses qu’elle soumet reposent sur une analyse méticuleuse de trajectoires professionnelles de femmes et d’hommes. Les chapitres sont denses, intéressants à lire et truffés de données qui permettent aux lectrices et aux lecteurs de suivre le fil conducteur du raisonnement de l’auteure. On regrette par ailleurs la fin un peu abrupte du livre, pratiquement sans conclusion. On aurait aimé quelques pistes de réflexion ou des hypothèses plus générales sur la contribution de l’analyse du processus de féminisation des professions de médecin, d’avocate et d’architecte, à la compréhension du processus de féminisation d’autres professions et de métiers, et ce, même si chaque profession ou métier a sa « propre » histoire. Quelles inférences peut-on faire des résultats obtenus ici? Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un ouvrage rigoureux, bien écrit, abondamment documenté, qui repose sur une analyse originale et inédite de parcours d’hommes et de femmes et dont pourront aussi bien profiter les spécialistes dans le domaine que les personnes plus « profanes » qui s’intéressent à l’arrivée significative des femmes dans des secteurs d’activité traditionnellement masculins.
Appendices
Notes
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[1]
L’ouvrage s’appuie sur un travail de recherche réalisé dans le contexte d’une thèse de doctorat en sociologie sur les processus de féminisation des professions libérales, à l’Université Toulouse-le-Mirail (décembre 2003).
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[2]
Ce sont les initiatives et les arrangements temporels (ex. : externalisation des tâches domestiques), les rapports de pouvoir (ex. : renégociations plus ou moins tacites, explicites, formulées) et la dimension cognitive (ex. : représentations, savoirs).