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Cet ouvrage collectif, publié par l’excellente collection « Histoire » des Presses universitaires de Rennes, est le produit de deux années de réflexions organisées par le groupe de travail en histoire du genre du Centre de recherches historiques sur les sociétés et cultures de l'ouest européen (CRHISCO) – Université de Rennes II. L’ensemble se présente comme une succession d’études de cas, éparpillées dans l’histoire et l’espace depuis l’Antiquité grecque jusqu’aux années 1970, de la Bretagne au Paraguay en passant par l’Afrique de la décolonisation. Cette dispersion objective est canalisée par le double cadre conceptuel du genre et de l’évènement, des « rôles sociaux de sexe » et du « fait inédit », « non répétable » (p. 14). Les résultats de cette juxtaposition originale sont vivifiants dans la mesure où il ne s’agit nullement d’un retour à une histoire évènementielle, mais plutôt d’une histoire sociale et culturelle pratiquée à partir des sources que la rupture a générées.

Pierre Brulé, après un parcours très stimulant à travers les catégories anciennes du féminin et du masculin (qui rappelle le machisme fondamental de cette culture dont l’Occident se pense l’héritier), débouche sur cette révélation (pour les personnes non initiées[1]), appuyée par l’iconographie : la Grèce antique non seulement enfermait ses femmes, mais elle les voilait. L’auteur ne manque pas de faire quelques rapprochements avec la question actuelle et propose un parallèle avec le « monde arabo musulman d’aujourd'hui » (p. 28), ce qui est suggérer une orientalisation de la Grèce, et donc de l’Occident. Cependant, Brulé ne va pas tout à fait jusque-là, car il y aurait, selon lui, « des civilisations du couvert » et « des civilisations du découvert » (p. 33). De son côté, Christophe Badel offre une étude classique en histoire des femmes : celle qui consiste à évaluer leur rôle dans « l’histoire » prise dans son acception évènementielle. Ont-elles participé aux émeutes frumentaires à Rome à la fin de la République et au début de l’Empire? Sans surprise, les sources sont muettes à leur sujet. L’auteur passe donc aux suppositions, mais la problématique du genre est ici bien lointaine. Yann Lagadec, pour sa part, se livre au même exercice, mais en un tout autre contexte : il s’agit cette fois d’agitations bretonnes, paysannes et antilibérales, à la fin du XVIIIe siècle. Là, la microhistoire est possible et conduit à la complexité : les archives judiciaires offrent autre chose à interpréter qu’un métarécit. À côté des facteurs socioéconomiques et culturels connus – activisme initial des femmes, car il est question de pain, puis rôle prépondérant de la violence masculine –, apparaissent des irrégularités qui stimulent l’interrogation : l’émeute permet de faire émerger, par exemple, la figure d’une leader féminine au statut sexuel ambigu.

Sophie Cassagnes-Brouquet, qui met en évidence dans les narrations des massacres parisiens de 1418 le tabou du « ventre de la femme enceinte », circonscrit bien un des défis méthodologiques du projet : l’évènement se donne comme une construction discursive, plus ou moins dense, plus ou moins mystérieuse, plus ou moins sédimentée. Tandis que longtemps la discipline historique a été l’instrument privilégié d’une simple transmission de ces traditions inventées, avant de tourner le dos à l’esprit de chronique avec l’école structuraliste, l’histoire culturelle impose un retour critique à l’évènement comme un site privilégié de production du sens. Dans une perspective d’histoire du genre, l’évènement n’est pas tant ce qui, dans la fulgurance, transformerait les rapports sociaux de sexe, mais plutôt l’un des récits par lesquels ceux-ci sont fixés. Tous les auteurs et auteures sont donc aux prises avec l’ordre du discours, bien que certaines personnes adoptent avec plus de détermination que d’autres la posture du « déconstructeur ».

Luc Capdevila est sans conteste celui qui va le plus loin dans cette direction, et avec beaucoup de finesse. Il propose une passionnante analyse, qu’il est impossible de resituer ici : le cas mérite sans nul doute un livre, s’il n’existe pas! Car les fondements de l’identité paraguayenne moderne reposent sur un mythe « genré » : celui de l’extermination, à l’occasion de la guerre de 1864-1870, de tous les hommes du pays. La nation a donc été sauvegardée par les femmes qui ont épousé des étrangers, mais ont transmis la culture. Tous ceux et celles qui travaillent sur le thème de la relation entre genre et nationalisme seront fascinés par ce cas, légende fondatrice dont l’auteur suit avec brio les multiples recompositions.

Cristina Scheibe Wolff, seule auteure à ne pas enseigner en France (mais au Brésil), est aussi la plus proche de la perspective américaine. Analysant le rôle du genre dans la guérilla brésilienne des années 1960 et 1970, elle le croise systématiquement avec les autres catégories : race, classe, religion. Elle propose du coup un texte solide sur le plan théorique qui permet d’aller au-delà de la problématique convenue sur le « rôle des femmes dans… ». Une révolutionnaire, c’est une « femme avec des couilles » selon un guérillero cubain, ce qui renvoie aux notations que Pierre Brulé livre à propos des Cyniques de la Grèce antique : pour être philosophe, une femme doit quitter son sexe. Pour sa part, Vincent Porhel offre le dernier texte du volume, où il s’intéresse aux revendications des femmes et aux représentations du genre dans les conflits sociaux bretons à la fin des années 1960. Très bien informée, l’analyse illustre comment la culture (ici le courant régionaliste des années 1970) travaille, semble-t-il inlassablement, à « réparer » les brèches que l’évènement a pu tailler dans le conformisme des rôles : si l’extraordinaire peut être l’occasion de transgressions, celles-ci n’atteignent jamais le statut de normes de substitution. Ce n’est pas là l’aspect le plus neuf du recueil.

C’est plutôt parce que la rupture offre à l’analyste des conditions exceptionnelles, en fait de richesse documentaire, mais aussi parce qu’elle est souvent révélatrice de l’ordre qu’elle bouscule, qu’elle apparaît comme un site à privilégier pour étudier le phénomène du sexe social. Cependant, la question la plus forte posée par l’ouvrage – qui ouvre par ailleurs, il faut le souligner, de multiples voies de recherche – reste celle du sens à donner à l’usage de l’argument du genre dans la trace qui institue le fait comme digne de mention. Elle revient à interroger, au fond, la manière dont la discipline historique s’est historiquement constituée en tant que récit masculin d’un monde masculin.