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Ces trois petits livres, publiés simultanément aux Éditions Sisyphe, proposent des essais sur des sujets controversés et d’actualité pour les lecteurs et les lectrices féministes : la sexualisation précoce des filles (Bouchard, Bouchard et Boily), la prostitution (Audet) et les tribunaux islamiques au Canada (Amirmokri, Arjomand, Audet, Carrier et Houda-Pépin). Premiers d’une nouvelle collection, ces livres d’un tout petit format « à glisser dans sa poche ou dans son sac à main », comme l’écrit la maison d’édition, ont pour objectif de faire réfléchir, d’exposer un point de vue, de susciter la discussion. Disons-le d’emblée : ce sont des essais. Bien que les auteures puissent provenir, comme Pierrette Bouchard, du milieu universitaire, ces livres très courts ne peuvent prétendre exposer une analyse scientifique complète ni une réflexion théorique poussée. Ils proposent toutefois une argumentation intéressante, basée en partie sur des résultats d’études, susceptibles de toucher un large public qui s’intéresse aux enjeux traités.
Le livre de Bouchard, Bouchard et Boily (2005) présente la synthèse des résultats d’une étude portant sur le contenu de magazines pour préadolescentes. Le premier chapitre fait le lien entre le titre de l’ouvrage, soit la sexualisation précoce des filles, et le sujet de l’étude. La thèse soutenue par les auteures est que les jeunes adolescentes constituent un nouveau groupe ciblé par l’industrie de la mode et des cosmétiques. Différents supports publicitaires, dont les magazines, veulent « sexualiser » ce nouveau public, pour inciter les jeunes filles à adopter des comportements (charmer, séduire et plaire) qui en feront de fidèles consommatrices. Les auteures, qui s’inquiètent de l’impact potentiel de ces nouveaux messages sur les jeunes filles, ont choisi d’analyser le contenu des magazines pour comprendre le processus par lequel ces médias « sexualisent » les fillettes. Dans le deuxième chapitre, les auteures exposent la question de recherche, les grands traits de la démarche méthodologique et les principaux résultats de l’étude. Ceux-ci indiquent que les jeunes filles adhèrent largement au contenu diffusé dans les magazines, bien que le message envoyé soit souvent empreint de paradoxes. Par exemple, les filles sont invitées à se détacher des diktats de la mode pour se créer un style unique, « bien à elles », mais ce style unique est, lui aussi, largement imposé. Le chapitre se termine par l’analyse des propos des quatre jeunes filles qui ont présenté un regard plus critique à l’égard du contenu de ces magazines. Au troisième chapitre, les auteures s’intéressent aux chroniques « amoureuses » proposées, chroniques constituées de conseils adressés aux jeunes filles sur la manière de se comporter auprès de leurs petits copains. L’analyse fait ressortir un message très traditionnel, qui incite les filles à s’effacer, alors que les garçons sont décrits d’une manière très flatteuse, en tant qu’êtres indépendants, libres et responsables de donner le rythme de la relation. Le quatrième et dernier chapitre reproduit le texte d’une brochure d’information, destinée aux préadolescentes, qui reprend dans un langage adapté à ce public, les grands traits de l’analyse présentée dans les chapitres précédents.
Le livre d’Élaine Audet, qui s’intitule Prostitution, perspectives féministes, se présente comme une synthèse des perspectives féministes sur ce sujet. L’auteure ne cache toutefois pas son opposition à la légalisation de la prostitution et son ouvrage constitue plutôt un argumentaire contre le mouvement de décriminalisation porté par certains groupes de « travailleuses du sexes », comme l’organisme Stella, à Montréal. Cet argumentaire s’appuie sur des ouvrages ou des propos de féministes comme ceux de Yolande Geadah, au Québec, ou de Florence Montreynaud, en France. Dans le premier chapitre, qui s’intitule « Des positions incompatibles », les arguments suivants sont avancés : il existe un lien entre la prostitution (locale) et la traite (internationale) des femmes; la prostitution relève de l’oppression sexuelle des femmes; et la très grande majorité des prostituées n’ont pas choisi librement cette activité et la quitteraient si elles le pouvaient. L’auteure remet en cause la légitimité des organismes de « travailleuses du sexe » qui, selon elle, ne parlent pas au nom de l’ensemble des prostituées. L’auteure plaide pour que soient pris en considération les intérêts à long terme de l’ensemble des femmes, et non les intérêts, à plus court terme, d’un petit groupe de femmes comme les travailleuses de Stella. Dans le deuxième chapitre, intitulé « Les maîtres du jeu », Élaine Audet aborde la question du discours d’acceptabilité que les groupes de « travailleuses du sexe » donnent à l’industrie. Elle dénonce également la position de l’Organisation internationale du travail, qui appuie la légalisation de la prostitution. Décrivant les effets de la légalisation en Australie, elle affirme que les prostituées en retirent bien peu de bénéfices puisque leur santé et leur sécurité ne s’en trouveraient pas mieux protégées et que la légalisation n’a pas eu pour effet de freiner le développement d’un secteur illégal. Le troisième chapitre porte sur le profil et les motivations des clients de la prostitution. S’appuyant sur l’exemple de la Suède, où, depuis que les clients encourent une amende ou de la prison, leur nombre a été réduit de 80 %, l’auteure défend la thèse selon laquelle la position abolitionniste peut difficilement tenir sans pénalisation des clients. Dans le quatrième chapitre, l’auteure développe l’argument selon lequel la prostitution constitue une violence ou, en d’autres termes, un « viol tarifé ». Selon elle, la violence sexuelle ne serait pas plus « normale » parce que l’on paye pour l’exercer. Elle déplore la banalisation de la prostitution, qu’elle associe à une certaine « pornographisation » de la société. Les deux derniers chapitres se présentent comme un argumentaire pour « un monde sans prostitution » et soulignent les position de groupes comme les centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), la Coalition contre la traite des femmes (CATW)) ou le Mouvement du nid, en France, qui s’opposent fermement à la légalisation de la prostitution. La décriminalisation totale est présentée comme un mirage et l’exemple de la Suède est proposé comme un« choix de société », le seul susceptible de diminuer la violence faite aux femmes.
Le livre d’Amirmokri et de ses collègues, qui s’intitule Des tribunaux islamiques au Canada?, se présente sous la forme d’un collectif en huit petits textes peu liés les uns aux autres. Dans la préface, on énonce que ce livre a pour objectif de « passer au crible les arguments en faveur de l’instauration de tribunaux islamiques fondés sur la charia » (p. 7). Dans un premier chapitre, les auteures Carrier et Audet résument le contexte dans lequel les règles religieuses musulmanes ont pu faire leur place au sein de la vie civile canadienne. Elles soulignent l’absence d’homogénéité de la communauté musulmane canadienne ainsi que la vive inquiétude que le projet de l’institut islamique de justice civile a suscité au sein de plusieurs groupes issus de cette communauté. Élaine Audet décrit, dans un deuxième chapitre, comment la résistance, à l’égard de ces tribunaux, s’est organisée. Elle expose notamment la position adoptée par la présidente du Conseil canadien des femmes musulmanes, Alia Hogben, celle de Sally Armstrong, auteure de La menace voilée, et celle de l’écrivaine d’origine irakienne Haydar Ketabchi. Dans le troisième chapitre, Vida Amirmokri décrit les règles de la charia en insistant sur leur caractère discriminatoire envers les femmes. Au quatrième chapitre, Élaine Audet dénonce les propos de certains groupes de gauches, souvent non musulmans, qui voient dans le débat sur les tribunaux islamiques un manque d’ouverture envers le multiculturalisme ou un signe de racisme. Elle rapporte ensuite les propos d’Elaheh Chohrai, présidente de l’Association des femmes iraniennes de Montréal (AFIM), qui dénonce l’instauration de tribunaux islamiques et le rapport troublant de l’ancienne ministre déléguée à la condition féminine, Marion Boyd. Elle fait état des difficultés qu’ont les femmes iraniennes à rejoindre les femmes d’autres communautés culturelles, notamment les femmes juives, pour s’unir dans la lutte contre les tribunaux religieux. Le sixième chapitre, par Homa Harjomand, porte sur la laïcité. Elle en propose une définition et analyse les liens entre laïcité, multiculturalisme et relativisme culturel. Le septième chapitre, signé par Fatima Houda-Pépin, est un argumentaire qui décrit l’application de la charia au Canada comme une stratégie pour isoler la communauté musulmane. L’ouvrage se termine par une déclaration sur l’arbitrage religieux en droit de la famille, signée par une coalition internationale composée de 47 groupes militant pour les droits des femmes, qui déclare que « les conflits familiaux doivent être décidés par un recours exclusif au droit de la famille » et que « l’arbitrage religieux ne devrait en aucun cas être permis en matière familiale » (p. 92).
La lecture de ces trois livres peut sembler un peu déroutante. Le format n’est pas seulement nouveau par sa petite taille, mais aussi par le caractère parfois peu homogène du contenu des livres, en particulier dans le collectif sur les tribunaux islamiques, où les textes semblent avoir été regroupés sans réel souci d’unité. Le style de ces livres se veut hétérogène puisque des brochures d’information et des textes parus précédemment peuvent côtoyer des textes originaux ou des résultats de recherche. Cependant, au-delà de ce mélange de genres qui peut paraître étonnant, on trouve matière à réflexion et à l’échange d’idées sur des sujets qui interpelleront toutes les personnes qui s’intéressent à la situation des femmes. Saluons donc l’arrivée de cette nouvelle collection féministe qui ne manquera pas de susciter la discussion!