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Il n’est plus surprenant aujourd’hui de rencontrer des femmes gestionnaires dans la plupart des milieux. Cependant, plusieurs défis demeurent et de nouveaux contextes de gestion font apparaître de nouvelles problématiques. Le présent numéro de Recherches féministes a pour objet de faire le point sur un double thème : d’abord, sur la situation actuelle et l’expérience des femmes gestionnaires dans les organisations contemporaines; ensuite, sur les enjeux émergents pour lesquels les femmes, par leur présence et leur participation sous toutes ses formes, de même que le féminisme, interpellent et interrogent la gestion d’aujourd’hui. En quoi les femmes continuent-elles à interpeller et à interroger la gestion? Que ce soit par leur participation à un secteur d’activité, leurs revendications multiples, leurs regroupements, leurs expériences de fonctionnement collectif et participatif, leur résistance ou leurs discours, voire par leur absence, qu’est-ce que les femmes et le féminisme ont à dire de la gestion et à la gestion telle qu’elle est exercée dans différents contextes?

Au coeur des questionnements actuels, il y a le débat qui persiste à savoir si les femmes constituent un apport substantiel, au-delà de leur nombre, aux milieux traditionnellement masculins qu’elles investissent ou s’il n’est question que d’un enjeu d’égalité des chances pour permettre aux femmes, elles aussi, de réaliser leurs ambitions. Est-ce plutôt un enjeu d’égale représentativité des hommes et des femmes dans les postes de gouvernance des organisations et des institutions (Yoder 1991) Relativement à l’exercice du pouvoir et du leadership, peut-on parler d’une approche féminine comme le soutiennent certaines recherches, notamment depuis les travaux de Rosener (1990)? Au-delà de l’optimisme placé dans l’évolution des mentalités par l’atteinte d’une masse critique de femmes en gestion (Kanter 1977), le courant féministe radical affirme que des femmes accédant aux instances décisionnelles de la société ont peu de chances de produire un changement puisque, pour parvenir à ces postes, elles doivent assimiler la culture masculine qui règne et qui préside à la reproduction des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes dans les organisations (Brandser 1996; Yoder 1991; Grant et Porter 1994).

Remettant en question le lien étroit de ces résultats avec l’organisation bureaucratique, certains auteurs et auteures ont pu démontrer en quoi les organisations dynamiques et à structure sous forme de réseau, travaillant dans des contextes qui les mettent constamment au défi d’innover, offrent de meilleures occasions de participation aux femmes, quoique toujours dans un ethos du travail comme dimension centrale de la vie (Kvande et Rasmussen 1994). Depuis les travaux de Fondas (1997), on reconnaît la féminisation des nouveaux discours de gestion, alors que ceux-ci décrivent et valorisent des pratiques et des caractéristiques traditionnellement associées aux femmes, quoique cela se fasse sans expliciter ce lien de filiation. Quel est l’impact de cette transformation des discours sur la participation et l’expérience des femmes gestionnaires? Quels sont les nouveaux enjeux du genre devant ce mouvement de « féminisation » de la gestion?

Un bref historique des courants de recherche

La place des femmes dans les organisations et dans la carrière en gestion a fait l’objet de plusieurs courants de recherche. La première tendance, ancrée dans la première vague du mouvement féministe libéral issue des années 70, considère le monde des organisations et de la carrière comme donné et veut démontrer que les femmes peuvent, et doivent, y prendre leur place. C’est le courant self-help, si l’on peut dire, ou encore le how to de la réussite (Marshall 1984). Suivent des efforts de comparaison des femmes avec les hommes pour valider les aptitudes de celles-ci pour la gestion à l’aune de ceux-ci. Tout en s’articulant autour de la capacité des femmes à réussir leur carrière, les prescriptions laissent sous-entendre que les femmes, en partant, manquent des qualités essentielles comme l’agressivité, l’affirmation, la confiance en soi, l’ambition et la visée à long terme, l’indépendance, pour n’en nommer que quelques-unes, et qu’il n’en tient qu’à elles de développer ces aptitudes pour un succès « assuré ». Ce courant que Gutek (1993) a nommé l’individual deficit model nie complètement toute composante extérieure liée à la problématique sociale des femmes dans la société et dans les organisations. En parallèle, d’autres chercheurs et chercheuses ont aussi comparé les aptitudes des hommes et des femmes, généralement dans le contexte d’études menées en laboratoire, pour tenter de jeter un éclairage scientifique sur les stéréotypes sexuels, qu’ils soient de nature biologique, intellectuelle ou comportementale, habituellement invoqués pour expliquer l’absence des femmes ou pour fonder la légitimité de leur exclusion (Powell 1988).

La différence homme/femme

D’autres travaux se sont situés dans la foulée initiale des travaux de Blake et Mouton (1964), qui proposent une grille des comportements de gestion en deux pôles : les comportements structurants, qui entraînent une orientation vers la tâche, et les comportements de considération, qui donnent comme résultat une orientation vers les personnes. Une panoplie d’études comparatives homme/femme ont été conduites et Marshall (1984) montre, dans une revue exhaustive de la littérature sur ce thème de la différence/similitude homme/femme, que ce créneau de recherches n’a pas réussi à démontrer une différence significative entre les hommes et les femmes quant aux aptitudes et aux comportements servant à évaluer le potentiel pour le leadership ou la gestion. Les critiques principales que l’on peut formuler à l’endroit de ces études, que Gutek (1993) résume sous l’argument des sex-roles, outre la conception masculine des comportements à succès et du succès lui-même qu’elles proposent, sont liées au fait que la manière dont les femmes gestionnaires sont perçues par les subordonnés influe sur les résultats des recherches et semble subir l’influence davantage des stéréotypes que du comportement réel. Par l’équivalence implicite dans la culture patriarcale entre les hommes et le pouvoir, la préférence envers les hommes qui ressort de ces études peut simplement signifier la préférence pour le pouvoir et le maintien de sa forme traditionnelle (Grant et Porter 1994). De plus, ce courant réclamant un accès égalitaire aux femmes entrevoit le genre féminin comme un tout homogène, alors que les femmes visées représentent des femmes privilégiées, ce qui néglige de tenir compte des identités féminines multiples marquées par les classes sociales et les origines ethniques notamment (Bell, Denton et Nkomo 1993).

L’avantage féminin

D’autre part, on constate que les modèles implicites de leadership que comportent ces études influent sur l’évaluation du potentiel des femmes pour des postes de gestion. On donne en exemple l’évolution des modèles de leadership transactionnels vers des modèles transformationnels qui permettent une réévaluation des aptitudes féminines. Passant inaperçues ou allant de soi et étant considérées comme sans impact sur le leadership dans les modèles implicites de leadership plus directifs, des qualités dites féminines deviennent, dans un autre modèle, centrales et favorables. Ainsi, de nouvelles études sur le leadership, notamment liées au modèle transformationnel, tendent à démontrer que les femmes ont des qualités plus que valables pour les organisations (Bass, Avolio et Atwater 1996; Loden 1985; Lipmann-Blumen 1992). Ainsi que le soulignent Bass, Avolio et Atwater (1996 : 27; traduction libre), à la suite de la première investigation empirique sur la dimension du genre dans le leadership transformationnel :

Le gestionnaire abrasif et directif, dont les tendances dominatrices ont contribué à le hisser au sommet de l’organisation, devient un stéréotype hollywoodien qui s’évapore devant l’évidence des données accumulées depuis 40 ans en ce qui concerne l’importance de la considération de la part de ceux et celles qui supervisent ou qui dirigent […] Puisque cette préoccupation pour autrui trouve en fait une prévalence chez les femmes, et sans que ce soit l’effet du stéréotype, on peut s’attendre à trouver des femmes qui vont gagner du respect en tant que gestionnaires et dirigeantes. Ce style serait d’ailleurs plus compatible avec l’accent grandissant mis par plusieurs organisations sur le développement d’équipes.

Le danger d’une telle perspective dite de l’« avantage féminin » (Helgesen 1990), si elle ne remet pas en question les présupposés de base sur lesquels sont construites les organisations de même que les normes et les valeurs sociétales auxquelles celles-ci puisent, c’est qu’elle court le risque de glisser vers une vision héroïque de la féminité qui ne fait que remplacer des héros masculins par des femmes (Brandser 1996). Si l’on met l’accent sur le succès individuel de quelques femmes exceptionnelles, le lot de la majorité des femmes reste inchangé et ne fait pas l’objet de visées de changement (Martin 1994).

Dans son article « Ways Women Lead », Rosener (1990), qui a été critiquée par certaines auteures féministes pour ce renversement, fait cependant remarquer à quel point les contextes organisationnels (situations de crise et de changement, types d’organisations de petite taille et moins bureaucratiques) sont des éléments importants à considérer pour comprendre l’émergence et l’acceptation d’un mode féminin de leadership, que, pour sa part, elle nomme le « leadership interactif ». Cette étude ainsi que d’autres ouvrent la porte à un intérêt accru pour l’étude des contextes organisationnels qui sont davantage favorables aux femmes (Baudoux 2005; Kvande et Rasmussen 1994; Huppert-Laufer 1984).

Les effets de la structure de pouvoir sur le comportement

Dans son étude effectuée avec une méthode ethnographique, Kanter (1977) décrit la réalité organisationnelle et bureaucratique dans laquelle l’expérience et la problématique d’exclusion des femmes se situent. La publication de son ouvrage intitulé Men and Women of the Corporation, bien que celui-ci ne s’intéresse pas uniquement à la question des femmes en gestion, marque un tournant majeur dans ce champ de recherche. Cette approche dite « structurelle » (Gutek 1993) démontre que les comportements et les motivations des femmes au travail sont les conséquences de facteurs structurels dans les organisations plutôt que leurs causes. Elle fait ressortir que plusieurs femmes qui réussissent dans les milieux masculins de la gestion sont placées dans des situations d’adaptation qui les forcent à adopter les normes masculines de comportement (Henning et Jardim 1978). Selon Kanter, ce sont des effets de la structure de pouvoir et d’occasions dans les organisations qui forgent les comportements des individus selon la place qu’ils y occupent. Le concept de tokenisme qu’elle propose fait référence au symbolisme, à l’isolation et à la pression de performance qu’entraîne la visibilité des individus d’un groupe minoritaire, ce qui est valable pour le genre, mais qui s’applique à toute autre minorité visible en deçà d’une masse critique estimée à 30 %, alors que les comportements des individus ne sont plus considérés pour eux-mêmes, mais interprétés à l’intérieur d’une norme stéréotypique de leur groupe.

Les femmes gestionnaires deviennent des symboles de leur genre et toute difficulté ou tout échec est réinterprété dans la logique du genre plutôt que comme échec individuel, comme c’est le cas pour les hommes. Les femmes tendent alors à se frayer un chemin dans l’organisation masculine en adoptant, sur leur propre groupe, la perception dominante dans l’organisation, la renforçant par le fait même et entravant toute possibilité d’identification positive et de regroupement des femmes entre elles, que ce soit par l’entremise du mentorat (Kanter 1977; Ragins et Scandura 1994) plus visible ou d’un réseau de soutien mutuel plus officieux (Kanter 1977). Le fait que les femmes arrivent dans un monde masculin structuré à leur désavantage (Marshall 1984) suppose que certaines politiques et pratiques organisationnelles sont mises en place, telles que l’action positive, la formation, le mentorat et les groupes de soutien, et qu’elles sont nécessaires pour contrer ce désavantage et pour aider les femmes dans la transition vers l’atteinte de cette masse critique qui permettra de changer les conditions de sa perpétuation. L’enjeu est politique et moral puisqu’il sous-entend que la société moderne n’accepte plus que certaines personnes soient exclues en raison de leur sexe ou de leur race ou encore de toute autre forme de discrimination (Alvesson et Billing 1997).

Ayant prouvé l’incontournable pertinence des structures de pouvoir et d’opportunité dans la problématique des femmes, en tant que minorité dans les organisations, Kanter a réussi à démontrer le caractère institutionnel de la masculinité dans ces organisations, de même qu’elle a pu dévoiler le rôle des organisations comme de véritables systèmes de reproduction de cette masculinité et des relations de pouvoir entre les genres (Kanter 1977; Belle 1989).

La situation de vie des femmes et leurs stratégies

La vie des femmes s’étend au-delà de l’organisation, dans la société plus large avec ses normes et ses valeurs. Par leur présence, les femmes menacent de briser le clivage traditionnel entre la sphère publique et la sphère privée et la vie familiale (Martin 1994). Redonnant aux femmes leur place comme actrices à part entière, plutôt que de les considérer comme des êtres entièrement déterminés par les facteurs structurels qui sont imbriqués dans les organisations (Harel Giasson 1990), une autre approche en recherche s’est intéressée à l’expérience que vivent les femmes, tant dans leur carrière et leur vie professionnelle que dans leur vie personnelle. C’est d’abord en étudiant des échantillons de femmes de carrière que de nouvelles problématiques sont apparues. En effet, les études sur la carrière ayant été effectuées sur des échantillons masculins, le biais des modèles alors considérés comme généralisables à l’ensemble des professionnels a été mis au jour. Il en découle aussi que la notion même de carrière, comprenant une dimension développementale centrale dans la vie et l’identité de l’individu, a aussi été établie selon une norme masculine considérée comme universelle (Powell et Mainiero 1992). La place de la carrière et son synchronisme par rapport aux autres aspects de la vie de l’individu ne font pas que correspondre à un style de vie masculin. Ils correspondent aussi à une structure et à un mode d’organisation dans les entreprises. La dimension hiérarchique et compétitive, vu le nombre de plus en plus restreint de postes en montant dans la pyramide, ainsi que la séquence dans le temps chronologique de l’individu qui « monte » semblent peu adaptées aux étapes de vie des femmes, notamment sur la question de la maternité (Martin 1994), du temps et de l’investissement au travail, de même que de l’équilibre qu’elles semblent vouloir préserver entre la vie familiale et la vie professionnelle (Marshall 1984; Harel Giasson 1988). Certaines approches de la carrière (Gallos 1989), stratégies (Maddock et Parkin 1993) et typologies font ressortir des choix plus ou moins définitifs dans l’orientation du style de vie des femmes liés à leur carrière ou à leur vie familiale, ou aux deux à la fois (Parasuraman et Greenhaus 1993; Lépine 1992).

Une contribution importante ressort aussi de l’étude des stratégies que les femmes adoptent pour parvenir à mener de front carrière et famille sans avoir l’impression de devoir sacrifier l’une à l’autre. Une vision féminine de la carrière émerge pour faire contrepoids au modèle uniforme et linéaire qui règne (Harel Giasson 1988; Baudoux 1994). Dans le contexte actuel où, même pour les hommes, une évolution de carrière linéaire et progressive fait de plus en plus problème, ces stratégies offrent des solutions de rechange différentes. Cependant, cette nouvelle approche de la carrière est complexe et ne se présente pas d’emblée sous la forme d’une série de stades prédéfinis (Powell et Maniero 1992). Cette dynamique est importante puisque les femmes qui cherchent l’équilibre dans leur vie peuvent, à première vue, ne pas présenter la même motivation au travail que les hommes, laquelle est mesurée d’abord en termes d’investissement en temps et en énergie selon le modèle masculin de la carrière. Cette question de la motivation est une des raisons principales invoquées pour ne pas considérer les femmes comme des candidates potentielles pour des postes de gestion (Marshall 1984). Il faut tenir compte de l’énergie demandée par ce qui est généralement nommé, après Hochschild (1989), le second shift et qui fait référence au travail domestique, d’éducation et de soins aux enfants. Reposant encore largement sur les épaules des femmes qui travaillent, il diminue l’énergie et le temps disponible pour l’investissement au travail, le développement personnel et professionnel ou simplement le divertissement. En retour, cette reconnaissance renvoie à la définition étroite du concept même de «travail», lequel n’inclut pas le travail « non payé » et souvent invisible des femmes, non considéré comme une contribution sociale valable et d’importance.

De la même manière, cette critique ouvre sur la prise de conscience des éléments additionnels exigés des femmes dans le contexte du travail en entreprise. Cela se compose des demandes, souvent officieuses et non considérées dans l’évaluation de la performance, faites aux femmes sur les lieux de travail pour accomplir des tâches plus ou moins invisibles (Martin 1994) de travail émotif (emotion work) (Hochschild 1983; James 1989). Ce à quoi s’ajoutent les demandes pour remplir des quotas de représentation féminine en siégeant à différents comités (Kanter 1977). En conséquence, les femmes ont moins de temps et d’énergie disponibles que leurs collègues masculins pour s’investir dans leur travail formellement défini et dans l’avancement de leur carrière.

Ce courant de recherche débouche sur l’émergence d’un point de vue féminin (women’s voice) (Belenky et autres 1986), ancrée dans la psychologie du développement (Gilligan 1982, 1993; Chodorow 1978) et située historiquement dans les modes de socialisation culturels (Chodorow 1995) qui permet d’analyser les théories et les pratiques de gestion dans une perspective spécifique liée à l’expérience des femmes (Grant 1988; Loden 1985; Marshall 1984, 1995).

L’enjeu de la motivation des femmes et de leur relation au succès

Marshall (1984) et Gutek (1993) montrent bien que les femmes sont souvent placées dans une situation de double contrainte quant à la question de la motivation. Pas assez motivées et investies, d’une part, elles ne sont pas prises au sérieux et sont considérées comme non fiables pour des postes de responsabilité, alors qu’elles répondent ainsi aux attentes placées sur le dos de la féminité. Trop motivées et investies, d’autre part, elles deviennent une menace réelle pour leurs collègues masculins et sont punies de leur déviance de la norme féminine par l’isolement. Outre qu’elles sont étiquetées « masculines » et « dures », on leur reproche de négliger leur vie familiale et de décevoir les attentes implicites de soutien et de disponibilité de leurs collègues de travail et de leurs subordonnés (Kram et McCollom 1995). D’un côté ou de l’autre, leur sens d’identité est tiraillé et leur féminité semble faire problème. Cela est aussi vrai sur le plan de la sexualité, en ce sens qu’il se produit un débordement des rôles sexuels (sex-role spillover) sur les rôles professionnels (Gutek 1989). La sexualité de la femme est alors aussi sujette à une double contrainte: d’une part, la femme peut être considérée comme un objet sexuel, peu importe ce qu’elle fait; d’autre part, si elle tente d’apparaître asexuée, elle est aussi étiquetée négativement. C’est ainsi que la perception du genre devient un état à gérer (managed status) continuellement (Tancred-Sheriff 1989 : 145; (traduction libre) :

Sans une vigilance constante envers leur façon de faire bonne figure relativement au genre (gender self-présentation, y compris l’aspect sexuel), ces femmes perçoivent le risque qu’elles courent de ne pas être prises au sérieux, de ne pas être entendues et de ne pas recevoir l’information nécessaire – en d’autres mots, de ne pas être en mesure de participer pleinement au système organisationnel.

Dans un tel contexte, il est possible de réinterpréter comme compréhensible de trouver chez les femmes une relation ambiguë au succès (Marshall 1984). En effet, la notion de peur du succès (Horner 1972) ou encore le phénomène dit « de l’imposteur » (Clance et Imes 1978), qui dévoile un manque de sentiment interne de réussite malgré la présence indéniable de succès chez les femmes performantes, peuvent démontrer l’internalisation du conflit extérieur entre féminité et réussite ou carrière tel qu’il est construit socialement et reproduit dans les organisations. Certaines femmes performantes dans des tâches masculines semblent payer un prix élevé en fait d’exclusion sociale, surtout si elles sont perçues comme ayant transgressé les stéréotypes associés à leur genre. Non plus seulement considérée comme une « pathologie » individuelle de la féminité (Clance et O’Toole 1988), cette appréhension du succès peut être le signe d’une conscience du prix à payer pour atteindre les standards de la réussite « au masculin » (Gilligan 1982). De ce point de vue, il s’en suit que la voix des femmes, lorsqu’elle est entendue, entraîne une remise en question plus profonde de la dimension « gagnant-perdant » de la compétitivité pour le succès et, ultimement, des finalités du travail et de l’organisation (Gordon 1991; Marshall 1991). Les femmes valorisant une éthique de la considération et de la responsabilité peuvent pressentir le prix à payer en ce qui concerne les relations interpersonnelles pour le succès et s’en tenir volontairement éloignées (Gilligan 1982).

Bien que la dimension du conflit émotionnel doive être prise en considération par une analyse de sa dimension psychique et des conséquences pénibles vécues par les femmes (Symonds 1983), le problème devient alors multidimensionnel. Il est issu de la conjonction entre la structure de pouvoir organisationnel, la définition sociale des rôles sexuels dans la sphère privée et la sphère publique ainsi que l’interprétation à l’intérieur d’une dynamique psychique individuelle. On voit d’ailleurs apparaître la reconnaissance d’une division émotive entre les sexes et on l’étudie davantage, que ce soit dans la vie privée ou au travail (Giddens 1995; Duncombe et Marsden 1995), comme nous l’avons souligné précédemment. Cette division doit être reconnue et considérée pour comprendre la motivation des femmes et leur investissement dans le travail.

Une proposition de changement : la feminist standpoint theory

Les critiques féministes se sont aussi intéressées à l’étude des institutions à partir du point de vue des femmes dans une perspective marxiste ou socialiste, ce qui a donné naissance à la feminist standpoint theory (Fletcher 1994; Hartsock 1983), ancrée dans une épistémologie de l’expérience de la féminité mais dans une perspective politique radicale, puisque pour les adeptes de la feminist standpoint theory, le mouvement de l’avantage féminin demeure trop essentialiste, celui de la women’s voice trop universaliste ne tient pas compte des contextes historiques et culturels, et les féministes d’orientation radicale et séparatiste leur paraissent trop naïves dans leurs propositions d’un monde féminin séparé au coeur du système patriarcal et capitaliste existant (Calas et Smircich 2006).

Au sein du mouvement de la féminist standpoint theory, une critique influente, soit celle de Ferguson (1984), montre comment la féminité traditionnelle, dans ses aspects stéréotypés et issus de l’expérience historique de la soumission des femmes, a été largement récupérée par le système bureaucratique dans la division sexuelle du travail. Et cela, d’une part, pour étendre le contrôle des gestionnaires sur une masse de travailleurs et de clients, et, d’autre part, pour former un large groupe de travailleuses loyales se pliant à sa norme. Cependant, cette féminité exploitée par le système bureaucratique de domination de la société patriarcale, est réductrice (Ferguson (1984 : 94); traduction libre) :

Une ligne doit être tirée avec soin entre ces aspects traditionnels de la féminité qui ont une intégrité en soi et peuvent ainsi servir de base pour la construction d’un discours féministe, et ces aspects de l’expérience des femmes qui reflètent leur accommodation au pouvoir des hommes. Les choses se compliquent encore quand on considère la relation entre ces deux dimensions de la féminité, dont aucune n’existe sans l’autre. La compassion, la générosité, la solidarité et la sensibilité aux autres sont des valeurs fondamentales; qu’on les retrouve plus souvent dans le groupe opprimé que dans le groupe oppresseur indique que c’est l’ordre social dominant qui dévalue ces caractéristiques et les déforme pour servir les intérêts des personnes qui détiennent le pouvoir […] Les femmes ne seront pas libérées en devenant « comme les hommes » mais plutôt en abolissant tout le système qui définit le potentiel humain en fonction du genre.

Dans le même ordre d’idées, Tancred-Sherriff (1989) a montré comment les femmes ont été utilisées pour leur loyauté envers la gestion, de même que pour leur sexualité, dans des fonctions qui servent de « contrôle adjoint » (adjunct control) entre la gestion et le personnel ou la clientèle, en étant le groupe en étroit contact avec ceux-ci. Accentuant la nécessité de se conformer aux normes impersonnelles du système bureaucratique, Ferguson (1984) montre comment la féminité est souvent utilisée à des fins organisationnelles sous la forme d’impression management. On s’attend des femmes qu’elles révèlent davantage d’elles-mêmes, physiquement, verbalement mais aussi émotivement. Cette connaissance que l’autre en obtient rehausse le pouvoir qui peut s’exercer sur elles. Cette sensibilité et cette disponibilité aux autres deviennent problématiques lorsqu’une femme tente de monter dans la hiérarchie puisque cela l’expose à une plus grande vulnérabilité. La pression à la conformité à la norme masculine est alors d’autant plus grande et la femme se retrouve devant le dilemme de demeurer féminine tout en ayant à se départir d’une part de sa féminité (Ferguson 1984 : 94, traduction libre) :

On exige habituellement des femmes qui entrent dans les organisations qu’elles mettent de côté leurs valeurs humaines héritées du rôle traditionnel des femmes, dans le but de mieux adhérer à l’organisation et prouver qu’elles sont « one of the boys ». Les conseils de carrière donnés aux femmes qui veulent gravir les échelons leur indiquent de conserver leurs habiletés interactionnelles féminines pour la forme, mais d’en abandonner le contenu.

Ainsi, une telle critique féministe contribue à la critique organisationnelle de deux manières principalement. D’une part, à travers l’analyse de la dynamique de dominance et de subordination entre les hommes et les femmes, elle révèle certaines subtilités du pouvoir et du contrôle imbriquées dans la bureaucratie. D’autre part, en mettant l’accent sur les questions d’identité personnelle et d’interactions sociales issues de l’expérience traditionnelle des femmes, elle propose une vision non bureaucratique de la vie collective qui cherche à résoudre la brisure entre la vie privée et la vie publique qui règne dans la société. Cette critique propose d’utiliser l’expérience féminine comme source d’inspiration pour les changements souhaités, et ce, non seulement par et pour les femmes mais aussi par et pour tous et toutes devant plusieurs crises auxquelles la société moderne tout entière doit faire face. Basée sur l’expérience concrète et partagée des femmes, vécue dans le monde domestique dont les relations officieuses sont fondées sur la confiance et le soutien, cette critique féministe ne s’ancre pas dans une vision romantique ou une vision idéaliste (ou idéalisée) de la nature humaine; elle prend sa source et sa force dans une dimension tragique et douloureuse, néanmoins lucide de la réalité de l’existence (Ferguson 1984 : 25; traduction libre) :

La dialectique de la connectivité et de la vulnérabilité est une part essentielle de ce que signifie être humain. Le révéler, c’est révéler une dimension tragique de notre existence, c’est se voir comme des êtres constamment en quête d’une complétude qui, pourtant, nous échappe constamment. Que les femmes expérimentent ce processus plus intensément que les hommes signifie simplement que ces derniers sont probablement moins en contact avec cette part de leur humanité.

Kram et McCollom (1995) ont aussi analysé la question de la vulnérabilité des femmes en position de leadership en raison de leur visibilité. Ce phénomène rejoint ce que Kanter (1977) a révélé être central pour les groupes minoritaires et les femmes en gestion. Dans une analyse psychanalytique de ce phénomène, que ces auteures nomment la « spirale de la vulnérabilité », elles proposent que la plus grande vulnérabilité des femmes, et leur conscience de celle-ci, puisse devenir une force dans le leadership plutôt qu’une faiblesse. Dans une dynamique typique, les hommes ont tendance à nier leur vulnérabilité et les émotions difficiles qu’ils tendent à cliver et à projeter à l’extérieur. Entre autres, les femmes sont des cibles pour ces projections puisqu’elles sont enclines à les absorber et à les exprimer, ce qui accroît en retour leur vulnérabilité. Ces auteures affirment cependant que, lorsque les femmes intègrent cette vulnérabilité de manière proactive, c’est-à-dire pour mobiliser leur empathie afin de comprendre les réactions des autres, pour apprendre sur les autres et sur l’organisation dans laquelle elles doivent exercer un leadership, leur vulnérabilité devient alors une base positive pour un double-loop learning.

La transformation sociale et son impact sur les organisations

Le sociologue Anthony Giddens (1995), dans son ouvrage intitulé The Transformation of Intimacy, démontre l’impact qu’a eu sur les relations personnelles la dévotion de la civilisation contemporaine à la croissance économique et au contrôle technique. Cela a entraîné une divergence profonde entre les hommes et les femmes séparés dans leurs sphères respectives, publique et privée. Il a aussi décrit la transformation sociale de l’intimité, dans les relations personnelles et affectives, entreprise par les femmes et débouchant sur une démocratisation de la vie personnelle. Une telle reconstruction, se situant dans le contexte de la révolution sexuelle à laquelle elle a participé et qui, en retour, l’a facilitée, dévoile une construction sociale problématique de la masculinité et des institutions construites sur ses principes, ce qui avait été reconnu en théorie des organisations (Hearn et Parkin 1983; Hearn, Sheppard et Tancred-Sherrif 1989).

La conception générative du pouvoir que Giddens avance permet de comprendre que cet ethos féminin émerge, non pas d’une prise de pouvoir des femmes, mais bien au contraire de l’absence de pouvoir structurel que celles-ci ont historiquement vécue. La transformation des relations personnelles a inévitablement des retombées sociales plus larges par son impact sur les relations parentales et par la participation croissante des femmes à la sphère publique. Il est pertinent de se demander si ces changements, entraînant éventuellement une infiltration de l’intimité dans les organisations, n’ont pas contribué à l’émergence du phénomène de féminisation de la gestion dont nous parlerons plus loin (Giddens 1995 : 130; traduction libre) :

L’intimité est avant tout une affaire de communication émotionnelle, avec autrui et avec soi (self), dans un contexte interpersonnel d’égalité. Les femmes ont préparé la voie pour une expansion du domaine de l’intimité dans leur rôle de révolutionnaires de la modernité quant aux émotions. Certaines dispositions psychologiques ont été les conditions et les effets de ce processus, de même que les changements dans les conditions matérielles qui ont permis aux femmes de formuler leur quête d’égalité.

La démocratisation de la vie personnelle à travers une transformation de l’intimité appelle un engagement non pas tant envers l’autre qu’envers la relation telle qu’elle est construite et évolue dans le temps. Le changement perpétuel impliqué dans les relations qui se transforment continuellement – et transforment les personnes qui les vivent – entraîne une interconnexion entre le passé, le présent et le futur qui rompt avec un temps linéaire et l’idée même du progrès. Dans un sens plus large, la transformation actuelle de l’intimité fait directement appel aux émotions comme facteurs de motivation qui, ainsi, deviennent des life-political issues. La conjugaison du pouvoir au féminin tient peut-être à cette occasion contextuelle de réaliser un exercice du pouvoir qui ne contredise pas implicitement le féminin.

Vers la féminisation comme transformation politique ou instrumentalisation du féminin

Dans un sens, la critique féministe permet de mettre au jour les dichotomies qui imprègnent les théories et les pratiques de gestion telles que la subjectivité/l’objectivité, la coopération/la compétition et surtout l’émotivité/la rationalité et de démontrer de quelle manière et avec quel impact les caractéristiques de ces dichotomies étaient associées au genre dans le processus de reconduction des inégalités (Martin 2003). Les théories, images et pratiques en matière de gestion ne sont donc pas neutres (Stivers 1993) et les changements récents permettent de mettre en évidence une féminisation de ces discours, c’est-à-dire le constat que des qualités traditionnellement associées au féminin se répandent pour signifier ou qualifier différemment la gestion (Fondas 1997). Remettant en question les fondements de la gestion (planification, organisation, direction, contrôle, etc.) et leur rationalité technique sous-jacente, ainsi que la séparation entre la conception et l’exécution, ces nouveaux discours prétendent que les gestionnaires doivent maintenant concevoir le rôle particulier comme étant davantage de la coordination et de la facilitation d’un accompagnateur ou d’une accompagnatrice qui soutient son personnel et en prend soin, des rôles qui font tout autant sinon plus appel aux émotions et à l’intuition qu’à la rationalité. Selon Fondas, l’introduction de ces nouveaux rôles dans les textes de gestion introduisent un ethos féminin sans pour autant le nommer et le reconnaître ainsi. Il faut aussi comprendre que l’argument discursif qui sous-tend l’introduction de ces conceptions de la gestion est explicitement fonctionnaliste et instrumental dans une perspective où il est posé comme donné que les entreprises se doivent d’être novatrices et d’améliorer leur compétitivité à l’aide de modes de gestion plus participatifs, relationnels et interactifs. Fondas souligne que, à mesure que cet ethos féminin est accentué par les textes et adopté par les gestionnaires, il s’infiltre, s’institutionnalise et se répand davantage à travers des changements substantifs et structurels, d’une part, et symboliques et culturels, d’autre part.

La dimension instrumentale et prescriptive des nouveaux discours de gestion invite cependant à demeurer critique devant cette féminisation, qui pourrait n’être qu’une autre récupération du féminin au profit d’une nouvelle forme de contrôle des ressources humaines prétendument rendue nécessaire par un discours axé sur des impératifs de survie. Une perspective critique s’avère toujours nécessaire si l’on veut en révéler les effets de domination (Alvesson et Billing 1997; Alvesson et Willmott 1992, 2003) et de nouvelles synergies entre les approches critiques (Calas et Smircich 1992a, 1992b) et féministes sont peut-être souhaitables (Martin 2003). Calas et Smircich (1993, 2006) ont déjà révélé la résurgence de modèle traditionnel de rapport homme/femme derrière une rhétorique de changement qui faisait appel justement aux qualités féminines. Des auteures et des auteurs du courant radical s’inquiètent aussi du fait que les nouveaux modèles de leadership féminins puissent ne servir qu’à voiler encore davantage la hiérarchie et le pouvoir (Stivers 1993). D’autres ont montré, derrière les promesses avancées par le courant du comportement citoyen organisationnel (organizational citizenship behavior), auquel les femmes ont été souvent associées, que celui-ci demeurait ancré dans des prémisses masculines, ce qui entraîne une intensification du travail parfois au détriment des autres dimensions familiales et civiques mêmes (Kark et Waismel-Manor 2005).

D’autres analyses critiques des organisations (Aubert et Gaulejac 1991; Gaulejac 2005) examinent la signification et les effets de la transformation actuelle du pouvoir disciplinaire vers un pouvoir de gestion. Ces analyses révèlent en quoi cette transformation qui mise sur la séduction et l’adhésion conduit à une soumission librement consentie et ultimement à un investissement illimité de soi. Par le passage de l’obéissance à l’autonomisation (empowerment), de la répression à la séduction, de l’imposition à l’adhésion, il se développe chez les membres de l’organisation une dépendance à la reconnaissance qui est intériorisée sous la forme d’un idéal de soi tout aussi exigeant et épuisant qu’exaltant.

À l’issue de cette ouverture sur l’institutionnalisation d’un ethos féminin annoncée par Fondas (1997), nous posons la question à savoir si cet espace permet de concrétiser une transformation du fonctionnement et de la vie organisationnelle favorable à l’expression du féminin et laisse entrevoir des changements organisationnels plus profonds, ou si nous assistons, comme peut le suggérer l’analyse critique des discours et des pratiques de gestion proposée par de Gaulejac (2005) à une instrumentalisation de cet ethos féminin dans une quête d’idéal envahissante à laquelle les membres de l’organisation se brûlent et pour laquelle la société est rendue de plus en plus malade.

En conclusion, retenons, à l’invitation d’Alvesson et Billing (1997), l’importance et l’impact que peuvent avoir les théories, les analyses et les différentes conceptions argumentaires proposées sur les subjectivités des femmes : « les conséquences pour la confiance en soi des femmes, leurs intentions de carrière et leur image de soi – cruciaux préalables pour être gestionnaires – peuvent être considérables » (Alvesson et Billing, 1997 : 170). Cette revue des différents courants de recherche invite à poursuivre la recherche en tenant davantage compte des contextes multiples et de leurs enjeux particuliers et internes plutôt que de formuler les problématiques en des termes universels ou trop généraux. De plus, nous proposons de penser, avec Marshall (1984), que le plus grand risque auquel font face les femmes, et leur plus grand potentiel à la fois, c’est le risque d’être elles-mêmes (Marshall 1993 : 21) :

J’ai suggéré que les femmes prennent plus de libertés dans les organisations – tout en maintenant un sens approprié de protection de soi – pour relâcher une énergie qui est présentement utilisée défensivement. Mais j’ai aussi des réserves quant à l’idée de donner des conseils de changement aux femmes. Je suis suspicieuse quant à ce genre d’écrits bien établi. Si les cultures sont des systèmes résilients et largement inconscients, est-il réaliste ou même éthique d’implorer des individus, surtout des personnes potentiellement marginales, de générer un changement organisationnel? Peut-être les femmes devraient-elles plutôt arrêter d’essayer et se permettre « simplement » de se comporter comme si elles avaient le droit de définir leur propre comportement. Cela, en soi, pourrait être une intervention paradoxale dans le système.

Présentation du numéro

Plusieurs articles dans le présent numéro alimentent notre réflexion à l’égard des transformations actuelles que vivent les organisations et nous accueillons avec gratitude ces différentes contributions. Pris dans leur ensemble, les textes que nous présentons dans ce numéro, à défaut de donner des réponses et d’offrir une position univoque, examinent chacun à leur manière un éventail complet des enjeux que nous venons d’exposer dans notre historique qui nous permettent de prendre le pouls de l’avancement des connaissances et de voir apparaître de nouvelles avenues de développement. Les textes rassemblés dans ce numéro préconisent une construction sociale du genre pour laquelle l’organisation est un lieu privilégié d’expression des dynamiques de pouvoir entre les sexes. On tente de décrire et de mieux comprendre la persistance du plafond de verre dans les organisations canadiennes et québécoises (Isabelle Marchand, Johanne Saint-Charles et Christine Corbeil). On remet en question les espoirs fondés sur les entreprises de la nouvelle économie censées faire une place meilleure aux femmes en raison de leur mode d’organisation non bureaucratique (Stéphanie Chasserio). On soulève l’importance et la prédominance des facteurs contextuels dans l’explication de la différence du leadership en éducation entre les hommes et les femmes (Lucie Héon, Claire Lapointe et Lyse Langlois). On examine comment la féminisation des discours et des pratiques de gestion et le concept d’espace-temps affectif peuvent contribuer à dépasser le binarisme rationalité/émotivité et permettre aux femmes gestionnaires d’aborder le travail affectif présent dans le rôle de gestionnaire avec une position de force (Gladys Symons). Dans un contexte de réforme ayant pour objet de débureaucratiser l’administration publique, on explore les styles de gestion qui permettent l’expression d’un jugement éthique qui préserve les valeurs organisationnelles (Florence Piron). Enfin, on illustre comment des femmes ont réussi, par la création de réseaux officieux et officiels, à se donner des lieux d’expression, de réflexion, de revendication, de partage, de solidarité et d’entraide (Francine Harel Giasson, avec la collaboration de Nicolle Forget, Louise Roy et Annette Dupré).

Voici, plus en détail, comment s’enchaînent les textes qui composent ce numéro.

Article d’Isabelle Marchand, Johanne Saint-Charles et Christine Corbeil : L’ascension professionnelle et le plafond de verre dans les entreprises privées au Québec

Dans cet article, les auteures posent la question qui s’avère encore d’actualité, malgré les progrès effectués par les femmes en fait de progression dans les différentes sphères de l’activité sociale et professionnelle, à savoir pourquoi existe-t-il toujours un plafond de verre qui semble limiter l’accès aux hautes sphères organisationnelles? Pour répondre à cette question, les trois auteures proposent l’approche des rapports sociaux de sexe pour élucider les facteurs qui sont en jeu. Dans ce cadre conceptuel, ce sont les différences « naturelles » qui servent à justifier l’exclusion des femmes dans un monde où ces rapports ne sont pas remis en question. Après avoir exposé la situation des femmes au Canada et au Québec, les auteures examinent de plus près la littérature sur le plafond de verre de manière à faire ressortir les facteurs principaux qui semblent contribuer à ce phénomène social. La question des compétences ressort d’emblée, avec son impact sur la gestion des ressources humaines dans les organisations, tels les biais qui peuvent s’introduire dans les processus de recrutement et de promotion. Vient ensuite la participation des femmes, ou plutôt leur exclusion ou leur marginalisation, dans le cas des réseaux sociaux de personnes initiées. Ici, la tendance des femmes à se créer leurs propres réseaux de soutien et d’entraide ne semble pas pallier les effets que peuvent avoir pour leurs collègues masculins leurs propres réseaux centraux. La présence d’un mentor ou d’une mentore, par contre, paraît jouer favorablement pour ces femmes. Par contre, la conciliation travail-famille incombe toujours davantage aux femmes et l’engagement envers l’organisation semble toujours se traduire dans une certaine négation des autres dimensions de sa vie pour les gestionnaires de carrière. L’analyse du phénomène sous l’angle des rapports sociaux de sexe permet de mettre en évidence l’impact de la division du travail et de la hiérarchisation entre les principes masculins et féminins qui servent à construire cette structure sociale dans laquelle les emplois dits féminins sont dévalorisés par rapport aux emplois dits masculins. Les stéréotypes à la base des différenciations servent à soutenir cette hiérarchisation et à reproduire les inégalités. Cela conduit à penser qu’il est difficile d’être à la fois femme et dirigeante tant ces termes en viennent à cristalliser des réalités opposées. En ce sens, la culture organisationnelle est présentée comme un médium où s’incarne la doxa de sexe, soit un répertoire de signes et de signifiants qui définit la place «naturelle» des femmes dans l’ordre social. C’est donc dans l’ordre symbolique que doivent s’inscrire les changements qui pourraient conduire à sa transformation.

Article de Stephanie Chasserio : Les nouvelles formes organisationnelles et la persistance des effets de genre dans les services technologiques aux entreprises

Alors que les constats précédents quant à l’impact de la dynamique organisationnelle ont été maintes fois reconnus, des espoirs semblaient possibles avec la promesse des changements organisationnels importants dans les secteurs de la nouvelle économie du savoir. L’étude présentée ici a pour objet d’analyser l’effet de genre qui se matérialise dans la structure organisationnelle et la division du travail et les pratiques de gestion des ressources humaines dans des entreprises de ce type. L’auteure débute par une mise en contraste des caractéristiques de l’organisation de la nouvelle économie par rapport au traditionnel modèle bureaucratique. Flexibilité, polyvalence, organisation par projet et gestion par résultats, niveaux hiérarchiques réduits et autonomie accrue sont les principales caractéristiques des organisations du « nouveau type ». Bien que les effets de genre ne soient pas explicitement abordés, on est en droit d’imaginer que les femmes pourraient tirer favorablement parti de cette flexibilité nouvelle dans la dynamique organisationnelle. Qu’en est-il réellement? La littérature est partagée, certains auteurs et auteures rapportant plus de possibilités d’avancement, tandis que d’autres montrent comment les facteurs discriminants demeurent. Ainsi, la flexibilité se traduit par de longues heures de travail qui désavantagent plus souvent les femmes avec des enfants. La gestion décentralisée de la gestion des ressources humaines ajoute une charge additionnelle au ou à la chef de projet et laisse plus de place à l’arbitraire et à la négociation d’avantages qui reviennent le plus souvent à ceux et celles dont l’investissement en temps est par ailleurs plus important. Cet outil de contrôle et de gestion que constitue l’aménagement du temps et des horaires de travail selon le bon vouloir du ou de la gestionnaire, qui n’est évalué qu’en fonction de la réussite du projet, amène des iniquités qui font souhaiter à plusieurs la mise en oeuvre de politiques plus formelles dignes des organisations bureaucratiques. De plus, la gestion de son employabilité, la mise à jour de ses compétences et la responsabilité de sa progression de carrière incombe à l’individu, ce qui ajoute une charge de travail importante à un emploi du temps déjà chargé. Il ressort de cette étude que, dans les organisations aux dynamiques informelles, décentralisées et flexibles, le temps de travail devient une monnaie d’échange, de visibilité, et donne place à une surenchère de valorisation implicite qui défavorise les membres désireux d’équilibrer leurs vies personnelle et professionnelle. Le fait que ce sont des femmes qui, le plus souvent, en souffrent ou pour qui la carrière connaît ainsi un frein et des limites importantes soulève une tout autre question.

Article de Lucie Héon, Claire Lapointe et Lyse Langlois : Réflexions méthodologiques sur le leadership des femmes et des hommes en éducation

L’article ouvre sur une critique selon laquelle les études prônant l’existence d’un leadership au féminin sont marquées par une idéologie qui favorise d’emblée certaines caractéristiques féminines qui, de surcroît, sont attribuées aux femmes en exclusivité. Une revue de la littérature appuie le constat de la prédominance des facteurs démographiques et contextuels sur la question du genre dans l’expression d’un style de leadership, ce qui, selon les auteures, appuie le défi méthodologique qui préside à l’étude du phénomène. Elles enchaînent en proposant la statistique contextuelle comme approche privilégiée pour l’étude de la représentation du leadership, approche qu’elles appliquent ensuite au domaine de l’éducation auprès de directeurs et de directrices d’école. Cinq modèles de leadership sont retenus, soit les modèles de leadership transactionnel, participatif, transformationnel, éthique et pédagogique. Après avoir décrit ces types, les auteures relèvent que les femmes sont présumées avoir un style plus participatif ou transformationnel, tandis que les hommes adopteraient davantage un style transactionnel. Alors que les répondantes et les répondants présentent une description générale du leadership, leur discours change lorsqu’ils sont amenés à en parler dans leur contexte respectif. Leurs résultats permettent à certains égards de nuancer le fait que les styles de leadership sont essentiellement liés au genre et montrent en quoi les variables contextuelles sont parfois prédominantes dans l’acquisition de certains styles par les hommes ou les femmes.

Article de Gladys Symons : Qui a peur des émotions organisationnelles? Revisiter le rapport entre le féminin et la gestion à l’aide du concept de l’espace-temps affectif

Dans cet article, l’auteure propose de revisiter la proposition de Fondas (1997) selon laquelle les discours théoriques et les pratiques de la gestion se sont féminisées, et ce, à partir du concept de l’espace-temps affectif qu’elle a élaboré au cours de ses récentes recherches au Québec avec une approche de théorie ancrée. Le concept d’espace-temps affectif propose une analyse sociologique pour comprendre la dynamique émotionnelle, laquelle est centrale dans le travail des gestionnaires. Alors que les nouveaux discours et les pratiques qu’ils entérinent en matière de gestion mettent en avant des qualités traditionnellement associées au féminin, sans pourtant expliciter ce lien, il est intéressant d’explorer comment les femmes se situent et expérimentent cet ethos féminin d’affiliation et de collaboration qui fait une place importante aux émotions et aux dynamiques interpersonnelles marquées, entre autres, par le souci d’autrui, l’empathie, le relâchement du contrôle et le partage des responsabilités. C’est dans cette perspective que Symons poursuit la théorisation de la féminisation de la gestion à travers la dynamique sociale émotionnelle qui s’y déploie dans le temps et l’espace. La métaphore de l’espace-temps affectif constitue une contribution importante en ce qu’elle enrichit la compréhension de la dynamique sociale sur un sujet par ailleurs principalement abordé et connu sous l’angle psychologique et individuel. Ainsi, l’angle d’analyse retenu permet d’appréhender les émotions comme socialement construites et situées, de même qu’enchâssées dans des institutions qui impliquent des normes et des valeurs. Les émotions étudiées présentent une nature qui les place d’emblée dans des dynamiques d’interaction et dans une logique processuelle. Selon l’auteure, le concept d’espace-temps affectif soulève des questions quant aux dimensions affectives présentes dans l’espace et le temps organisationnels, de même qu’il met en évidence la dimension spatio-temporelle des émotions organisationnelles. Des exemples tels que celui d’une fusion organisationnelle montrent comment un évènement peut déclencher le phénomène d’espace-temps affectif avec lequel les gestionnaires devront composer, mais le feront selon différentes stratégies qui sont examinées par l’auteure.

Le travail affectif qui en découle, celui de la gestionnaire mais aussi lorsque celle-ci doit s’occuper du travail affectif des autres, est souvent accentué par les nouvelles normes de gestion, ce qui permet de faire les liens avec la féminisation. La question du contrôle devient saillante avec le concept d’espace-temps affectif, puisque le phénomène peut être abordé de manière instrumentale à cette fin. Cependant, les travaux de Symons montrent que l’espace-temps affectif peut aussi être le lieu d’expression de la compassion dans une rationalité, non plus instrumentale mais une rationalité en valeur. Cela débouche, notamment, sur une conception du temps qui est davantage qualitative (écoute, disponibilité affective) que quantitative (durée objective). La contradiction entre contrôle et compassion, accentuée par les normes et les attentes institutionnelles formulées envers les gestionnaires, place les femmes dans une tension difficile à réconcilier. L’institutionnalisation de la féminisation de la gestion, en revanche, permet aux femmes d’approcher la dynamique sociale et émotionnelle en jeu dans une position de force. L’invisibilité du travail affectif est contrée par l’apport du concept d’espace-temps affectif qui l’explicite en tant que composante centrale de la réalité de la gestion et organisationnelle.

Note de recherche de Florence Piron : La gestion, l’éthique et la modernisation de la fonction publique québécoise : réflexions de trois femmes sous-ministres en titre

Le contexte de réforme de l’administration publique, inspirée du nouveau management public, par son orientation vers les résultats et le service aux citoyens, ses critères de responsabilité et de transparence et sa volonté de débureaucratiser les processus administratifs, a entraîné des enjeux éthiques, notamment pour les gestionnaires. L’auteure révèle, à travers les propos et réflexions de trois femmes sous-ministres, à quel point ces réformes ont nécessité des adaptations dans leur organisation et à quel point, pour les gestionnaires elles-mêmes, leurs réactions et leur attitude ont été sollicitées par le changement et ont pu avoir de l’impact sur la mise en oeuvre de celui-ci. Les recherches conduites par l’auteure l’amènent à avancer l’idée que la qualité de la réflexion éthique est étroitement liée au style de gestion et de leadership. Dans son texte, elle vise à mettre en évidence la façon dont les femmes abordent la gestion et contribuent à créer les conditions favorables à l’expression d’un jugement éthique.

Toutefois, cette note de recherche ne présente pas une analyse de l’impact du genre sur les modes de gestion des femmes en question, qui, tout comme certains répondants masculins de l’étude, ont montré de l’ouverture à l’égard de ce « leadership éclairé » en faveur de la réforme administrative. Pourtant, on peut trouver chez chacune quelques composantes qui marquent ce style de gestion, telle l’importance accordée aux relations interpersonnelles dans la gestion. Cela se traduit par le respect, l’écoute et la valorisation du personnel. Même dans des situations difficiles, par exemple des mises à pieds dues aux compressions budgétaires, ressort la volonté de bien faire les choses, dans le respect des personnes et des valeurs. S’y ajoutent, la sensibilité aux personnes et aux situations particulières qui conduit à reconnaître les limites des règles et des principes généraux de même que la nécessité de prendre en considération les situations particulières. C’est à ce niveau que l’éthique permet de baliser, en fournissant une réflexion sur les valeurs pour guider la décision, et en offrant le soutien des répondants en éthique avec qui échanger lorsque les normes ne peuvent simplement s’appliquer. Enfin, il y a le sentiment aigu d’une nécessité de cohérence entre le discours et l’action qui implique que ce sont des personnes qui incarnent ces discours et que c’est sur cette cohérence que se fondent l’authenticité et la crédibilité de la gestion.

Note d’action de Francine Harel Giasson, avec la collaboration de Nicolle Forget, Louise Roy et Annette Dupré : Les réseaux de femmes en gestion

Cette note d’action conclut avec pertinence ce numéro sur les femmes et la gestion en donnant une place à l’expérience de femmes qui racontent l’histoire, la mission, l’organisation et le fonctionnement de réseaux de femmes en gestion. Le texte de Francine Harel Giasson débute par un historique présentant l’émergence des réseaux de femmes, depuis les amicales d’étudiantes à la base des réseaux de contacts privilégiés, en passant par les regroupements de femmes participant à différents cercles de pouvoir dans la société de par leurs liens familiaux, allant jusqu’à la création d’associations plus officielles telles que l’Association des femmes collaboratrices. Cela a ensuite été l’entrée des femmes en plus grand nombre aux études et dans des postes leur permettant d’élargir leurs aspirations qui a entraîné un mouvement de soutien, parfois soutenu à l’intérieur même de certaines organisations ou de réseaux existants.

Rapidement, dans les analyses sur les femmes en gestion, on reconnaissait que l’absence des femmes des réseaux traditionnels masculins était un enjeu important devant les difficultés que celles-ci vivaient dans les organisations. Malgré les risques de ghettoïsation soulevés à l’égard des groupes féminins, les besoins des femmes professionnelles et gestionnaires de se regrouper semblent avoir été plus forts et les bienfaits qu’elles en ont retirés paraissent remettre en question ces réserves. Cette note d’action permet de découvrir de l’intérieur trois réseaux de femmes. Nicolle Forget raconte l’histoire des Filles du Ritz, un réseau aux liens tissés serrés destiné à regrouper et à soutenir une vingtaine de femmes québécoises désireuses de participer activement à l’exercice du pouvoir. Dans un autre registre, Louise Roy présente le réseau International Women’s Forum. Ce réseau international d’envergure regroupe environ 3 500 membres, et veut permettre à des femmes leaders de plus de 20 pays de partager de façon privilégiée leur expérience et de l’information sur des enjeux à caractère international. Enfin, Annette Dupré présente l’Association des femmes en finance au Québec, filiale d’environ 200 membres au Québec de la Financial Women’s Association de New York. Regroupant des femmes de formation universitaire qui ont une expérience en finance, ce réseau veut contrer la faible présence des femmes au niveau supérieur et au sein des conseils d’administration des entreprises et organismes québécois.

Ces récits sont riches, intéressants et même touchants. Ils manifestent bien le soutien que peuvent s’apporter des femmes de plusieurs horizons, sans pour autant sacrifier la pertinence du contenu. L’expérience des femmes, telle qu’elle est présentée par ces auteures démontre comment la dimension humaine et la générosité peuvent s’allier aux questions stratégiques et à la recherche de résultats de même qu’à la poursuite d’objectifs personnels de carrière, sans pour autant réduire les considérations sociales et les enjeux de solidarité.

Recension de Francine Séguin : La passion de l’université, de Claudine Baudoux, Cap-Rouge, Presses Inter Universitaires, 2005, 552 p.

Nous avons aussi la chance d’intégrer à ce numéro la recension d’un ouvrage récent d’une auteure québécoise reconnue pour ses travaux sur les femmes en gestion, notamment dans le milieu de l’éducation. Dans sa recension, Francine Séguin explique en quoi ce livre, sérieux et fort bien documenté, rédigé par une spécialiste de la situation des femmes dans le secteur de l’éducation, est un incontournable pour quiconque s’intéresse à cette question. Sans contester directement la proposition de Baudoux, à savoir que le mode de gestion collégial produit moins de discrimination envers les femmes que le mode bureaucratique, Séguin enchaîne cependant en remettant en question la séparation en apparence trop étanche entre ces modes de gestion et de fonctionnement du milieu universitaire. Elle argue que des interrelations nombreuses existent et mériteraient considération.

Nous accueillons aussi un article hors thème au sein de ce numéro.

Article hors thème de Véronique Molinari : Du « vote des flappers » au « vote à talons hauts » : évolutions et constantes dans la mobilisation de l’électorat féminin par les partis politiques britanniques de 1920 à 2006

En espérant avoir contribué à stimuler l’intérêt pour la recherche féministe et à valoriser son apport en gestion, spécialement en faveur d’une production d’écrits francophones, nous souhaitons que ce numéro constitue une référence susceptible d’inspirer de nouvelles pistes de réflexion pour la compréhension des enjeux contemporains et à venir.