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Cet ouvrage fait suite à un colloque tenu à Montréal en 2004 et réunit les communications d’une vingtaine d’auteures sur la réception de la notion d’une troisième vague féministe dans le contexte des analyses et des pratiques québécoises. Autour de ce dénominateur commun, les textes remettent en question la pertinence et l’intérêt d’appréhender le féminisme selon cette conceptualisation. Fascinant exercice qui révèle un féminisme québécois en voie de se décentrer du giron des écrits féministes français, pris en flagrant délit de vagabondage théorique, alors que nombre de textes puisent à un ensemble éclaté de sources pour alimenter une réflexion originale. On peut également tirer certaines conclusions à partir de ce que les textes n’abordent pas : ainsi le rapport historique du féminisme québécois à l’identité nationale et au nationalisme est-il pratiquement absent des préoccupations exprimées par ce collectif d’auteures, bien que les questions de générations, d’identités et de mémoire y soient largement abordées.
Dans un long texte qui sert d’introduction à l’ouvrage, Maria Nengeh Mensah pose les balises de l’exercice : si les ouvrages et les réflexions en anglais sont prolifiques sur la troisième vague, ce n’est pas le cas des écrits en français. Pourtant, l’expression « troisième vague » suscite aussi des questionnements dans les milieux francophones, questionnements exprimés à travers un ensemble de communications. Celles-ci, malgré leur hétérogénéité, forment un tout cohérent qui donne la couleur des changements en voie de s’opérer au sein des analyses et des pratiques des féministes de la majorité au Québec. De même,
[…] si nous ne pouvons cerner la troisième vague du féminisme dans un concept définitif, nous pouvons toutefois affirmer qu’elle reste corrélative de certains malaises : face au recul du féminisme dans les valeurs sociétales, face au ressac antiféministe, en réaction aussi à un féminisme qui a mauvaise presse. Et finalement, face aussi aux défis que présente l’élaboration d’un féminisme postvictimaire et multi-identitaire.
p. 20
Les seize textes sont regroupés en sept dialogues : « Expressions », « Histoires », « Enjeux queer », « Défis gais », « Corporéités », « Et les hommes? » ainsi que « Rendez-vous ». Sont mentionnés tout au long de l’ouvrage les thémes liés au pouvoir (avec en filigrane la sexualité et les rapports sociaux de sexe), à la mondialisation, aux conflits générationnels, à une réaction brutale (backlash), et à la relation entre la théorie, la pratique et la culture populaire. Certains sujets clandestins (underground) et marginaux par rapport à l’imaginaire d’un certain féminisme québécois qui veut être représentatif de la parole majoritaire sont abordés : nous pensons ici à la communication de Mélina Bernier sur l’artiste Orlan et son théâtre de la chair, ou encore au thème de l’autonomie selon la perspective du mouvement des femmes handicapées, développé dans le texte de Monique Lanoix.
Quatre textes centraux tissent la trame de la réflexion sur la pertinence de penser le féminisme québécois à partir de la notion de troisième vague. Outre l’introduction de Maria Nengeh Mensah, ce sont les textes de Micheline Dumont, de Louise Toupin et de Marcelle Dubé qui posent les balises du débat sur le sujet. Dans son texte « Réfléchir sur le féminisme du troisième millénaire », l’historienne Micheline Dumont s’interroge sur l’utilité de se demander si la troisième vague est commencée. Cette interrogation l’amène à analyser les différentes tentatives de qualification du féminisme et à discuter des problèmes inhérents à la notion de vague. L’historienne rappelle qu’elle s’est elle-même déjà opposée à l’idée de penser le féminisme selon une échelle chronologique parce que ce type de ligne laisse toujours entendre que l’avant explique l’après sans pousser plus loin l’analyse, alors que parfois la vérité historique se trouve dans le désordre des faits. Le concept de « vague » apparaît aussi ambigu que le mot « moderne » sur le plan temporel et semble un instrument discursif imposé à la compréhension des faits, notamment en ce qui a trait aux expériences non occidentales (p. 63).
Pour sa part, la chercheuse Louise Toupin réfléchit sur les lacunes qui résultent de l’emploi du terme « vague » pour le féminisme, soit l’effet d’homogénéisation qu’il produit, par l’amalgame de courants d’idées et d’actions très diversifiés, sur la base de la date de naissance des protagonistes. Toupin propose néanmoins de définir par « troisième vague » l’étape la plus récente du féminisme. Elle montre comment l’exemple des travailleuses du sexe, qui sont privées du droit d’expression dans un certain féminisme, pour cause de supposée aliénation, force à s’éloigner de la pensée totalisante et universalisante de ce féminisme :
Il faudrait absolument éviter […] une grille d’analyse homogénéisante et universalisante, comme a pu l’être en ses débuts l’analyse féministe radicale, avec son ambition d’identifier la cause et l’explication de la domination des femmes. Je parle ici de l’analyse radicale d’avant les critiques formulées par les femmes dites minoritaires, d’avant la prise en compte des expériences plurielles des femmes.
p. 85
Dans cette série de textes sur la troisième vague, celui de Marcelle Dubé aborde les questions de génération, de diversité et d’identité dans les pratiques des jeunes féministes québécoises. Le thème des jeunes féministes, leur présence en nombre restreint, leur passage souvent épisodique ainsi que leur façon d’être, les champs d’intérêt qu’elles ont, les questions qui les préoccupent et qu’elles soulèvent, et la relève qu’elles constituent pour le mouvement des femmes ont été et sont encore des sujets discutés à maintes reprises au sein de ce mouvement. Dubé constate que la diversité des identités est un trait propre à la jeune génération de féministes. Celles-ci sont conscientes des multiples appartenances qui les constituent et les forment comme sujet femme. Cette notion de génération appelle à une réflexion sur la mémoire et l’identité, et « si la mémoire est avant tout un travail, elle est aussi un lieu, un espace où se joue simultanément l’histoire individuelle et collective. Le rapport entre les générations n’est pas étranger à ce travail de mémoire » (p. 200). Dubé conclut néanmoins à l’existence d’une troisième vague; pour le moment, le visage de cette troisième vague est éclaté, ce qui laisse une plus grande place à l’expression d’aspects culturels et individuels, et invite les filles à être plus subversives que leurs aînées :
Pour ma part, j’y vois l’aube d’un mouvement qui se veut composé d’une multiplicité de courants, de vagues et de rives qui s’expriment en même temps, où la stratification de l’expériences féministe, tant individuelle que collective, est singulière et plurielle et formée à la fois de ce qu’ont été les femmes d’hier, de ce qu’elles sont aujourd’hui et des questions qui marqueront l’identité des femmes de demain.
p. 204
Les deux textes de l’ouvrage qui abordent les territoires de la sexualité contribuent à mieux circonscrire les enjeux que représente la notion de troisième vague. Dans son texte « La réflexion queer : apports et limites », la politologue Diane Lamoureux se livre tout d’abord à un long exercice de définition de la diversité sexuelle (queer), pour ensuite montrer les limites de cette notion, laquelle nourrit l’individualisme abstrait, fait l’économie du moment politique, tend à reconduire les hiérarchies sociales existantes et fait ombrage à l’affirmation d’une perspective lesbienne : « La grande mer queer et ses remous risquent fort d’entraîner la noyade lesbienne. Pourtant, ce n’est qu’à travers l’affirmation de points de vue lesbiens qu’un renouveau de la radicalisation féministe est possible » (p. 103). Line Chamberland et Johanne Paquin, dans leur texte intitulé « Penser le genre, penser l’hétérosexualité : un défi pour la troisième vague du féminisme », montrent la nécessité de croiser les études féministes avec les études gaies, lesbiennes et sur la diversité sexuelle, puisqu’il se révèle impossible d’isoler genre, sexe et sexualité. Ces auteures démontrent le caractère fructueux de cette interaction et ses possibilités pour le féminisme de la troisième vague :
Réciproquement, les perspectives gaies, lesbiennes et queer pressent les études féministes de mettre davantage en question la naturalité de l’hétérosexualité, de problématiser la relation entre sexualité et genre. En d’autres termes, elles appellent à un élargissement de l’objet du féminisme, de façon à ce que ses enjeux et ses luttes ne se limitent plus au groupe des femmes mais s’adressent à l’ensemble de celles et ceux qui subissent les répercussions du sexisme et de l’hétérosexisme. Voilà à nos yeux l’un des défis de la troisième vague.
p. 129
L’ouvrage Dialogues sur la troisième vague féministe marque un moment important dans la construction d’un corpus théorique propre au féminisme québécois. Il fait état du grand brassage qui remue les a priori sur lesquels s’est construit le féminisme des femmes de la majorité au Québec. Cela en fait une lecture nécessaire pour saisir les enjeux de notre temps.