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En post-scriptum à cette biographie de Marie Gérin-Lajoie, Anne-Marie Sicotte a placé un bref texte : « Les fragiles conquêtes d’une écrivaine », où elle résume les étapes de sa propre carrière d’écrivaine. Elle conclut : « La motivation pour écrire vient de l’intérieur de soi, mais seule la reconnaissance publique peut faire de nous de véritables auteurs, s’inscrivant dans la durée » (p. 503). Or, ce dernier ouvrage d’Anne-Marie Sicotte mérite de s’inscrire dans la durée. Allez toutes et tous acheter cette biographie : vous y découvrirez une Marie Gérin-Lajoie que vous ne connaissez pas, une analyse de sa vie qui permet de jeter un regard nouveau sur cette pionnière du mouvement des femmes. Un livre qui vous servira longtemps!

Par ailleurs, en prélude à sa recherche, Anne-Marie Sicotte confie ce qui suit (p. 11) :

Jusqu’alors, je me croyais plus ou moins féministe ou, du moins, c’est ce que je disais à mon entourage. Je ne pouvais m’empêcher de ressentir un insidieux sentiment de gêne à m’avouer féministe, un sentiment qui anticipait ce que les hommes pourraient en penser, la manière dont ils allaient me juger, me catégoriser… Maintenant, en songeant aux femmes d’il y a un siècle, et particulièrement à Marie Gérin-Lajoie, je serai solidaire des femmes d’aujourd’hui, et je prendrai au sérieux le travail qu’il reste à faire pour qu’elles et moi devenions vraiment libres.

Ces deux confidences de l’auteure nous permettent de comprendre pourquoi cette biographie est si intéressante. Écrite dans une langue fluide et stimulante, avec la passion de communiquer et sans les jugements déjà stéréotypés que les premiers travaux d’histoire des femmes comportaient parfois, la vie de Marie Gérin-Lajoie est présentée avec un regard neuf, une excellente connaissance de l’époque où elle a vécu, ce qui lui donne sa véritable dimension. L’auteure a donc évité le piège de juger l’oeuvre de Marie Gérin-Lajoie avec les critères d’aujourd’hui. Elle ne prend pas parti dans le débat théorique qui discute de l’engagement des femmes de cette époque : sont-elles féministes? maternalistes? Quelle est la qualité de leur féminisme? L’auteure se contente plutôt de présenter de nombreux textes inédits qui obligeront les théoriciennes à nuancer leurs jugements. Pour Anne-Marie Sicotte, le féminisme de Marie Gérin-Lajoie est indéniable.

Ce livre propose également un index bien construit (mais l’entrée à « Henri Gérin-Lajoie, père » est absente), une commode chronologie, des tableaux généalogiques, des illustrations et des encadrés particulièrement bien choisis ainsi qu’une excellente bibliographie. Les éditrices ont fait un travail remarquable à cet égard, qui ajoute à l’intérêt de la biographie.

L’ouvrage suit le parcours de Marie Gérin-Lajoie en utilisant au maximum les textes de la militante. Anne-Marie Sicotte a pu bénéficier, pour ses recherches, des archives personnelles de Marie Gérin-Lajoie. Celles-ci viennent d’ailleurs d’être répertoriées dans le Répertoire détaillé du fonds Marie-Gérin-Lajoie (1867-1945) que les Soeurs du Bon Conseil ont constitué et fait paraître au début de ce siècle. C’est donc une recherche soigneusement documentée que l’auteure soumet au lectorat, recherche qui donne accès au journal personnel de Marie Gérin-Lajoie, à sa volumineuse correspondance, aux textes qu’elle écrit lors des retraites fermées, à ses conférences, à ses articles, voire à ses brouillons. C’est la vie de la militante qui est surtout présentée, mais on découvre aussi, en filigrane, sa vie de mère de famille et d’épouse.

Marie Lacoste Gérin-Lajoie, comme le démontre l’auteure, est une fonceuse. Celle qui déteste le pensionnat, « six ans de pensionnat l’ont dégoûtée de la vie religieuse à tout jamais » (p. 47), mais accepte de conclure un pacte avec son père, à savoir de terminer ses études, en échange de quoi elle pourra étudier librement en utilisant la bibliothèque paternelle. Celle qui s’émeut des injustices de la société, et notamment de l’injustice qui frappe les femmes mariées, le grand scandale de sa vie. Celle qui, à la lecture de Rerum Novarum, découvre l’importance du droit d’association et formule l’opinion que l’association demeure le seul moyen qu’ont les femmes d’améliorer leur situation. Celle qui se place comme objectif de vie, en 1893, l’émancipation des femmes (p. 103). Celle qui, malgré tout, reste soumise à l’enseignement de l’Église, parce qu’elle sait que, sans la caution des autorités religieuses, elle ne pourra rien changer. Celle dont l’engagement social et politique pour la cause des femmes vient occuper tout l’espace de sa vie. Elle ne devait pas être toujours facile à vivre, cette empêcheuse de tourner en rond. Toujours à préparer des réunions, des rencontres, des assemblées, des audiences épiscopales; toujours à préparer des textes ou des conférences, à constituer des dossiers, à écrire des lettres, à stimuler ses collaboratrices. Et tout cela sans voiture, sans photocopieuse, sans subventions et même, pendant plusieurs années, sans téléphone ni dactylo! Son mari lui confie qu’il se sent bien quand elle n’est pas là! Cependant, il la soutient dans ses combats et elle vit avec lui une bonne entente. Elle lui écrit : « Je me suis faite à tous tes caprices au point de ne pouvoir m’en passer […] Tu sais comme je t’embrasse un peu partout » (p. 84). Elle suit de près les études et le choix de vie de ses quatre enfants et organise les déménagements estivaux à Vaudreuil ou à Rivière-du-Loup.

On sait que Marie Gérin-Lajoie est associée rapidement aux activités du Conseil national des femmes du Canada après 1893. Elle y occupe des fonctions multiples et, au contact des anglophones, elle réalise le retard des Canadiennes françaises. Rapidement, Marie Gérin-Lajoie est saisie de l’importance du vote des femmes aux élections municipales et elle ne partage pas toujours les vues de ses collègues anglophones. « Nous étions à la merci des protestantes! », dira-t-elle (p. 181). Munie des autorisations religieuses indispensables, elle lance en 1904 une grande campagne d’information et de mobilisation pour inciter les femmes qui ont droit de suffrage à aller voter. Optimiste, elle écrit : « J’ai lieu de croire qu’en cette question, comme dans toutes celles qui ont la justice pour objet, nous aurons l’Église avec nous » (p. 183). Elle correspond avec des militantes françaises et l’une d’elles publie même ses lettres dans la revue sous sa direction, à la grande contrariété de Marie. Sa préoccupation essentielle reste les droits civils des femmes mariées et elle voit à l’édition et à la diffusion de son Traité de droit usuel. Elle multiplie aussi les conférences dans les pensionnats et les écoles.

On assiste également à la fondation de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB) où Marie Gérin-Lajoie est d’abord secrétaire, puis présidente, et l’on découvre que c’est elle qui, à force de rencontres, de contacts, de persuasion, réussit à mettre sur pied les associations professionnelles de la Fédération : l’Association des employées de magasin, l’Association des employées de bureau, l’Association des employées de manufacture, l’Association des femmes d’affaires, l’Association des institutrices. C’est elle qui organise et planifie les congrès de la FNSJB, qui met en place les divers programmes de formation offerts aux membres. Elle sollicite même, en vain, l’affiliation avec l’Université Laval à Montréal pour les cours donnés. Marie Gérin-Lajoie est en fait, dit l’auteure, la première ministre de la solidarité féminine! On découvre le rôle essentiel de la FNSJB dans la lutte anti-alcoolique par le contrôle des débits de boisson. Au moment du Congrès eucharistique de 1910, Marie Gérin-Lajoie milite pour la communion fréquente et lance sa campagne personnelle pour la modification de la règle du jeûne eucharistique afin de permettre aux mères de famille de pouvoir communier plus fréquemment. On assiste au combat de l’ardente militante pour l’admission des femmes au Barreau, pour l’accès des femmes au crédit bancaire. Marie Gérin-Lajoie voit en outre à la gestion des multiples comités créés durant la Première Guerre mondiale pendant qu’elle réfléchit sur la paix, la guerre et la patrie. Elle s’intéresse également à la fréquentation scolaire et organise une vaste enquête à Montréal. Elle fonde un comité d’assistance pour venir en aide aux femmes aux prises avec de graves problèmes économiques.

À partir de 1918, après que les femmes ont obtenu le droit de vote fédéral, Marie Gérin-Lajoie se lance dans la conquête du suffrage provincial. Sur cet aspect plus connu des combats de la militante, on apprend du nouveau. Son action a débuté par une campagne pour empêcher que les femmes perdent leur droit de suffrage à l’échelle municipale. Ce débat, sur le suffrage municipal à Montréal, perdure tout au long des années. Marie Gérin-Lajoie organise alors des cours d’action civique pour que les femmes exercent mieux leur droit de vote au fédéral. Elle planifie la grande offensive de 1922 à Québec et sa participation au Congrès international de Rome. Lors de son passage à Rome, elle multiplie les démarches en haut lieu pour faire lever la règle du jeûne eucharistique. De retour au Québec, devant l’obstruction systématique des évêques au suffrage des femmes, elle poursuit sans relâche les discussions en dépit du fait que les évêques lui interdisent de militer officiellement pour le droit de vote des femmes : « C’est bien d’agir en votre nom, lui écrit le secrétaire de l’évêque de Montréal, mais il vous interdit d’agir au nom de la fédération » (p. 400). Marie Gérin-Lajoie ne se retirera de la lutte qu’en 1928 : « Elle se résigne à ne pas faire pour le moment des actes qui auraient un caractère provoquant » (p. 414).

En même temps, Marie Gérin-Lajoie crée la Maison d’oeuvres de la FNSJB, sur la rue Sherbrooke, où des centaines de femmes viennent participer aux multiples activités : cours, conférences, réunions, oeuvres, etc. Bien que les campagnes de souscription pour financer cette institution soient épuisantes, Marie Gérin-Lajoie poursuit inlassablement sa campagne pour les droits civils des femmes mariées et participe aux travaux de la commission Dorion. Elle en profite pour rééditer et diffuser de nouveau son Traité de droit usuel. Elle participe également aux travaux de la commission Montpetit en 1932 et organise les fêtes du 25e anniversaire de la FNSJB en 1933.

Toutefois, la militante vieillit et sent que la tâche est de plus en plus lourde. Elle songe à ralentir ses activités. Après la mort accidentelle de son mari en 1936, la santé de Marie Gérin-Lajoie se détériore rapidement (elle a 70 ans) et elle se réfugie à l’Institut Notre-Dame du Bon Conseil, fondé par sa fille, Marie-Justine Gérin-Lajoie. Elle y passe les dernières années de sa vie et n’a même pas conscience de la victoire du suffrage féminin en 1940. L’auteure n’insiste pas sur les dernières années de Marie Gérin-Lajoie, et se contente de résumer les hommages qui lui sont rendus en 1945, au moment de sa mort.

Un seul bémol à la lecture de cet ouvrage : les « notes de bas de page », qui sont d’ailleurs rassemblées à la fin du livre. L’auteure précise qu’elle les a réduites au minimum puisque les citations proviennent presque toutes du Fonds Marie-Gérin-Lajoie. Soit. Cependant, elle a abusé des ibid. qui ne font référence à aucun document précis et, lorsque les documents sont plus clairement indiqués, l’auteure a économisé un peu trop sur les précisions : dates, pages et nature du document cité manquent. Certaines citations fort intéressantes n’ont même pas de référence. Malgré cette lacune, cet ouvrage est une lecture indispensable pour qui veut vraiment connaître Marie-Gérin Lajoie, conquérante de la liberté.