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Plusieurs personnes pensent que la cause des femmes est révolue. Cependant, malgré des gains sociaux, politiques, juridiques, culturels, économiques, etc., obtenus grâce aux revendications féministes des dernières décennies, il est possible de constater que l’égalité de fait entre les hommes et les femmes n’est pas encore atteinte. En fait, de nombreuses inégalités, notamment dans le milieu du travail, perdurent dans la société québécoise pourtant dite avancée en matière de condition de vie des femmes.

L’inégalité qui fera l’objet d’une étude plus approfondie dans le présent article est celle du phénomène actuel de la sous-représentation des femmes qui sont professeures permanentes de philosophie dans les universités québécoises[2]. En fait, comme il sera possible de le constater ultérieurement, les femmes ne représentent même pas actuellement le cinquième du corps professoral universitaire dans ce domaine. D’un côté, ce phénomène s’inscrit dans une problématique plus globale. En effet, bien qu’il y ait une augmentation des effectifs féminins dans l’ensemble des corps professoraux universitaires depuis vingt ans, les femmes sont encore en minorité comme professeures dans les universités, avec une présence, toutes disciplines confondues, de moins du tiers. D’un autre côté, le phénomène à l’étude dans cette recherche est un indicateur d’une problématique plus spécifique, car la philosophie, qui fait partie des sciences humaines[3], affiche un pourcentage d’effectifs féminins de 10 % inférieur à celui que l’on peut observer en sciences humaines.

Pourquoi subsiste-t-il un si grand écart entre la représentation des femmes dans cette discipline et celle qu’elles occupent dans ce secteur plus large ? Cette interrogation dont la portée sera analysée dans les pages qui suivent se cristallisera autour d’une seule question qui sera décortiquée tout au long de cet essai : comment expliquer le phénomène de la sous-représentation des professeures permanentes de philosophie dans les universités québécoises actuellement ? L’objet du présent article est donc de répondre à cette interrogation en proposant certaines explications possibles de ce phénomène. Avant d’aborder ces hypothèses, il convient, dans un premier temps, de brosser un tableau sommaire de la philosophie féministe. Dans un deuxième temps, à l’aide de statistiques, les éléments de la problématique seront dévoilés pour la situer à la fois dans une perspective plus globale (sous-représentation des professeures à l’université) et dans une perspective plus spécifique (l’écart entre la philosophie et les sciences humaines). Dans un troisième temps, la dernière section présentera finalement cinq hypothèses qui constituent des réponses à la question centrale de l’article. En conclusion, des pistes de solution seront brièvement envisagées à la suite de certaines auteures pour pallier le manque de professeures de philosophie.

La philosophie féministe et ses grandes caractéristiques

À travers l’histoire, la philosophie a été subdivisée en catégories « traditionnelles » : la logique, l’épistémologie, la métaphysique, l’ontologie, l’éthique, l’esthétique, pour ne nommer que celles-là. Toutefois, il existe aussi des philosophies dites « contextuelles », c’est-à-dire des philosophies de « quelque chose ». Ainsi, il se pratique une philosophie du droit, du langage, de la biologie, de l’éducation et plusieurs autres. C’est à l’intérieur de ces philosophies « contextuelles » que peut être répertoriée la philosophie féministe. Cependant, selon moi, la philosophie féministe, puisqu’elle s’intéresse aux rapports sociaux de sexe présents dans tous les domaines de la philosophie, est plus « transcatégorielle » que « contextuelle ». Que l’on voit la philosophie féministe comme une spécialisation à l’intérieur de la discipline ou plus transversale par rapport à celle-ci, il apparaît intéressant de formuler ici les critiques qu’elle effectue à l’égard de la philosophie, car ces dernières peuvent contribuer à expliquer la faible représentation des femmes dans ce domaine.

La philosophie féministe s’attache non seulement à critiquer et à déconstruire la philosophie « traditionnelle » et la pensée des philosophes sexistes, mais elle cherche également, à travers divers moyens concrets, à reconstruire une philosophie et une rationalité nouvelles. De surcroît, les philosophes féministes essaient de découvrir les grandes penseuses du passé qui ont été occultées par les détenteurs du pouvoir : les hommes. Elles retracent leur vie et leur oeuvre pour les réintégrer dans le panorama de la pensée philosophique. Ainsi, bien que généralement «  [la] philosophie n’[ait] eu que des pères […] » (Gallant 1984 : 10), il n’en demeure pas moins que certaines grandes philosophes ont marqué l’histoire. Aujourd’hui, il est même possible de nommer des centaines de femmes sur le plan international qui se consacrent à la philosophie.

La philosophie féministe se caractérise d’abord par son interdisciplinarité (Mason Mullet 1992 : 74). Ensuite, les domaines de la philosophie féministe sont aussi variés que ceux de la philosophie : l’épistémologie féministe, la métaphysique féministe, l’éthique féministe, etc. Puis, bien que ces champs philosophiques soient multiples, la critique féministe de la philosophie s’articule autour de grands axes dénonciateurs s’appliquant tous, plus ou moins, à ces domaines de la philosophie féministe. Alison M. Jaggar (1996 : 554) exprime dans une synthèse ces critiques adressées à la philosophie morale mais applicables également aux autres champs :

Les théories féministes contemporaines reprochent à la philosophie morale occidentale de comporter différentes formes de préjugés défavorables aux femmes : 1) dénigrement explicite des femmes ; 2) indifférence à l’égard des intérêts des femmes ; 3) indifférence à l’égard des questions « féminines » ; 4) dévaluation du féminin ; 5) caractère normatif de l’expérience masculine.

En d’autres termes, les philosophes féministes dénoncent la marginalisation et l’exclusion des femmes et du féminin de la discipline philosophique par les hommes qui ont créé une philosophie masculine, qui se prétend cependant neutre, universelle et asexuée. En fait, la question de la différenciation sexuelle est évacuée par les philosophes sous prétexte que la philosophie ne doit pas être biaisée et qu’elle ne doit s’occuper que de questions « humaines », universelles et non privées. Conséquemment, la philosophie féministe n’est pas souvent considérée comme de la « vraie » philosophie et les questions des femmes ne sont pas perçues comme des problèmes philosophiques (Irigaray 1984, 1990, 1997 ; Bouchard 1986 ; Legault 1992 ; Fraisse 1996 et Butler 2004). À ce sujet, le philosophe Georges A. Legault (1992 : 72) mentionne ceci :

Quand je regarde la réaction de certains collègues philosophes devant ces écrits [ceux des philosophes féministes] ou les réactions de certains étudiants dans mes cours lorsque je soulève ces interprétations des mobiles du discours philosophique, je ne peux que constater une fin de non-recevoir. Ces textes ne sont pas philosophiques. Ces textes ne sont pas sérieux parce qu’il ne posent pas une interprétation des oeuvres à partir de la raison philosophique elle-même. Déjà dans cette négation du discours de l’autre se reproduit la situation de l’exclusion que ces oeuvres dénoncent. Le refus de prendre au sérieux ces textes philosophiques se justifie par le fait que la philosophie n’a pas de corps sexué, matériel et historique, la philosophie est l’expression de la raison. Or la critique féministe vient dire : la philosophie est celle de cet être humain, de cette personne.

Dans le même ordre d’idées, plusieurs auteures dénoncent la difficulté, encore présente aujourd’hui, de se définir et de parler en tant que femmes philosophes, de surcroît féministes. Judith Butler aborde cette problématique à laquelle sont confrontées plusieurs philosophes. Elle affirme que l’accueil non favorable réservé aux philosophes féministes les incite à migrer des départements de philosophie à d’autres départements plus ouverts à l’endroit de leurs travaux de recherche. Elle dit (2004 : 245-246) :

In a similar vein, nearly every feminist philosopher I know is no longer working in a philosophy department […] At one point or another in the last ten years, they [philosophes féministes] were not primarily housed in philosophy departments ; some of them remain sheltered elsewhere, as do I. We have all found auspicious homes in other disciplines : law, political science, education, comparative literature, English.

Plusieurs auteures soutiennent que la philosophie a non seulement contribué à la domination masculine à l’égard des femmes, mais qu’elle est elle-même construite sur un sexisme flagrant et qu’elle a cherché à le justifier rationnellement à travers l’histoire (Marcil-Lacoste 1986, Le Doeuff 1989 et Camirand 1992, pour ne nommer que ces intellectuelles, ont mis clairement en évidence ce phénomène). En résumé, les philosophes féministes mentionnées précédemment critiquent l’appropriation masculine du savoir et de la culture, les fondements de la philosophie et de la rationalité qui sont calqués sur le modèle normatif masculin, l’hégémonie du discours philosophique, la dévalorisation systématique du féminin, le sexisme langagier, la pseudo-universalité, etc. Elles souhaitent ainsi, à travers ces critiques, amener l’ensemble de la philosophie à se transformer pour être plus représentative : nouvelle éthique, nouvelle épistémologie, nouvelle rationalité, nouveaux schèmes de pensée, nouveaux outils conceptuels sont au programme.

La sous-représentation des professeures de philosophie dans les universités québécoises : quantification et mise en perspective

Comme il a été possible de le constater brièvement dans la section précédente, le champ philosophique semble plutôt hermétique à une entrée des femmes dans cette discipline. Pour illustrer la réalité de cette affirmation, il est intéressant d’examiner d’abord quelques statistiques sur la situation des femmes philosophes universitaires au Québec.  Combien sont-elles, où travaillent-elles ? La situation est-elle la même dans tous les établissements ? Le tableau 1 permet de répondre à ces questions.

Tableau 1

Profil du corps professoral en philosophie selon le sexe dans les universités québécoises en 2004

Profil du corps professoral en philosophie selon le sexe dans les universités québécoises en 2004

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Ce tableau appelle quelques remarques. Il faut d’abord préciser qu’il a été créé à partir des données accessibles sur les sites Internet[4] des départements et facultés de philosophie des universités québécoises en octobre 2004[5]. Il correspond donc au nombre actuel de femmes qui enseignent la philosophie dans ces universités. Il faut aussi noter qu’il se réfère aux seuls postes permanents et à temps plein (« adjoint ou adjointe », « agrégé ou agrégée » et « titulaire ». Ce tableau est également pertinent pour circonscrire trois problématiques. Il démontre d’abord la très faible proportion actuelle de professeures de philosophie dans les universités québécoises : sur 107 postes, elles n’en occupent que 19 (soit 17,8 % seulement au total). Ensuite, ces femmes philosophes s’intéressent peu à la philosophie féministe (3 femmes sur 19, soit 15,8 %) dans leurs champs d’enseignement et de recherche[6]. Enfin, il est possible d’observer la grande variété des situations institutionnelles qui correspondent à trois cas de figure : l’Université McGill se distingue d’abord avec 29,4 % de professeures ; deux universités s’illustrent par ailleurs à l’inverse par une absence totale de professeures de philosophie (l’Université Bishop et l’Université de Sherbrooke), alors que la situation de cinq établissements est assez comparable car ils comportent de 16,7 à 20,0 % de femmes dans le corps professoral de leur département ou faculté de philosophie (l’Université Concordia, l’Université Laval, l’Université de Montréal, l’Université du Québec à Montréal et l’Université du Québec à Trois-Rivières).

Le phénomène actuel de la sous-représentation des professeures de philosophie n’est que la pointe de l’iceberg, soit la faible présence des effectifs féminins dans les corps professoraux universitaires de façon générale. Afin d’illustrer cette réalité, voici quelques chiffres[7] : en 1988-1989, les femmes, tous domaines confondus, ne représentaient que 17,5 % des effectifs professoraux  (CREPUQ 1999 : 19). Leur poids relatif s’est accru progressivement au fil des ans jusqu’à correspondre à 28,0 % en 2003-2004 (CREPUQ, citée dans Comité paritaire SPUL/UL 2004 : tableau 6). Bien qu’il y ait eu augmentation dans le temps, ces statistiques demeurent troublantes, car elles démontrent que les femmes sont encore fortement minoritaires dans le corps professoral des universités. Quel qu’en soit le motif, cela montre qu’il existe encore des blocages à l’engagement de professeures, d’autant plus que le nombre de candidates diplômées au troisième cycle dans certaines disciplines serait suffisant pour faire augmenter le nombre de professeures dans ces champs d’enseignement. Force est toutefois de constater que le corps professoral demeure très majoritairement masculin. Les propos émis il y a quelque temps par Christine Piette (1997 : 13) s’avèrent encore d’actualité :

Quand on constate qu’il n’y a encore au Québec en moyenne qu’une femme sur cinq comme professeure dans nos universités, alors que le bassin des candidatures possibles est au moins du double – et plus dans certaines disciplines –, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a un blocage quelque part et des obstacles qu’il faut faire sauter. Il y va d’une justice sociale élémentaire et, comme dans tous les métiers et professions où les femmes occupent une place minoritaire, on doit travailler à un meilleur équilibre. Dans le cadre universitaire, il faut cependant voir la nécessité de l’accès des femmes à un autre point de vue que celui de l’équité professionnelle. L’université, ne l’oublions pas, ne produit pas des biens de consommation, mais a pour mission de produire, critiquer et diffuser le savoir. Or, il s’est avéré, depuis quelques décennies où les femmes contribuent à cette production, cette critique et cette diffusion, que le savoir a été significativement renouvelé.

Comme Piette le mentionne, l’institution universitaire est un lieu d’élaboration et de diffusion du savoir et des connaissances scientifiques, ce qui confère un certain pouvoir, et cette sphère du pouvoir est faiblement investi par les femmes. Bref, malgré toutes les tentatives pour augmenter les effectifs féminins dans les corps professoraux des universités (réflexions, organisation de congrès et de colloques, recherches et publications, mobilisation, élaboration de comités et de programmes d’accès à l’égalité), les femmes n’en représentent encore que moins du tiers. Les statistiques en ce qui concerne la philosophie ne sont donc que le reflet d’un problème à plus grande échelle dont il ne faut pas occulter l’existence si l’on veut être en mesure d’avancer des explications valables.

Par ailleurs, ce phénomène n’en demeure pas moins spécifique à un autre égard. Il existe en effet au Québec une différence significative de 10,4 % entre le nombre de professeures de philosophie (17,8 %), qui est une discipline des sciences humaines, et celui des professeures de ce secteur plus large qui comportait, en 2001-2002, 28,2 % d’effectifs féminins (CREPUQ 2003 : 19). Il y a une dizaine d’années, soit en 1993-1994, le nombre de professeures de sciences humaines dans les universités québécoises était déjà de 22,9 % (CREPUQ 1999 : 20), soit 5,1 % de plus que le nombre actuel de professeures de philosophie. Cette discipline présente donc un décalage important sur le plan statistique par rapport aux chiffres dans le cas des sciences humaines au Québec. Est-ce à dire que la philosophie accuse un retard de près de vingt ans sur ce secteur disciplinaire ?

Par ailleurs, qu’en est-il par rapport au domaine des sciences humaines dans l’ensemble canadien ? Le tableau 2[8] permet de faire cette comparaison.

Tableau 2

Profil du corps professoral dans le domaine des sciences humaines selon le sexe dans les universités canadiennes en 2000-2001

Profil du corps professoral dans le domaine des sciences humaines selon le sexe dans les universités canadiennes en 2000-2001

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Les données statistiques de ce tableau concernent le corps professoral selon le sexe dans les universités canadiennes dans le secteur disciplinaire des sciences humaines. Elles permettent d’examiner les chiffres sur le nombre de professeures permanentes de philosophie dans les universités québécoises à partir d’une autre échelle de comparaison entre les disciplines d’un même secteur disciplinaire. Il faut aussi noter, comme c’était le cas pour le tableau 1, qu’il s’agit de postes de professeures et de professeurs permanents et à temps plein. Le tableau 2 permet enfin de circonscrire une double problématique. Bien que le phénomène de sous-représentation des professeures de philosophie ne soit pas isolé, la majorité des disciplines des sciences humaines se situant, de façon générale, largement en-dessous du 50 % de représentativité féminine, le pourcentage de professeures de philosophie est encore ici parmi les plus bas (seules l’économie et la géographie affichent des pourcentages inférieurs). La comparaison avec le secteur des sciences humaines de l’ensemble du Canada conduit donc à des conclusions identiques à celles qui découlent de la comparaison avec le même secteur au Québec.

Alors que l’ensemble des sciences humaines connaissent une progression lente mais constante de leurs effectifs féminins, la philosophie stagne et recule même dans certains cas. L’exemple de deux universités, soit l’Université de Sherbrooke et l’Université du Québec à Montréal, est intéressant à ce propos. La première n’a jamais compté de femmes dans son département de philosophie qui, depuis 1996, a été fusionné à d’autres disciplines (Faculté de théologie, d’éthique et de philosophie). Selon un rapport statistique de cette université, daté de décembre 2000 (Université de Sherbrooke, Service des ressources humaines 2001 : 11), la Faculté de théologie, d’éthique et de philosophie comptait à ce moment-là 7,7 % de professeures permanentes, et ce chiffre n’a pas changé aujourd’hui. Ce pourcentage correspond présentement à deux professeures et ces dernières n’enseignent pas la philosophie. La situation des professeures de philosophie dans cette université est donc stagnante (0 %). Dans le cas de l’Université du Québec à Montréal, la situation n’a pas évolué non plus depuis presque vingt ans. Alors qu’en 1986 le pourcentage de professeures faisant partie du Département de philosophie était de 21 % (Manseau 1997 : 87), il se situe aujourd’hui à 20 % (tableau 1), ce qui place malgré tout cet établissement en position plus avantageuse que l’Université de Sherbrooke. L’Université du Québec à Montréal n’a toutefois pas réussi à atteindre les objectifs qu’elle s’était fixés afin d’augmenter le nombre de professeures de philosophie. Ces deux exemples montrent à quel point la philosophie se trouve dans une situation délicate quant à son nombre de professeures, surtout lorsqu’il y a remise en perspective avec l’augmentation des effectifs féminins du secteur des sciences humaines.

Il ne faudrait toutefois pas passer sous silence les efforts de certains départements de philosophie pour accroître leur nombre de professeures, efforts qui sont couronnés d’un certain « succès ». Le Département de philosophie de l’Université de Montréal est un bon exemple à cet égard. Au début des années 90, il a formé un comité pour l’accès à l’égalité en vue d’augmenter les effectifs professoraux féminins. Alors qu’en 1992 le Département comptait seulement 4,5 % de professeures (Tappolet et autres 2002a : 2), il en dénombre aujourd’hui 18,2 %. Toutefois, les membres du comité pour l’accès à l’égalité de ce département rappellent que non seulement le nombre de ses professeures est inférieur à celui de la moyenne canadienne (20,4 %) (tableau 2), mais aussi que cela s’explique difficilement puisque, bien qu’il n’y ait pas de répartition égalitaire selon les sexes parmi la population étudiante des trois cycles, il n’en demeure pas moins que le bassin de candidates potentielles au recrutement est supérieur (environ 30 %) au nombre de femmes en poste (Tappolet et autres 2002a : 2).

Il importe également de signaler des éléments importants qui laissent entrevoir un avenir moins sombre pour les femmes en philosophie. En fait, les statistiques d’engagement sont plutôt positives. Le comité sur l’équité de l’Association canadienne de philosophie, dans son rapport de juin 2002, mentionne que le pourcentage de femmes engagées est passé de 18,0 en 1995-1996 à 44,0 % en 2001-2002 (Tappolet et autres 2002b : 3). De telles statistiques sont encourageantes. Par ailleurs, l’examen des groupes les plus jeunes et de la catégorie des professeures adjointes et des professeurs adjoints laisse voir un plus grand nombre de femmes (CREPUQ 1999 : 19). C’est ainsi qu’en philosophie, dans les université canadiennes en 2000-2001, le pourcentage de professeures titulaires était de 10,0 % seulement, alors que celui des professeures agrégées et adjointes étaient respectivement de 29,0 % et de 27,0 % (Tappolet 2002b : 2). Ces statistiques permettent donc, dans une certaine mesure, d’envisager l’avenir d’une façon positive.

Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de se pencher sur les statistiques des chaires de recherche, lieu de pouvoir symbolique fortement investi par les hommes dans les universités. Le Programme des chaires de recherche du Canada évalue que de décembre 2000 à avril 2004 seulement 18 % des chaires (niveaux 1 et 2 confondus[9]) ont été attribuées à des femmes (Chaires de recherche du Canada 2004b)[10]. Une recherche effectuée sur le site Internet du Programme des chaires de recherche du Canada, pour connaître le profil des titulaires selon des critères précis[11], a permis de dénombrer seize chaires de recherches en philosophie au Canada, soit dix de niveau 2 et six de niveau 1. Sur les seize chaires, on compte trois femmes titulaires, soit 18,75 % (ce qui est très semblable au pourcentage de l’ensemble des chaires). De plus, deux chaires sont de niveau 2, alors que l’autre est de niveau 1. La situation est quelque peu différente au Québec[12]. Le Programme des chaires de recherche du Canada a distribué cinq chaires de recherche en philosophie au Québec, dont deux ont été obtenues par des femmes (une de niveau 1 et une de niveau 2). Ce petit nombre de chaires attribuées en philosophie, ainsi que l’octroi de deux de celles-ci à des femmes, portent le pourcentage de titulaires de chaires de recherche en philosophie au Québec à 40 %. Ce chiffre est tout de même surprenant compte tenu de leur sous-représentation dans le corps professoral de cette discipline dans les universités québécoises. Cependant, malgré certaines statistiques plus encourageantes, il est possible de croire, à l’instar du comité pour l’accès à l’égalité du Département de philosophie de l’Université de Montréal et de celui de l’Association canadienne de philosophie, que les changements sont lents, que la situation est encore alarmante et que les chiffres actuels appellent à une constante vigilance et à une implication pour pallier cette sous-représentation des professeures de philosophie.

Par ailleurs, les philosophes féministes effectuent un constat analogue à celui qui est présenté ici : il y a un problème dans la relation entre les femmes et la philosophie. En fait, malgré plusieurs efforts pour revigorer la discipline et en ouvrir l’accès aux femmes, elle demeure la « chasse gardée par excellence des hommes » (Legault 1992 : 55). Bien qu’elles soient conscientes des similitudes que ce phénomène peut avoir avec d’autres disciplines, les philosophes contemporaines continuent de croire que la situation en philosophie est particulière : « Si nous avons pu élaborer des méthodes féministes en histoire ou en sociologie, en anthropologie ou en psychologie, il n’en va pas de même pour cette discipline [la philosophie] : nous faisons face à une autocensure, un malaise, une propension à garder le silence, à hésiter, qui manifestement font problème » (Camirand 1992 : 8).

Enfin, les femmes philosophes s’intéressent peu au féminisme (ou sont-ce les féministes qui ne s’engagent pas à l’égard de la philosophie ?). La plupart d’entre elles (84,2 % au Québec, c’est-à-dire une majorité de 16 sur 19) n’enseignent pas et n’effectuent pas, du moins officiellement, de recherches et d’enseignement dans le champ de la philosophie féministe. Ainsi, elles n’interrogent pas les structures traditionnelles de la philosophie qui sont masculines et sexistes et se servent des outils conceptuels de leurs confrères et de leurs prédécesseurs. Cette problématique n’est toutefois pas propre à la philosophie. En effet, la majorité des professeures d’université dans différentes disciplines n’effectuent pas de recherches ni d’enseignement dans une perspective féministe. Être une femme est une chose, être féministe en est une autre. Quoi qu’il en soit, la problématique du faible intérêt des femmes philosophes pour la philosophie féministe, combinée à celle de la sous-représentation des professeures de philosophie, soulève la question de la transmission du savoir philosophique d’une façon juste et représentative.

Des hypothèses pouvant expliquer le phénomène de la sous-représentation des professeures de philosophie

Cinq hypothèses seront présentées ci-dessous pour rendre compte du problème à l’étude, car il est multifactoriel. Chacune de ces hypothèses mettra l’accent sur l’un ou l’autre des facteurs ayant pu contribuer à ce phénomène. Bien sûr, d’autres explications auraient pu être proposées, mais ce portrait hypothétique, sans prétendre à l’exhaustivité, permettra de circonscrire quelques causes susceptibles de mener, dans des travaux subséquents, à des pistes de solution pour résoudre ce problème. Notons également que les deux premières hypothèses ne s’appliquent pas spécialement au problème des femmes dans le domaine de la philosophie, mais concernent des situations générales, soit la survivance de certaines inégalités entre les hommes et les femmes dans de multiples sphères et la sous-représentation globale des professeures dans les universités. Ces hypothèses générales traitent, par le fait même, du phénomène ciblé ici en tant que manifestation particulière d’une problématique d’ensemble.

La liberté de choix

Certaines personnes croient que, malgré l’existence de facteurs extérieurs qui puissent l’influencer, chaque être humain est aujourd’hui l’unique maître de son destin et de ses choix. C’est le cas de Gilles Lipovetsky (1997), philosophe et sociologue, qui soutient cette thèse dans son ouvrage La troisième femme : permanence et révolution du féminin. Dans celui-ci, Lipovetsky se penche sur des aspects aussi variés que l’amour, la sexualité, la beauté, la mode ou le rapport à la vie professionnelle, familiale et décisionnelle. Dans toutes ces sphères, il constate la présence de disparités entre les hommes et les femmes. Il cherche donc à analyser le phénomène de la recomposition de certains rôles traditionnels et d’inégalités entre les sexes dans les sociétés occidentales malgré l’expression de revendications égalitaires, d’où son titre qui souligne la « permanence du féminin » en dépit des « révolutions » et des transformations sociales qui ont eu lieu : « Comment comprendre la persistance de la différenciation des rôles sexuels au moment où se déploie le règne des sujets autonomes ? Comment penser la reconduction de la différence des genres dans les temps de l’égalité » (Lipovetsky 1998 : 180) ? Devant ces interrogations, l’auteur propose une explication qui laisse tomber les facteurs biologiques, les « résidus historiques » et les contraintes sociales, pour avancer l’idée d’une libre disposition de soi selon la logique individualiste des sociétés postmodernes, hypermodernes, dirait-il aujourd’hui. Ainsi, les inégalités entre les hommes et les femmes ne sont pas de véritables inégalités, car sinon elles seraient rejetées par les individus eux-mêmes. Ces dissymétries sont plutôt des choix personnels qui favorisent l’épanouissement de l’être qui les actualise. De cette façon, si les femmes continuent principalement de s’occuper des tâches domestiques et des soins aux enfants, de se soumettre au règne de la beauté féminine, d’être sous-représentées dans les sphères de pouvoir et dans certains métiers, c’est qu’elles en retirent des avantages et que cela s’accorde avec leur individualité et leurs désirs. Voici comment Lipovetsky (1997 : 13) formule sa thèse ou hypothèse :

L’heure est venue de renoncer à interpréter la persistance des dichotomies de genre au sein de nos sociétés comme des archaïsmes ou des « retards » condamnés inévitablement à disparaître sous l’action émancipatrice des valeurs modernes. Ce qui, du passé, se prolonge, n’est pas atone mais porté par la dynamique du sens, des identités sexuelles et de l’autonomie subjective. Si les femmes entretiennent toujours des rapports privilégiés avec l’ordre domestique, sentimental ou esthétique, ce n’est pas par simple pesanteur sociale mais parce que ceux-ci s’ordonnent de telle sorte qu’ils n’entravent plus le principe de libre possession de soi-même et fonctionnent comme des vecteurs d’identité, de sens et de pouvoirs privés : c’est de l’intérieur même de la culture individualiste-démocratique que se recomposent les parcours différentiels des hommes et des femmes.

L’auteur parvient donc à la conclusion que l’avenir, du moins pour une longue période, sera plus marqué par la « permanence du féminin », tel que nous le connaissons, que par des transformations significatives dans les rapports sociaux de sexe, car, selon lui, les rôles sexuels sont adoptés librement aujourd’hui à partir des aspirations individuelles des femmes. Appliquée ou transposée au phénomène de la sous-représentation des professeures de philosophie (d’ailleurs, l’auteur effectue une analyse pour d’autres types d’emplois où les femmes sont peu présentes), cette hypothèse donne une réponse plutôt « simpliste » : les femmes ne s’intéressent tout simplement pas à ce champ disciplinaire et elles préfèrent s’investir ailleurs. Il s’agit d’une explication possible, mais qui minimise l’impact des structures patriarcales de domination, l’intégration des stéréotypes et les mécanismes de contrôle des femmes. Conséquemment, il importe de se pencher sur d’autres hypothèses qui rendent compte de ces éléments et de ces facteurs extérieurs non négligeables.

Les obstacles concrets

Les auteures présentées ici soutiennent que les femmes sont minoritaires à choisir une carrière universitaire en enseignement-recherche (et par extension en philosophie) parce que ce type d’emploi s’intègre difficilement à leurs autres projets de vie (familial, par exemple). Ainsi, s’il est vrai, comme le dit Lipovetsky, que ces femmes optent librement pour d’autres genres de travail, c’est-à-dire selon leur propre volonté et leurs besoins, il importe, selon ces auteures, de mettre en évidence les facteurs externes qui orientent ou déterminent ce choix personnel : « Qui veut de cette carrière qui commence après un postdoc [sic], donc à 32 ou 33 ans, impose des semaines de 60 heures, deux concours de subvention par année, 3 épreuves majeures avant la titularisation, un système de probation sur place, l’injonction des « sages », des collègues qui « connaissent ça » à ne pas se laisser cantonner dans une carrière « de type marginal » » (Bertrand 1997 : 23) ? Bien que la juriste Marie-Andrée Bertrand connaisse l’importance de la présence des femmes dans les corps professoraux dans les universités pour transformer le savoir et la connaissance (Bertrand 1997 : 24), elle ironise sur les conditions difficiles qui attendent les jeunes femmes qui se lancent dans l’aventure de l’enseignement et de la recherche universitaires. Plusieurs auteures abondent en ce sens : il y a des « facteurs sociaux » comme les multiples rôles des femmes (partage inégal des tâches domestiques, soins aux enfants, rôle d’aidante naturelle, etc.), la coïncidence de l’âge moyen pour fonder à la fois une famille et s’investir dans un début de carrière universitaire (25-35 ans), des préjugés, des normes et des « barrières systématiques » qui empêchent l’accès égalitaire aux femmes et qui sont responsables de la problématique actuelle de la faible présence des femmes dans les corps professoraux universitaires (Masson et autres 2003 ; Gouvernement du Québec, Conseil du statut de la femme 2004). Pensons aussi au Conseil du statut de la femme qui, dans son avis de février 2004 portant sur les conditions des femmes dans l’ensemble du milieu universitaire et leur participation au savoir, n’hésite pas à dénoncer tous ces obstacles concrets qui constituent un véritable « plafond de verre ». À ce propos, il mentionne (2004 : 13) : « Des obstacles tels les stéréotypes, le choix des critères de sélection des professeurs, l’isolement des professeures et la difficulté pour elles de se constituer en réseau, ainsi que la difficulté de concilier vie professionnelle et vie familiale freinent l’accession des femmes aux postes de professeurs. » Selon Nathalie Dyke (2003a et 2003b), il importe de redéfinir la « culture organisationnelle » des universités pour rendre la carrière universitaire plus accessible et attrayante aux femmes, mais aussi aux hommes qui souffrent de plus en plus, selon elle, des contraintes et des exigences de ce type d’emploi. Par ailleurs, les femmes participant aux différents comités pour l’égalité en emploi rappellent que, même si ce « libre choix » des femmes n’était pas dicté par des contraintes extérieures, il n’y aurait pas beaucoup plus de femmes professeures à l’université, puisqu’il existe une discrimination qui se joue à plusieurs niveaux et qui défavorise les femmes lors du recrutement (les critères de sélection par exemple). La preuve, selon elles, c’est qu’il y a actuellement, dans certaines disciplines, un bassin d’effectifs autant féminins que masculins qui posent leur candidature à ces postes, et pourtant les corps professoraux continuent d’être majoritairement composés d’hommes. Ces auteures soulignent ainsi des réalités telles que la « discrimination indirecte » (FQPPU 1997 : 36-37) ou la mauvaise utilisation du concept de « compétence équivalente » (Manseau 1997 : 90) pour expliquer la sous-représentation des professeures dans le milieu universitaire et dans certaines disciplines plus touchées par cette problématique.

Ces deux premières hypothèses expliquent de façon générale la sous-représentation des femmes dans le corps professoral des universités québécoises. Les trois qui suivent ont trait plus directement à la discipline elle-même. Elles recoupent d’ailleurs de façon évidente les critiques des philosophes féministes exposées plus haut et leur servent de fondement théorique.

La compensation d’une carence

Dans le registre des hypothèses proprement philosophiques, Luce Irigaray avance des théories intéressantes pour expliquer non seulement l’absence de femmes en philosophie, mais aussi le refoulement et l’occultation qui sont faits du féminin et des femmes dans cette discipline. Dans son ouvrage Être deux, elle aborde le phénomène de la négation philosophique de la différence sexuelle qui se manifeste à travers un pseudo-universalisme abstrait. Ses recherches l’ont amenée à constater que non seulement les philosophes qui ont traversé l’histoire ne considéraient pas la différence sexuelle, mais que ceux d’aujourd’hui ne le font pas plus (Irigaray 1997 : 67) :

Le désir de l’autre en tant que lié à la conscience d’un corps propre et, différemment, d’une propre histoire n’est pas encore considéré comme une question philosophique ni de la part de Sartre ni de la part des derniers philosophes occidentaux. Le désir pour moi, femme, en tant que conscience différente […], reste une tache aveugle dans leur esprit. Et, aujourd’hui encore, affronter de tels problèmes ontologiques n’est pas reconnu par la plupart comme une oeuvre philosophique.

Irigaray pense que le langage ordinaire éclipse le féminin, mais au-delà de cette réalité sexiste, elle soutient qu’il existe des motifs psychologiques inconscients chez les hommes qui les poussent à nier l’autre sexe et la différence sexuelle (St-Cyr 1992 : 31, 38). Elle soutient que les femmes sont des miroirs pour les hommes et que l’exclusion même des femmes du discours, notamment philosophique, les place en opposition aux hommes (en miroir) et autorise ces derniers à se construire et à s’alimenter à plusieurs niveaux : « Le corps sexué homme se traduirait ainsi dans une sexualité narcissique et une présence au monde narcissique. Or comme on le sait, Narcisse a besoin d’un miroir, miroir pour être. Cette composante de l’inconscient masculin pourrait expliquer la nécessité de l’exclusion de la femme, exclusion permettant le speculum, le faire-valoir » (Legault 1992 : 71). En ce sens, l’exclusion des femmes est la condition de possibilité du discours philosophique tel qu’il a été construit historiquement.

Par ailleurs, Irigaray mentionne que cette appropriation du savoir, de la culture et des discours (et du discours philosophique constitué en « discours maître » selon elle) par les hommes leur sert de trois manières : dissiper les doutes quant à leur statut de pères, montrer leur surpuissance à l’égard des « femmes-mères » et démontrer que, tout comme les femmes, ils sont en mesure d’« engendrer » et que cet engendrement passe par la culture plutôt que par la maternité (Irigaray 1990 : 79). Ce dernier point est très important pour comprendre l’hypothèse de l’auteure, car, pour elle, l’homme cherche, tout au long de sa vie, à retrouver « l’unité première » qu’il vivait avec sa mère dans son passage intra-utérin. Cette volonté de retrouver cet état se traduirait ainsi dans ses désirs transposés de constructions culturelles et langagières : « Il aura peut-être fallu des siècles pour que l’homme puisse interpréter le sens de son oeuvre, de ses oeuvres : se construire indéfiniment des substituts de son séjour prénatal » (Irigaray 1984 : 18). De cette façon, les hommes connaissent une première naissance « naturelle » et une seconde, « culturelle ». L’objectif d’Irigaray est d’amener les femmes vers cette seconde naissance pour les introduire au « savoir-pouvoir », à la culture et au discours philosophique (St-Cyr 1992 : 50). L’analyse des conditions gagnantes pour faire advenir cette naissance est donc une des clés importantes, selon Irigaray, pour libérer les femmes à tous les points de vue.

L’hégémonie philosophique

La philosophie semble parfois posséder un statut particulier au sein des disciplines universitaires. Par le passé, elle a souvent agi comme un métadiscours par rapport aux autres champs d’études, ce qui a certainement dû contribuer à sa catégorisation particulière qui n’a toutefois pas sa raison d’être. En tant que discours sur les enjeux fondamentaux de l’humanité qui est supposément neutre, rationnel et universel, la philosophie s’est constituée à travers le temps en véritable discipline maîtresse, en pensée hégémonique et dominante prétendant à l’objectivité et à la vérité par rapport aux autres formes de savoir (Le Doeuff 1989 ; Camirand 1992). C’est ce statut de supériorité qui l’amène à être si exclusive et qui l’empêche parfois de se questionner sur ses propres pratiques masculines et sexistes.

Par ailleurs, Michèle Le Doeuff soutient que l’hégémonie de l’énoncé philosophique, c’est-à-dire son désir de puissance et de contrôle à l’égard de tous les autres, est la source principale de l’exclusion et de la sous-représentation des femmes dans le domaine de la philosophie dans le milieu universitaire actuellement. Cette supériorité de l’énoncé philosophique se traduit, selon elle, à travers diverses réalités dont quatre seront présentées ici[13]. Premièrement, à l’instar d’Irigaray, Le Doeuff soutient que les femmes sont des objets pour les philosophes qui s’en servent pour s’élever dans les hautes sphères intellectuelles en les rabaissant : « la femme », dans les discours d’un homme philosophe, peut n’être ni plus ni moins que le nom d’un repoussoir, destiné à garantir par contraste la « grandeur » du philosophe » (Le Doeuff 1989 : 8). Elle affirme, deuxièmement, que le « personnage du philosophe » s’est affirmé au profit de la communauté de parole philosophique, ce qui amène, troisièmement, le fait que la philosophie s’est construite sur une perspective totalement masculine et sur une misogynie et un sexisme évidents. Les philosophes posent donc aux femmes une certaine interdiction de philosopher, ce qui les exclut du discours philosophique en lui-même. Tous ces facteurs contribuent finalement à un désengagement intellectuel des féministes à l’égard de la philosophie, car elles ne veulent pas s’identifier à un discours supposément asexué, neutre et objectif, mais qui n’est au fond qu’un point de vue mâle et une discipline qui dicte ses lois, ses normes et ses interprétations aux autres champs d’expertise. Les femmes s’excluent donc elles-mêmes de la philosophie telle qu’elle est pratiquée par les hommes par manque d’identification à une rationalité et à des références construites par et pour les hommes, d’où l’utilisation par Le Doeuff du concept de « double exclusion ».

Pour terminer, mentionnons que cette auteure, qui postule l’existence d’une rationalité commune aux deux sexes, a pour objectif de déconstruire la philosophie traditionnelle afin d’en construire une plus proche des gens. Cette nouvelle philosophie serait une « entreprise collective », qui n’aurait aucune prétention de supériorité et de vérité, mais qui chercherait plutôt à travailler en collaboration avec les autres disciplines. « Émasculinisée », « désuniversalisée » et « contextualisée », cette philosophie serait accessible non seulement aux femmes et aux hommes universitaires, mais à toute la population en vue de fournir à chaque personne les outils nécessaires pour interroger et critiquer le réel. Bref, Le Doeuff cherche à sortir d’une dynamique philosophique exclusive pour en élaborer une autre plus inclusive en transformant les paradigmes philosophiques existants (Le Doeuff 1989). Tout compte fait, pour retrouver sa « vocation » première (amour de la sagesse), la philosophie aurait donc avantage à troquer son omniscience pour une omniprésence, son statut supérieur pour un statut particulier, ses critiques virulentes des autres disciplines pour un regard critique sur elle-même afin d’apporter un éclairage différent, sa structure d’exclusion pour une structure d’inclusion, son universalité pour un discours se sachant situé et contextualisé, etc.

La nouvelle dynamique patriarcale[14]

Sans nier les forces et les ressources inhérentes à chaque personne, l’hypothèse de la nouvelle dynamique patriarcale cherche à mettre l’accent sur les rapports de domination, les structures de différents ordres qui façonnent l’humain et les mécanismes de contrôle social qui influencent les individus. Malgré les avancées en matière de condition de vie des femmes faites grâce aux féministes, le système patriarcal est encore effectif. Il est même plus insidieux qu’auparavant, car il revêt de nouvelles formes. Comment, en fait, le féminisme aurait-il réussi, en quelques décennies seulement, à déconstruire ce que le patriarcat a mis des milliers d’années à construire et à consolider ? Avec d’autres auteures, je partage ce scepticisme concernant la désuétude de la lutte féministe, car les véritables transformations sociales prennent souvent des siècles à se réaliser. À ce sujet, Nicole Brossard (1994 : 304) mentionne ce qui suit : « Ainsi, je doute que quelques lois (favorisant l’extension des droits et du rôle des femmes dans la société) aient pu, en deux décennies et demie, modifier considérablement les méthodes d’intimidation développées à travers les moeurs et les institutions patriarcales. » Ce phénomène de recomposition du pouvoir s’observe dans de multiples sphères.

Par ailleurs, il serait intéressant de voir, dans le cas précis de la sous-représentation des professeures de philosophie, comment cette nouvelle dynamique patriarcale se manifeste. Françoise Collin (1989, 1993 et 1995) aborde cette problématique dans certains de ses textes[15], mais sous un vocable différent : elle parle de « travestissement » des philosophes et d’ « antiféminisme contemporain ». Elle soutient qu’aujourd’hui, contrairement à autrefois où le sexisme et la misogynie des philosophes étaient clairement exprimés, l’antiféminisme philosophique est plus subtil (Collin 1993 : 206) :

Mon propos pourrait s’éclairer de cette hypothèse que si les anciennes formes d’antiféminisme n’ont pas disparu – celles où il se formulait à visage découvert sur le fond d’une pesante misogynie –, une autre, plus diffuse, plus complexe aussi s’y substitue. Et c’est en ce sens que j’interpréterai la formule « antiféminisme », qui préside à cette rencontre : non plus comme dénigrement direct des femmes, mais comme esquive de ce qui supporte le féminisme, à savoir la dimension politique qui habite les rapports de sexes même si elle ne les épuise pas.

Collin est consciente que ce nouvel antiféminisme (ou nouvelle dynamique patriarcale) est applicable aux autres formes de discours, mais elle se penche, dans ce texte, uniquement sur les discours philosophiques, et plus particulièrement sur le courant postmoderne de la déconstruction du sujet. Elle distingue deux facettes à cet antiféminisme. D’une part, en déconstruisant les catégories habituelles et en diluant la différence sexuelle parmi d’autres différences, ces philosophes postmodernes évacuent les possibilités de remettre en question la hiérarchisation qui a été faite des rapports hommes-femmes et la possibilité de créer un projet politique commun aux femmes pour transformer les rapports sociaux de sexe. D’autre part, les philosophes contemporains, contrairement à autrefois, valorisent d’une certaine façon les femmes et le féminin. Ils investissent en quelque sorte le « féminin revalorisé » (malgré sa déconstruction), et c’est ce qui amène Collin à parler de travestissement philosophique, soit une sorte d’opportunisme intellectuel. Deux citations sont éclairantes à ce propos. D’un côté, elle affirme que « [c]et antiféminisme ne réside plus dans l’affirmation misogyne d’une nature des femmes inférieures à celle des hommes […], mais plutôt dans l’éviction du problème du rapport hommes/femmes au profit du rapport des catégories, en quelque sorte abstraites, du féminin et du masculin. Ce n’est plus un antiféminisme d’affirmation mais plutôt de recouvrement » (Collin 1993 : 213-214). D’un autre côté, elle mentionne (1993 : 212) que l’on « peut même, si on pratique l’art du soupçon, se demander si la valorisation du féminin, aussitôt récupérée par les hommes, n’est pas une nouvelle « ruse » – inconsciente – de leur opération appropriative qui ajoute ainsi aux avantages acquis de la position masculine, ceux qui pourraient être affirmés du côté des femmes ». En résumé, sans rejeter la position postmoderne, Collin dénonce cette appropriation tronquée d’une valeur positive du féminin par les philosophes de la postmodernité qui font l’économie du véritable problème des rapports sociaux de sexe.

Tout compte fait, il est possible de déceler de nouvelles formes de contrôle et de domination des femmes. Cette reconduction et cette recomposition du patriarcat à l’ère contemporaine, qui démontrent une certaine « capacité d’adaptation » de sa part, ne sont pas surprenantes si l’on considère la puissance polymorphe du pouvoir. Comme la politologue Micheline de Sève le rappelle à la suite de Michel Foucault, l’accès au savoir est un accès direct au pouvoir, et ce dernier qui pourrait être acquis par les femmes grâce à l’éducation supérieure, notamment en philosophie, possède un potentiel subversif à l’égard du système patriarcal, d’où sa résistance : « Le savoir nous sert de boussole ; c’est l’outil de base pour adopter une perspective qui serve nos intérêts au lieu de nous laisser ballotter comme des objets d’autant plus dociles que nous ignorons où et comment notre résistance pourrait faire la différence » (De Sève 1997 : 58). Bref, comme cette auteure le mentionne, le savoir est la pierre angulaire de la pensée critique et il est nécessaire, pour déconstruire ce que le patriarcat a construit dans le passé et consolide présentement, de dénoncer les mécanismes de contrôle social des femmes comme les verrouillages cognitifs qui empêchent les femmes de réfléchir (Le Doeuff 2000) et les processus de socialisation qui mènent au conformisme (De Sève 1997). Cependant, cette déconstruction passe par une appropriation des « moyens de savoir/pouvoir alternatifs » (De Sève 1995 : 66) et une des clés possibles pour acquérir ceux-ci serait de favoriser un accès égalitaire des femmes à l’enseignement de la philosophie dans les universités.

Quelques pistes de solution

Comme il a été possible de le constater, certaines auteures pensent qu’il faut tenter d’agir sur les structures concrètes qui entourent le travail universitaire. Elles mentionnent qu’il faut transformer la « culture organisationnelle universitaire », repenser les critères d’engagement et la fonction du corps professoral, inviter les universités à prendre en considération les différents projets de vie des membres de leur personnel, mettre en place une série de mesures pratiques pour amener les femmes à s’inscrire aux études de troisième cycle (leur sous-représentation dans le cas des études doctorales est un des facteurs les plus importants quant à leur faible présence dans les corps professoraux de certaines disciples, notamment la philosophie), etc. Ainsi, il devrait y avoir des efforts et du financement pour mettre en place des mesures concrètes en vue d’amener les femmes à entreprendre et à terminer des études supérieures, et ces mesures peuvent aller de l’accessibilité aux services de garde et aux différentes mesures de conciliation travail-famille ou vie personnelle au financement partiel des études doctorales de diverses manières, en passant par les interventions gouvernementales pour inciter les hommes à investir plus massivement la « sphère privée » pour ainsi dégager les femmes de la double tâche. En outre, selon plusieurs auteures qui adoptent cette position, il faut persévérer dans l’analyse et la dénonciation des différentes formes de discrimination et poursuivre le chemin déjà emprunté pour conscientiser la communauté universitaire relativement au faible taux d’effectifs féminins[16]. Il est aussi important de continuer à réfléchir aux difficultés d’application des programmes d’accès à l’égalité afin de rendre ces derniers plus efficaces[17]. Enfin, il est capital de mettre toutes les mesures en place pour appliquer les recommandations élaborées par les différents comités pour l’équité et les diverses instances qui ont un rôle à jouer dans cette situation[18]. Notons également que, si ces solutions s’appliquent à l’ensemble des disciplines, elles touchent aussi les domaines où les professeures sont peu présentes, comme la philosophie.

D’autres auteures proposent, de différentes façons, de transformer la philosophie. Aux yeux de certaines, il faut sortir de la « structure d’exclusion » philosophique (Le Doeuff 1989 ; Camirand 1992) pour faire de la philosophie différemment :

Au surplus, si l’on considère, comme Le Doeuff, que le statut des femmes en philosophie n’est pas uniquement un problème de représentativité ou d’accessibilité au sein de la profession, mais qu’il est encore un problème lié à l’exercice de la pensée philosophique ; si, avec elle, nous nous accordons pour dire qu’une méta-réflexivité entretient une sorte d’accointance avec notre condition d’opprimée, il ne s’agirait plus de donner accès et parité aux femmes dans la profession, mais bien de philosopher autrement.

Camirand 1992 : 19

Pour sa part, Irigaray (1984, 1990 et 1997) propose aux femmes d’investir le discours philosophique et d’y revaloriser, à l’interne, le féminin trop longtemps refoulé. Il faut donc, selon elle, procéder à une herméneutique à partir d’une perspective féministe des textes philosophiques pour y faire ressortir le sujet féminin et le faire naître à la parole et au savoir. Dans le présent article, une solution « multifonctionnelle » est privilégiée, car plusieurs raisons invoquées précédemment amènent à penser que le phénomène de la sous-représentation des professeures de philosophie dans les universités, comme la plupart des situations problématiques, ne peut se résoudre en agissant sur une seule cause. Il est donc essentiel, dans une telle optique, d’adopter à la fois des mesures concrètes et d’autres abstraites, c’est-à-dire d’agir sur de multiples fronts simultanément, pour pallier le manque d’effectifs féminins en ce qui a trait à la philosophie. Comme Irigaray le souligne (1984, 1990 et 1997), la réappropriation du discours philosophique par les femmes est une des clés pouvant contribuer à leur libération à plusieurs points de vue. Il est donc souhaitable qu’un ensemble de moyens allant de l’amélioration des conditions de travail jusqu’à la révolution et à la reconstruction d’une nouvelle rationalité philosophique, en passant par la consolidation des programmes d’accès à l’égalité soient mis en place ou poursuivis pour intégrer les femmes dans le corps professoral dans le domaine de la philosophie, mais aussi dans les effectifs enseignants universitaires de façon globale. Après tout, l’institution universitaire est la plus haute sphère de la connaissance et du savoir qui permette la transmission d’un héritage intellectuel. Il faut donc s’interroger sur ce que les générations d’aujourd’hui veulent transmettre aux générations qui leur succéderont : un savoir partiel qui se comprend comme universel ou un savoir honnête et réaliste, qui, de son statut particulier, dénonce cette pseudo-universalité pour faire advenir des réflexions plus justes ? Le savoir, loin d’être une simple connaissance qui se transmet, instruit et construit. Ainsi, une « instruconstruction » monosexuée ne saurait être utile… Optons donc pour un savoir bisexué, c’est-à-dire un savoir féministe.