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Découvrir la mémoire des femmes correspond pour Micheline Dumont à « une nouvelle tentative de poursuivre le combat de la réflexion féministe en histoire » (p. 18). Nous retrouvons en effet au coeur de cet ouvrage sa réflexion théorique qui repose sur 30 ans d’activité intellectuelle et militante et dont l’auteure cherche à faire profiter surtout « de nouvelles lectrices, jeunes de préférence, à qui [elle veut épargner] de longues lectures » (p. 18).
Le livre se présente sous la forme d’un recueil de huit textes de Dumont, à peu près tous déjà publiés dans des revues, collectifs ou actes de colloque de 1973 à 2000 (un seul est inédit), choisis à cause de leur correspondance avec l’objectif visé. L’entreprise est double : la présentation d’un ensemble de bilans relatifs aux transformations de la discipline qu’est l’histoire des femmes et celle de l’évolution d’un parcours intellectuel, celui de l’auteure.
Entre le « point de départ », intitulé de l’introduction, et « le fil d’arrivée », intitulé de la conclusion, nous participons au long cheminement suivi par Dumont entre les premiers balbutiements d’une prise de conscience du fait que les femmes sont absentes de l’histoire à la certitude que l’histoire des femmes est un projet éminemment politique, nécessitant une réinterprétation complète de l’histoire du monde. On comprend bien qu’il ne s’agit pas d’ajouter de-ci de-là à l’histoire traditionnelle un chapitre sur les femmes. La radicalité du projet se trouve résumée dans une phrase très percutante de l’auteure : « On n’ajoute pas l’idée que la terre est ronde à l’idée que la terre est plate. Cette découverte exige que l’on retourne en arrière et qu’on repense tout différemment » (p. 142).
Le libellé des titres des chapitres rend compte de la progression de la démarche menant du point de départ au point d’arrivée : « Un nouveau champ de recherche », « Un premier panorama théorique », « Dans les interstices de la grande histoire », « Les pièges de la culture », « L’irruption du sujet », « Française ou américaine ? », « Une nécessaire déconstruction » et, enfin, « Tout est à refaire ». Les premières interrogations de Micheline Dumont sur l’histoire de « la » femme portaient par exemple sur les difficultés de la documentation ou la nécessité de la démarche comparative entre les sociétés et n’impliquaient pas, selon ses propres termes, de véritable réflexion épistémologique. L’importance primordiale d’adopter de nouvelles méthodes et de forger de nouveaux concepts pour comprendre la place « des » femmes dans l’histoire lui est progressivement apparue et dans quelques textes elle se penche alors sur les notions d’égalité et de différence, de domination et de libération pour en examiner les vertus analytiques mais aussi pour déceler les problèmes liés à leur utilisation, quand ce ne sont les impasses auxquelles certains de ces concepts peuvent conduire, en particulier celui d’égalité.
Les derniers chapitres portent sur le concept de genre, apparu au début des années 1980 et développé en particulier par l’historienne américaine Joan W. Scott. L’étude du genre, c’est-à-dire celle des rapports sociaux entre les sexes, apparaît à Dumont comme extrêmement efficace et opérationnelle pour « renouveler complètement la direction du regard historique » (p. 127), démarche qui s’impose après le processus de déconstruction forcé par l’androgynie dans laquelle ont baigné toute la pensée et l’historiographie occidentales. L’enthousiasme de l’auteure à l’égard du concept de genre doit toutefois être mis en parallèle avec les critiques récentes de certains groupes qui voient dans son adoption une façon de reléguer encore une fois les femmes au second plan. Dumont ne fait pas écho à ces critiques. On pourrait toutefois penser que la substitution de l’histoire du genre à l’histoire des femmes, qui semble en voie de se réaliser comme le note Dumont, constituera peut-être une façon plus efficace d’amener la communauté historienne à l’entreprise de réécriture à laquelle l’histoire des femmes la convie en vain depuis déjà de longues années.
Cette question du faible impact de l’histoire des femmes sur le courant central de l’histoire fait elle-même l’objet d’un chapitre du livre, car, après quelques générations de chercheuses et des milliers de publications, le constat de ce peu d’influence est évident. La stratégie à adopter a engendré des débats qui se poursuivent et qui opposent, pour schématiser, Américaines et Françaises. Les premières – parmi qui se range clairement Dumont – plaident en faveur d’une histoire des femmes qui doit demeurer une spécialité, celle-ci permettant aux chercheuses de bénéficier d’infrastructures de recherche et d’institutions facilitant les échanges et les conditions de travail. Les secondes croient au contraire que la perspective féministe doit s’immiscer dès maintenant dans tous les secteurs de la recherche pour éviter la marginalisation et l’absence de reconnaissance de la communauté historienne. Malgré la pertinence de présenter ce débat qui a historiquement divisé de façon importante les chercheuses féministes des deux continents, nous croyons qu’il a peut-être perdu de son actualité, car toutes sont conscientes que le but à long terme des deux positions est en fait le même et l’on observe maintenant que bien des chercheuses françaises reconnaissent l’intérêt sinon la nécessité de la spécialisation.
Comme bilan d’ensemble, on peut dire que Dumont fait bien passer son message. Le chemin qu’impliquent en effet la découverte et l’appropriation des outils de l’analyse théorique est long : « on oublie souvent à quel point l’intégration de concepts nouveaux est lente et progressive » (p. 17). Intégrer le bagage intellectuel nécessaire à l’analyse historique féministe est certes un engagement des plus exigeants. On pourrait paraphraser Simone de Beauvoir en disant que l’on ne naît pas historienne féministe, on le devient !
La plupart des recueils d’articles reprennent, sans que l’on y trouve nécessairement une logique évidente, d’anciens textes d’un auteur ou d’une auteure, en y ajoutant une brève introduction. On peut remercier Micheline Dumont de n’avoir pas cédé à cette facilité : en plus d’une introduction et d’une conclusion générales, elle présente pour chacun des huit chapitres une introduction de deux à trois pages qui fait le lien entre le texte qui précède et celui qui suit, qui replace l’écriture de l’article dans son contexte et qui en propose une critique avec son regard d’aujourd’hui. Le choix des textes, même s’il implique quelques répétitions que l’auteure qualifie de pédagogiques, s’avère cohérent et efficace quant au but poursuivi. Le tout est complété par une bibliographie de 13 pages constituée des principaux textes qui ont influé sur le parcours de Dumont et sur celui de combien de féministes et qui témoigne de la large culture féministe et historique de l’auteure, au confluent des influences américaines et européennes. Chaque ouvrage cité est marqué de façon très utile par une lettre qui le classifie comme « méthodologique », « théorique » ou « bilan historiographique ».
Ce recueil est intelligent et éclairant sur l’évolution de l’histoire des femmes et sur un parcours individuel dans lequel plusieurs se reconnaîtront.