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S’intéresser aux manifestations du genre sexuel dans le texte littéraire n’équivaut-il pas d’emblée à prétendre qu’il existe une différence entre les sexes, différence qui se jouerait au-delà du dispositif biologique ? Entreprise hardie que celle-là puisque, pour parvenir à saisir cette essence du genre, il faudrait arriver à penser un « degré zéro » de la différence sexuelle, c’est-à-dire partir de l’idée selon laquelle le genre, pure construction sociale, crée le sexe. Si Isabelle Boisclair mentionne d’entrée de jeu l’importance d’une telle démarche, c’est qu’il s’agit de la façon la plus probable et la plus opératoire de prendre la pleine mesure de ce qui pourrait constituer la différence sexuelle.
Partant du postulat que la différence sexuelle et la sexualité sont des thèmes que l’on trouve au coeur de la littérature, Isabelle Boisclair a rassemblé neuf textes témoignant de la pluralité des approches que cette problématique – les manifestations du genre sexuel dans le texte – rend possibles. Sans prétendre apporter une réponse définitive à la question de l’existence du genre, réponse qui demeure fuyante à l’intérieur même des sphères scientifiques, le présent ouvrage entend proposer des angles de lecture susceptibles d’éclairer le sujet. L’instance « auctoriale », l’univers symbolique, les instances d’énonciation, la narration et les personnages, voilà autant de lieux à interroger lorsqu’il s’agit de repérer les traces d’une sexuation.
Rédigé par Louise-L. Larivière, le premier article de l’ouvrage s’intitule : « Quand une langue se donne du genre ou De la « bonne » féminisation linguistique ». Différents des autres articles par le domaine auquel il se rattache (la linguistique), ce texte a pour objet de tirer de la confusion les multiples règles élaborées en matière de féminisation linguistique. Selon l’auteure, pour arriver à une « meilleure » féminisation des termes, il faudrait passer par les quatre méthodes suivantes : 1) élaborer un nouvel ensemble de règles qui ne rendraient plus seulement compte des noms de profession, de fonction et des titres honorifiques, mais de tous les noms communs de personnes ; 2) étudier les usages en vigueur dans les autres communautés francophones industrialisées ; 3) relever les usages de féminisation linguistique susceptibles de s’implanter dans toute la francophonie ; et 4) étudier puis élaborer un ensemble de règles à partir des usages proposés par les ouvrages métalinguistiques (par exemple, le Nouveau Petit Robert 2000), ouvrages utilisés dans les écoles et qui formeront les futures générations. S’il importe de concevoir un système unifié basé sur des critères linguistiques, c’est, rappelle l’auteure, pour s’assurer d’une plus grande homogénéité et d’une plus grande objectivité.
Dans le texte « Regard autobiographique, trajectoire sociale et conscience de genre : les Souvenirs d’une française d’Honorine Tyssandier (1828-1894) », Sylvie Pelletier s’intéresse à l’autobiographie féminine, source d’une grande richesse puisqu’elle permet de dégager les éléments constitutifs d’une conscience de genre, voire le fonctionnement même du genre. Après avoir donné une définition des trois notions opératoires qui apparaissent dans le titre de l’article (autobiographie, trajectoire sociale et conscience de genre), l’auteure décrit en quels termes Honorine Tyssandier fait preuve d’une vision du monde sexuée, en même temps que d’une conscience de classe, conscience rendue possible grâce à l’ascension sociale de cette femme et aux nombreux voyages qu’elle effectue à l’étranger. Genèse d’une pensée féministe ? Peut-être. Entre les valeurs traditionnelles et les valeurs issues des expériences adultes, la pensée d’Honorine Tyssandier n’est toutefois pas immuable, pas plus au demeurant que ne l’est la notion de genre elle-même. Le féminin n’est-il pas une donnée qui varie au fil des âges ?
L’article d’Evelyne Ledoux-Beaugrand, « “ Ceci est mon corps ”, ceci est mon texte : La Honte d’Annie Ernaux », poursuit les réflexions amorcées par les Luce Irigaray et Julia Kristeva. Partant de l’idée selon laquelle le corps de la femme, dans la culture androcentrique, est souvent associé à l’abject, à l’impensable, l’auteure remet en question l’autobiographie contemporaine au féminin, genre à travers lequel la sexualité occupe une place centrale. Comment se traduit dans le langage cette volonté de faire exister la sexualité sans la nommer ? Comment dire la réalité féminine sans la limiter à une quelconque définition ? Dans La Honte, Annie Ernaux parvient justement à manifester son corps à l’intérieur d’une écriture qui relate cette impossibilité de rendre compte du corps désirant. Appartenant à ce que Ledoux-Beaugrand appelle la « catégorie de l’innommable » (p. 64), plusieurs scènes ou souvenirs du passé relevant du paradigme du corps désirant sont évoqués sans être clairement nommés. Parce qu’elle parvient à dire l’indicible, parce qu’elle fait advenir un langage capable de dire la subjectivité féminine, Ernaux substitue à l’ordre du silence celui du langage. Et ce langage, c’est d’abord et avant tout l’expression d’une singulière présence du féminin.
Dans son texte « Je suis l’homme. Les styles de Camille Laurens », Martine Delvaux effectue un détour par le texte Éperons. Les styles de Nietzsche, étude de Derrida à travers laquelle sont présentées trois figures de la féminité : « figure du mensonge » (la femme comme péril de la vérité de l’homme et de sa masculinité), « figure de vérité » (la femme méprisée pour son identification à la vérité) et « figure affirmative » (la femme qui s’affirme elle-même, en dehors du discours phallogocentrique). Effectuant de nombreux rapprochements entre ces figures et celles que l’on trouve au coeur du texte Dans ces bras-là de Camille Laurens, Martine Delvaux en arrive à la conclusion que, si la narratrice tend à représenter l’autre dans une perspective binaire (un livre sur les hommes écrit par une femme), il n’en demeure pas moins que l’écriture tend à dévoiler le simulacre de ce binarisme. Car ce qui intéresse Laurens avant tout, c’est cette « danse » qui unit l’homme et la femme tout en préservant l’altérité, bref, ce « tour de valse, avec du jour entre les corps » (p. 88).
Isabelle Boisclair, quant à elle, soumet une lecture d’Instrument des ténèbres de Nancy Huston. Outre la remise en cause des postulats androcentriques sur lesquels repose la culture occidentale, ce roman propose une réécriture de la genèse culturelle de l’humanité au centre de laquelle le féminin et les femmes accèdent désormais à la position du centre, prenant ainsi valeur de référent universel. Selon Isabelle Boisclair, le fait de déjouer le système traditionnel du genre sexuel (par la dissociation sexe/genre et la variation du genre masculin/féminin) contribue non seulement à en montrer la vacuité, mais tend également à le neutraliser. À travers le récit premier et celui qui se trouve mis en abyme, c’est une réconciliation du masculin/féminin qui se donne à voir progressivement. À la recherche d’un nouvel équilibre, Huston cherche, au fond, à forger des symboles où la femme serait tout autant représentative de la communauté humaine que l’homme.
Quittant le corpus français pour le sol québécois, les « lectures du genre » se poursuivent avec un article signé Sylvie Mongeon. Dans son texte « Amadou de Louise Maheux-Forcier : écrire entre silence et subversion », il est question d’étudier les procédés stylistiques hautement fracassants d’un roman qui, en multipliant notamment points d’exclamation et de suspension, tend à transporter le langage jusqu’aux frontières du nommable. Affichant ce que Louise Dupré appelle une « esthétique de la perte » (p. 113), Amadou épuise la phrase jusqu’à son entière destruction, empêchant ainsi que se poursuive le raisonnement « au-delà de la conséquence immédiate du retrait du sens dans les limites de l’explicite » (p. 113). Or, c’est justement dans ce « rien » que se trouve la structure signifiante du roman. Selon Sylvie Mongeon, puisque l’écriture est un intermédiaire entre les pulsions du sujet et la pratique sociale dans le langage, il apparaît pertinent de lire Amadou dans une perspective idéologique et politique. Malmener le langage n’équivaut-il pas à malmener le contrat social ? Sous cet angle, le roman de Maheux-Forcier révèle son potentiel contestataire. Écrit à l’époque de la Révolution tranquille, époque où le projet collectif est une « affaire d’hommes », ce texte donne à lire une remise en cause des valeurs masculines, de même que la place des femmes dans le contrat social.
Sandra Joseph, pour sa part, offre une lecture fort intéressante d’un ouvrage de prose poétique écrit par France Théoret. Dans son texte « Obéir ou injurier : la putain et la prise de parole féminine dans Nécessairement putain de France Théoret », l’auteure s’intéresse d’abord au rôle social associé au genre féminin puis essaie de voir en quoi le langage participe à l’oppression de la femme, comment il tend à ranger celle-ci du côté de la putain. C’est ensuite qu’elle s’intéresse à l’obéissance du personnage elle (la putain) afin de comprendre la subversion langagière de la narratrice (je) dont la désobéissance prend forme à travers l’espace langagier menant à l’injure. Puisqu’il demeure anonyme, le personnage féminin de Nécessairement putain échappe au mépris. Le fait de ne pas avoir de nom (elle ne peut pas être complètement dépossédée d’elle-même puisqu’elle n’est « personne ») permettra alors au personnage d’échapper à la définition sociale assigné par le patriarcat. D’ailleurs, la narratrice (celle par qui la libération du personnage s’effectue) ne formule jamais textuellement les mots du mépris masculin, préférant faire allusion à l’injure que de la reproduire. C’est donc entre dire l’asservissement et taire le mépris que la subversion peut s’effectuer en toute efficacité. En s’appropriant le langage, la femme se trouve alors à circonscrire sa réalité d’une valeur non plus mercantile, mais créatrice.
Élise Salaün, dans son texte « La passion selon elles : l’érotisme dans les romans au féminin des années 1980 », mentionne que, jusqu’à tout récemment, la littérature érotique était pratiquée par des hommes qui y déployaient une conception du désir tout empreinte d’androcentrisme. Contrairement à ces textes où seul le corps de la femme est représenté, la littérature érotique au féminin donne à voir et à désirer le corps de l’homme. La jouissance, la danse, l’ouverture, voilà autant de termes qui reviennent pour dire la fusion des êtres, fusion qui n’a rien d’une dépossession et qui permet plutôt aux personnages d’abolir la différence sexuelle et de s’éprouver. En outre, si le corps de l’homme n’est pas décrit dans les romans masculins, il n’en va pas de même dans l’érotisme féminin où le corps de la femme se trouve invoqué dans sa totalité. Quant à ce qui rapproche les deux pratiques, Salaün indique la transgression comme aiguillon du désir. Toutefois, la transgression en littérature féminine n’est plus associée à la peur : « Elle n’a qu’une seule fin : le plaisir en dehors des normes du permis ou de l’interdit » (p. 153). Enfin, dans ces textes féminins, le lien est très étroit entre le désir et l’écriture. Si le plaisir sexuel engendre le désir de l’écriture, ce dernier appelle et provoque également le plaisir physique, et ce, dans un mouvement de perpétuel retour. Figure de la spirale, l’érotisme féminin offre donc de riches pistes de réflexion pour qui s’intéresse aux manifestations du genre sexuel dans la littérature.
Dans le dernier texte, « L’homme qui fait chanter les femmes : Stéphane Venne », Lucie Joubert sort de l’ombre celui qui a signé les textes de nombreuses artistes populaires (notamment Emmanuelle, Renée Claude et Isabelle Pierre) et qui a amorcé, en quelque sorte, la révolution féministe au Québec. Invitation à l’émancipation féminine, les paroles de Stéphane Venne surprennent d’abord par leur contenu (ses textes étaient véritablement visionnaires), ensuite par le silence qui les entoure. Pourquoi les intellectuels ont-ils boudé cette voix, portée par des femmes également ignorées par les féministes ? Voilà en somme les questions auxquelles tente de répondre Lucie Joubert.
Le collectif Lectures du genre aborde donc la question de la sexuation sous des angles fort variés. De l’autobiographie à la littérature érotique, en passant par la prose poétique, la femme donne à lire sa volonté d’accéder au langage et, dans ce pouvoir-dire, le corps occupe une place de premier plan. Comme l’a fait remarquer J. W. Scott, on voit ici l’importance du langage dans la construction de l’identité de genre.