Les ouvrages abordant simultanément les grandes causes juridiques et l’histoire littéraire ne sont pas légion. Le drame qu’a vécu l’historienne Florence Deeks (1864-1959) nous fournit un exemple éloquent sur une erreur judiciaire à la fois grave et choquante, qui n’a été mise à jour que tout récemment par un historien canadien. Cependant, il convient d’abord d’évoquer la mémoire d’un romancier aujourd’hui un peu oublié mais naguère surestimé, Herbert George Wells (1866-1946), qui jouissait au début du xxe siècle d’une réputation dépassant les milieux littéraires. Cet écrivain britannique s’était fait connaître pour ses romans d’anticipation, comme La guerre des mondes, L’homme invisible, L’île du docteur Moreau, La machine à explorer le temps, qui avaient contribué à sa popularité dans le monde anglo-saxon, comme en font foi les films de science-fiction consacrés par la suite à l’adaptation de plusieurs de ses oeuvres. Beaucoup considéraient H.G. Wells comme une sorte de mage (d’où le titre du présent ouvrage). C’était l’époque où l’on consultait les écrivains célèbres pour tenter de comprendre l’avenir, le monde, la science et les grands changements. Un magnat de la presse anglaise, Lord Northcliffe, avait d’ailleurs demandé en 1918 à H.G. Wells – qui était par ailleurs journaliste – de créer un comité spécial de guerre pour répandre une propagande démoralisante en territoire ennemi. L’opinion de Wells ne comptait donc pas uniquement dans les milieux littéraires. Ce bref rappel historique nous permettra de mieux comprendre l’histoire qui suit. Un jour de juillet 1918, une jeune Canadienne férue d’histoire, Florence Deeks, soumet son imposant manuscrit, une sorte d’histoire du monde moderne tel que vu par une femme, intitulé The Web, à une prestigieuse maison d’édition anglaise, Macmillan Co., qui avait une succursale à Toronto. L’année suivante, le manuscrit est retourné poliment à l’auteure. On lui explique que son texte ne cadre pas avec les objectifs de la maison. Quelques mois plus tard, en 1920, paraît chez le même éditeur l’un des plus imposants ouvrages signés par H.G. Wells, The Outline of History, qui fait plus de 1 000 pages. On l’aura deviné : c’était le plagiat grossier de larges extraits de ce manuscrit méticuleusement documenté, soumis deux ans plus tôt par Florence Deeks, reprenant la même trame, avec de larges passages copiés littéralement. En outre, Wells a utilisé à son compte (sans les mentionner) plusieurs des sources de la documentation de Florence Deeks. En fait, Wells poussait l’outrage jusqu’à présenter sans guillemets les citations que Florence Deeks mentionnait dans son manuscrit comme provenant de tel ou tel auteur. En 1925, l’inconnue du Canada intente un procès au célèbre écrivain anglais, procès qu’elle perdra amèrement après plusieurs années. Ce cas de piraterie littéraire pourrait en soi sembler banal, puisqu’il s’en produit malheureusement souvent, sous des formes variées et subtiles. L’intérêt de l’ouvrage de McKillop réside ailleurs, soit dans son constat de l’incapacité d’une communauté (qu’elle soit scientifique, juridique ou médiatique) à reconnaître en un personnage aussi réputé que H.G. Wells un vulgaire usurpateur. La plaignante est une inconnue, elle n’est pas une universitaire et elle pratique l’histoire en amateur, sans diplômes ni chaire. Malgré les preuves accablantes, ni les avocats ni les éditeurs ne peuvent donner raison à cette célibataire dans la soixantaine, un stéréotype sous lequel on la présente souvent tout au long du procès. En désespoir de cause, après avoir épuisé tous les recours, Florence Deeks écrira même à son roi, mais elle recevra une fin de non-recevoir de la part du secrétaire royal, jugeant la plaignante « frivole » (d’où le titre de l’ouvrage, spinster voulant dire « fille célibataire »). Son …
A.B. McKillopThe Spinster and the Prophet. H.G. Wells and the Mystery of the Purloined Past. Toronto, MacFarlane Walter & Ross, 2000, 477 p.[Record]
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Yves Laberge
Institut québécois des hautes études internationales
Département de sociologie
Université Laval