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Introduction

Depuis l’introduction de la Loi sur l’équité salariale[1], des exercices d’équité salariale ont eu cours dans les entreprises privées et publiques du Québec. La plupart d’entre elles sont rendues à l’étape du maintien de l’équité salariale. D’autres, qui sont affectées par une modification de leur structure juridique par fusion ou autre, voient leurs obligations « déterminées en fonction de l’entreprise qui comptait le plus grand nombre de salariés » (art. 76.11 par. 2). Aussi, les entreprises nouvellement créées doivent établir un exercice d’équité salariale selon les différentes modalités prévues par la LÉS. C’est la situation qui prévalait pour l’organisation du secteur public lorsque l’exercice a débuté et dont les résultats sont présentés dans le présent article. Cette recherche prend appui sur une observation in situ d’un exercice en comité d’équité salariale. Elle a pour objectif de déterminer si les parties présentes en comité d’équité salariale adoptent ou non des comportements de négociation pour l’application de la LÉS et l’atteinte de l’équité salariale. Cet article n’a pas pour objet de remettre en question le caractère fondamental du droit à un programme d’équité salariale, mais bien de vérifier si l’application de la LÉS résulte d’une perspective normative de respect intégral du principe d’équité salariale ou est plutôt négociée, en cherchant à identifier des comportements et des caractéristiques de la négociation traditionnelle. L’idée selon laquelle cette négociation devrait être un enjeu distinct de négociation en raison de son caractère fondamental sera également discutée.

Dans la première partie, nous discuterons de la question de la négociation ou non de l’application de la LÉS en présentant les positions des différents auteurs. Par la suite, nous allons définir et caractériser ce qu’est la négociation pour poursuivre sur la présentation des résultats et de l’analyse.

État des connaissances

Dans la documentation sur l’application de la LÉS, il se dégage notamment une dichotomie que nous pourrions résumer ainsi : les uns adoptent une vision plutôt normative de la LÉS, insistant sur la considération de l’équité salariale comme un droit fondamental qui découle de la Charte des droits et libertés de la personne[2] et qui fait que l’application du principe ne peut être négocié, alors que d’autres s’appuient sur notre régime de rapports collectifs de travail et la réalité empirique pour démontrer que l’équité salariale est un objet négocié. Dans la présente section, nous présenterons ces deux courants associés à l’application de LÉS, en débutant par la perspective normative. Nous verrons que ces conceptions peuvent ne pas nécessairement être en opposition.

1. La version normative de la LES

Pour expliquer cette perspective, Brière (2002 : 166) et Côté (2008) diront que la LÉS vient de façon proactive, galvaniser et compléter la CDLP. Cette dernière fournit une protection concernant divers types de discrimination, dont la discrimination salariale. C’est à l’article 19 de la Charte que ce principe s’inscrit : « Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit ».

Sa portée est générale, c’est-à-dire que tous les individus doivent, dans leurs rapports sociaux, respecter les droits et les libertés d’autrui, mais aussi tous les groupes et organismes, toutes les entreprises privées ou celles de services publics, le gouvernement du Québec et ses ministères, les administrations municipales et scolaires, ainsi que tous les employeurs de compétence québécoise (art. 52-54 ; Legault, 2013 : 62). La Cour suprême du Canada lui accorde le statut de loi fondamentale ayant un caractère quasi constitutionnel (CDPDJ, 2003 : 94). Pour le Groupe de travail fédéral sur l’équité salariale[3] (2004 : 165), cela signifie que « l’on ne peut pas compromettre [les droits qu’elle régit] ou y déroger dans le cadre d’autres types de transactions sociales ou économiques ».

Ainsi, puisque la LÉS est rattachée à une telle législation, cela fait de l’équité salariale un droit fondamental (Brière, 2002 : 170; Déom et Mercier, 2001 : 60; GTFES, 2004 : 165). Rosette Côté (2008 : 589), ancienne présidente de la Commission de l’équité salariale[4], mentionne à ce propos que nous sommes « en présence de la mise en oeuvre d’un droit qu’il faut considérer comme fondamental, et qu’il ne s’agit pas d’une simple législation du droit du travail, il en résulte une application large du concept de protection des droits des personnes discriminées. »

Pour son application, ce qualificatif de droit fondamental la positionnerait à l’écart des enjeux relatifs aux salaires et aux conditions de travail. Ces enjeux sont habituellement régulés par la négociation collective et sont sujets aux mécanismes d’échange et de compromis utilisés par les parties pour arriver à des conventions collectives (GFTES, 2004 : 165-166). Comme les ententes entre les parties à la négociation sont établies par le biais d’échanges et de compromis, les intérêts de certaines personnes risquent d’être troqués contre les intérêts de groupes se faisant mieux entendre ou étant plus influents sur le cours des négociations. Ainsi, l’interprétation de l’équité salariale comme droit fondamental permet de transmettre clairement le message que « cet enjeu ne sera pas soumis aux mêmes types de pressions que les autres enjeux de négociation » (ibid. : 166). Par exemple, des arguments de contrôle des coûts utilisés en négociation collective ne devraient pas intervenir ou interférer dans la correction des écarts salariaux entre les catégories d’emplois à prédominance féminine et les catégories d’emplois à prédominance masculine[5]. Le seul objectif serait la correction, sans compromis, de la discrimination salariale.

La GTFES (2004 : 253) soutient cependant qu’une structure distincte de négociation permettrait d’éviter que l’équité salariale soit négociée à la baisse en échange d’autres demandes de négociations à portée plus générale. La juge Julien est de cette avis puisqu’elle rappelait qu’au-delà « des frontières des unités d’accréditation ou de la représentation syndicale, [les programmes d’équité salariale] doivent être élaborés indépendamment de la négociation des conventions collectives afin d’éviter d’éventuels compromis au détriment de l’équité salariale » (Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général), 9 janvier 2004, annexe 23, p. 2). Weiner et Gunderson (1990), auteurs estimés au Canada anglais, précisent que l’équité salariale requiert des structures de négociation séparées. L’équité salariale ne devrait pas ainsi être assujettie au jeu des concessions et à cette attitude compromissoire. De plus, avec des structures de négociation ainsi séparés, l’une pour la négociation de l’équité salariale et l’autre pour la négociation collective de conventions collectives, les intérêts des femmes ne seraient pas opposés à ceux des hommes. De façon détaillée, cette posture tient au fait que le processus de concessions mutuelles propres à la négociation collective, qui permet de conclure des ententes au sujet des conditions de travail, serait peu approprié lorsqu’il s’agit de droits fondamentaux. Lors de la négociation collective, les efforts sont concentrés afin de conclure une «entente» acceptable pour les parties, ce qui peut les éloigner de l’objectif de réaliser l’équité salariale. « [L]e processus de négociation collective […] n’est pas le meilleur moyen d’assurer le respect des principes en matière de droits de la personne » dont fait partie l’équité salariale (GTFES, 2004 : 496). La procédure de mise en oeuvre de l’équité salariale doit être distincte de la procédure de négociation de conventions collectives, afin « de se concentrer sur l’équité salariale et d’en faire une question d’élimination de la discrimination » (ibid. : 2004 : 499). Les membres du GTFES considèrent toutefois important de « veiller à ce qu’il existe entre le processus d’équité salariale et celui de la négociation collective un lien garantissant que les parties à la négociation collective assument leurs responsabilités d’une manière propre à protéger et à promouvoir le droit fondamental des employés de ne subir aucune discrimination salariale » (2004 : 512). Ainsi, il ne faut pas déduire que la négociation collective est sans rapport avec la réalisation de l’équité salariale (GTFES, 2004 : 501).

2. Le régime de rapport collectif de travail et la réalité empirique de l’application de la LÉS

Le contexte des relations de travail a indubitablement un impact sur l’application de la LÉS. Cela se répercute sur la réalité empirique qui montre que l’équité salariale est un objet négocié entre les parties responsables de son application.

Pour expliquer cette perspective, une mise en contexte est nécessaire. Au Québec, le régime de relations du travail est décentralisé, c’est-à-dire que les décisions prises en matière de conditions de travail se prennent au sein de chaque entreprise. Ainsi, la plupart des lois québécoises portant sur le travail, incluant la LÉS, sont construites suivant ce principe de décentralisation (Déom et Mercier, 2001 : 55). Pour lui permettre de se moduler et de s’adapter aux différentes situations pouvant exister, la LÉS est une loi fragmentaire et lacunaire (Brière, 2002 : 167). Elle est ainsi considérée comme une loi-cadre qui regroupe des règles législatives fixant des seuils et des balises (ibid. : 160). L’établissement de l’équité salariale suppose une appropriation par les acteurs responsables qui ont alors pour rôle de faire les adaptations nécessaires en venant compléter et bonifier les règles législatives dictées par la LÉS (ibid.). Cela accorde évidemment une grande autonomie. De plus, considérant les nombreuses zones d’ombre de la LÉS qui induisent une grande marge de manoeuvre, l’équité salariale ne peut alors se faire que dans la seule mesure où les acteurs arrivent à dégager les solutions idoines qui permettent de passer de l’énoncé formel à une concrétisation bien réelle (ibid.: 167).

De surcroit, la mise en relation paritaire d’une partie patronale et d’une partie syndicale en comité d’équité salariale a pour effet d’enchâsser davantage l’établissement de l’équité salariale dans les relations de travail déjà établies dans l’entreprise. Jean Boivin (2010 : 275) fait des comités d’équité salariale un exemple de régime de rapports collectifs de travail. Ainsi, les relations de travail de même que les pratiques et les coutumes qui en découlent colorent le processus d’équité salariale (Boivin, 2015 : 264, 305 ; Déom et Mercier, 2001 : 55). Le régime québécois des relations du travail est caractérisé par la nature conflictuelle des relations entre les parties patronales et syndicales (Déom et Mercier, 2001 : 58) et les revendications entre ces deux parties se déroulent traditionnellement par la négociation et parfois l’affrontement (Plasse, 1987 : 559). Ce contexte peut devenir un obstacle à la concertation et à la coopération au sein du comité d’équité salariale considérant notamment la présence d’intérêts conflictuels et de points de vue contradictoires lors de la négociation.

Cet obstacle est d’autant plus grand considérant que c’est aux parties en charge de la négociation collective à qui il est également proposé de participer de façon paritaire à la réalisation de l’équité salariale. Ainsi, il peut s’avérer illusoire d’espérer voir les parties renoncer à l’usage de stratégies habituellement employées pour la négociation collective (Hallée, 2011 : 38). À ce sujet, Boivin (2015 : 264) exprime bien l’impact que peut avoir cet aspect sur le déroulement du processus d’équité salariale :

On peut certes souhaiter que l’équité salariale fasse l’objet d’une opération distincte de la négociation collective et vouloir que la logique de l’équité l’emporte sur celle de la négociation, mais n’est-il pas illusoire d’espérer que les acteurs en présence puissent complètement faire abstraction de leur premier rôle et mis en pratique au quotidien, souvent depuis plusieurs années, soit celui de négocier des conditions de travail et des salaires au nom des membres qu’ils représentent ?

Ce propos trouve une certaine résonance d’autant plus que l’équité salariale touche précisément un aspect traditionnellement abordé en négociation collective : la rémunération (Déom et Mercier, 2001 : 57).

En somme, les éléments décrits ci-haut mènent à la conclusion que l’application de l’équité salariale bien que considérée par certains auteurs comme étant un droit fondamental, devient un terreau fertile à la négociation lors de sa mise en oeuvre en entreprise (Brière, 2002 : 170). Comme Déom et Mercier (2001 : 54) le mentionnent, l’organisation des relations du travail au Québec impose des contraintes encore plus profondes que celles de la LÉS. Comme le précise Boivin (2015 : ix) :

au-delà d'un énoncé normatif, la [LÉS] ne peut donc pas être considérée comme l’outil de mise en oeuvre d’un changement [préconçu et] prédéterminé. Au contraire, c’est au cours de sa mise en oeuvre dans les milieux de travail que la portée et les effets de cette législation prennent leur sens alors que se réalise le processus d’équité salariale convenu entre les acteurs concernés qui sont les employeurs et les syndicats.

Il devient difficile «d'isoler la démarche d'équité du processus de négociation collective, en dépit du caractère «non négociable» du principe d'équité salariale qui relève du respect d'un droit fondamental » (ibid. : 301). Ainsi, rien ne permet de garantir que l’équité salariale suit la voie d’un idéal normatif.

Regardons maintenant si des travaux empiriques reflètent l’omniprésence, dans l’application de la LÉS, du régime des relations de travail québécois et de la négociation qui le caractérise.

Tout d’abord, Hallée (2011) s’est intéressé aux négociations au sein de comités d’équité salariale responsable de l’application de la LÉS. La négociation, suivant la théorie institutionnaliste pragmatiste de Commons, a été abordée en termes comportementaux. Ainsi, les observations illustrent, à divers degrés dans les trois comités analysés, des interactions fondées sur une négociation se traduisant par des comportements davantage associés au réfrènement. Le terme réfrènement, dans la terminologie commonsienne, réfère au fait que les parties de la négociation s’orientent vers la réalisation d’ententes traduisant une quête de compromis et de développement d’intérêts communs (ibid : 222). La perspective du GTFES (2004 : 501) selon laquelle la négociation est liée à la réalisation de l’équité salariale est ainsi partagée puisque des comportements de négociation furent empiriquement démontrés par l’auteur.

Quant à la thèse de Boivin (2015 : 135), elle revêt également un intérêt puisqu’elle touche aux travaux d'équité salariale complétée en 2006 dans « l'entreprise du secteur parapublic » qui comprend le réseau de la santé et des services sociaux et le réseau de l'éducation, et dans le secteur privé. À titre de conseillère syndicale participante, l’auteure a pu observer des exercices d’équité salariale et obtenir des informations suite à « une interaction soutenue avec les acteurs présents dans les entreprises dans le cadre de [sa] pratique professionnelle » (ibid : 130). Elle note que dans les comités d’équité salariale des milieux syndiqués du secteur privé, le mode « concertation » cédait progressivement la place au mode « négociation » lors des discussions » (ibid. : 164-165).

Considérant ce qui précède, nous aimerons savoir, par l’observation des comportements des acteurs patronaux et syndicaux en comité, si l’application de LÉS suit encore cette voie de la négociation. C’est à partir de la définition et des caractéristiques de la négociation que nous pourrons déterminer si oui ou non, l’application de la LÉS est un exercice négocié.

Le cadre conceptuel qui en découle

Nous allons définir ce qu’est la négociation pour par la suite en décrire les comportements et certaines caractéristiques. Cet exercice nous permettra de comparer les concepts développés avec les données recueillies et d’analyser nos résultats d’observation des travaux en comité afin de vérifier si l’exercice d’équité salariale reproduit des comportements et des caractéristiques de la négociation.

1. Qu’est-ce que la négociation ?

Iklé ([1968] 2007 : 141) définit la négociation comme « une forme d’interaction par laquelle des individus, des organisations et des gouvernements tentent explicitement d’ordonner (ou prétendent le faire) une nouvelle combinaison de leurs intérêts, ces derniers étant à la fois conflictuels et communs ». Iklé réfère à « deux sortes d’intérêts communs : 1) un intérêt identique pour tel type d’arrangement, ou pour tel objectif, que les parties ne peuvent atteindre – en tous cas, facilement – que si elles joignent leurs efforts, 2) un intérêt complémentaire envers un échange d’objets, que les parties ne peuvent acquérir par elles-mêmes, mais seulement concéder à d’autres » (ibid.). Pour Zartman (1977 : 622) la négociation est un «processus dans lequel deux (ou plusieurs) parties combinent leurs points de vue contradictoires en une seule décision ». C'est un exercice à somme positive puisque, par définition, les deux parties préfèrent une entente au statu quo, c’est-à-dire l’absence d’accord (ibid.).

C’est la présence d’intérêts communs et conflictuels qui distingue la négociation d’une autre méthode de prise de décision qu’est la démarche consensuelle. Cette dernière s’assimile à « la résolution de problème [et] la recherche méthodique d’une issue » (Thuderoz, 2000 : 103). Bilodeau (2008 : 153) dira à ce propos que le « consensus implique une stricte convergence des intérêts des parties et donne lieu à une solution intégrative alors que la négociation est aussi […] faite de compromis. »

Un des modèles les plus utilisés en relations de travail pour analyser la négociation, c’est celui de Walton et McKersie (1991). Ces derniers précisent qu’il y quatre sous-processus concomitants à la négociation collective, à savoir la négociation distributive, la négociation intégrative, la structuration des attitudes et la négociation intra organisationnelle. Nous limiterons notre propos à la définition de la négociation distributive et intégrative parce que le traitement des deux autres processus est inutile pour étayer notre propos. En effet, la structuration des attitudes réfère à l’instrumentalisation plus ou moins conscientes du vécu émotionnel de l’autre partie alors que la négociation intra organisationnelle traite de la négociation avec ses propres mandants considérant que les parties ne forment pas nécessairement des groupes homogènes.

La négociation distributive est une activité de division des ressources limitées qui concerne surtout les questions salariales ou monétaires. Elle découle de la théorie des jeux à somme nulle qui fait référence à la distribution du surplus de l’entreprise entre les conditions de travail des personnes salariées et les profits de l’employeur. Chaque partie chercherait par la négociation à maximiser ses gains. Ce qu’une partie va gagner, l’autre va nécessairement le perdre. Il s’agit d’une situation de gagnant-perdant. Elle serait fondée sur une logique de choix optimal permettant d’obtenir le maximum par la négociation sans se préoccuper de la question de l’allocation équitable des ressources (ibid: 15-16). Quant à la négociation intégrative, que l’on associe à la théorie des jeux à somme variable, elle reposerait sur une relation de collaboration qui, dans sa forme pure, correspondrait à un sacrifice égal entre les parties. Elle serait fondée sur un processus de résolution de problèmes basé sur les intérêts respectifs des parties qui aurait pour résultat une solution, un compromis mutuellement acceptable ou la meilleure solution définie par les parties. Elle serait assimilable à une approche de type gagnant-gagnant (ibid. : 126-7-8).

2. Les comportements caractéristiques de la négociation

Pour des fins de comparaison et d’analyse des résultats de l’observation qui seront présentés à la section 4, nous reprendrons certaines caractéristiques typiques observables de la négociation traditionnelle retrouvées chez Bilodeau (2008), Friedman (1994) et Friedman et Gal (1991) qui sont d’ailleurs trois études ethnographiques de la négociation. Leur pertinence découle de l’utilisation du même outil de cueillette d’information que pour notre étude, soit l’observation in situ permettant de définir des caractéristiques observables de la négociation.

La négociation est caractérisée par un certain degré d’autonomie des individus et groupes qui y prennent part. Ce degré d’autonomie « doit être au moins suffisant pour que ceux-ci puissent prendre eux-mêmes les décisions faisant l’objet de négociation sans [devoir] recourir » (Bilodeau, 2008 : 154) à une tierce partie, l’adjudication, qui peut ou non favoriser l’une des parties plus que l’autre (Zartman, 1977 : 622). Notons également dans la négociation l’interdépendance des parties. La représentation est aussi un aspect important comme caractéristique d’une négociation puisque « les parties patronale et syndicale participent au processus en mandatant un groupe restreint d’individus afin d’en venir à une entente pour leur compte respectif, les mandants ayant néanmoins le dernier mot sur les résultats de la négociation » (Bilodeau, 2008 : 155).

Dans la négociation traditionnelle, chacune des parties est notamment assise de son côté de la table, représente ses mandants, et est structurée selon une relation hiérarchique entre négociateurs (Friedman et Gal, 1991). Aussi, les parties se préservent de l’influence de l’autre partie, tentent de définir les agendas de travail, restreignent et contrôlent l’information, s’encouragent à ne mettre l’accent que sur leurs propres positions, et limitent la résolution de problème en se fermant à la coopération avec l’autre partie (ibid. : 359).

Les équipes de négociateurs démontrent consciemment leur unité durant la négociation. Cela se transpose même sur le plan du langage par l’utilisation abondante du nous (Friedman, 1994 : 33-4). Avant et durant les négociations, il y a des règles implicites de comportement qui guident les émotions et orientent les déclarations selon ce qu’impose la situation (ibid. : 36). Il y a une dynamique de construction de l’identité unitaire du groupe en amplifiant notamment les différences avec l’autre partie (ibid. : 39-40). Les membres de l’équipe de négociation apportent leur soutien explicite au porte-parole. En général, il y a derrière les équipes de négociation des mandants avec lesquels les porte-parole sont en contacts fréquents. Ces mandants participent à la planification de la négociation et approuvent les décisions-clés et ultimement les accords obtenus ; c’est la source du pouvoir, et de temps à autre, de contrôle et de surveillance.

Au plan de la stratégie, le porte-parole peut chercher à manipuler l’information et les impressions en tentant de démontrer que ses requêtes sont raisonnables et justifiées, que l’opposant n’a pas vraiment le choix de les accepter. Cette stratégie est dépendante du contrôle exercé sur l’information et les comportements de ses troupes. Ce contrôle est non seulement dirigé vers les opposants qui voient et entendent, mais également vers les mandants (ibid. : 69-82). La négociation traditionnelle est un lieu où la tension et la pression sont délibérément maintenues. Il faut aussi éviter de démontrer que l’on fraye avec l’opposant, car cela peut avoir pour effet de perdre la confiance de l’équipe et des mandants. À l’avant-scène se déroule le drame où les positions sont exprimées avec fermeté et parfois colère. La performance est offerte autant aux vis-à-vis qu’à sa propre équipe.

Selon Bilodeau (2008 : 252), l’entêtement et la démonstration de fermeté font aussi partie d’agissements communs. La conservation d’une ou plusieurs cartes dans son jeu est aussi identifiée comme une tactique délibérée et partagée (ibid. : 255). Au plan des manoeuvres typiquement syndicales, mentionnons notamment la prise d’initiative de l’agenda et l’engagement auprès des travailleurs, telle la menace de grève, la démonstration d’appui et la préparation au conflit, de même que la création d’attentes et d’engagement (ibid. : 256, 260, 261-2). En ce qui concerne les manoeuvres patronales, l’auteur invoque la mention du contexte économique défavorable, la menace de fermeture et la mise en exergue des incidences pécuniaires du normatif (ibid. : 263, 265-6).

Méthodologie

Dans cette section, après une mise en contexte du cas à l’étude, nous discuterons de la méthodologie empirique, de la méthode et de l’outil de cueillette.

1. Mise en contexte

C’est le 8 octobre 2015 que la CNESST communiqua avec l’entreprise étudiée pour l’informer qu’elle devra procéder à un exercice d’équité salariale et le compléter avant le 1er janvier 2016. Ainsi, comme aucune démarche d’équité salariale n’avait été réalisée dans les deux organismes la précédant et qu’une nouvelle classification des emplois a été mise en place suite à la fusion, la CNESST lui a octroyé le statut de nouvelle organisation. Habituellement, les organisations résultant d’une modification de structure juridique, tout comme l’organisme étudié qui représente la fusion de deux organismes, héritent des obligations de celle comptant le plus grand nombre de salariés (art. 76.11.).

Suite à cette décision, les parties ont décidé de réaliser un programme distinct applicable aux professionnels salariés. Comme l’oblige l’article 16 de la LÉS pour les organisations comptant 100 salariés et plus, un comité d’équité salariale regroupant des représentants patronaux et syndicaux est mis en place afin de réaliser cet exercice.

Ce comité d’équité salariale est composé de six personnes. La partie patronale est représentée par deux personnes, soit un cadre de l’équipe de la gestion des ressources humaines et un consultant externe. La partie syndicale regroupe deux délégués des professionnels salariés, chacun occupant des emplois différents dans l’organisation, ainsi que les deux conseillères du syndicat : la conseillère à la négociation et à l’application de la convention collective, et la conseillère à la classification, à l’équité et à la relativité salariale[6]. L’observation[7] dura environ 4 mois, c’est-à-dire du 18 janvier au 17 juin 2016, incluant un mois d’inactivité. L’observateur a participé à 14 rencontres de la partie syndicale et 10 rencontres du comité d’équité salariale au complet.

L’observation en comité débuta à la 3e étape du programme d’équité salariale[8]. Cette étape est considérée comme la plus longue et revêt un caractère névralgique. L’équité salariale et l’évaluation des emplois sont deux processus qui sont inextricablement liés (Boivin, 2015; Chicha, 2000 ; Déom et Mercier, 1992). Dans la pratique, cette étape est celle qui demande le plus de temps et de rigueur (Hallée, 2011 : 16). Elle est aussi cruciale pour l’observation ou non de la négociation car c’est « surtout lors de la synthèse des résultats d'évaluation et de l'estimation des écarts salariaux » que les comportements se modifient et deviennent davantage assimilables à des pratiques de négociation (Boivin, 2015 : 164).

2. La méthodologie empirique, la méthode et l’outil de cueillette

La méthodologie empirique est celle de l’étude de cas qui se définirait comme une enquête empirique qui permet d’investiguer un phénomène contemporain dans un contexte de vie réel (Yin, 1984 : 23). L’étude de cas se révèle avantageuse pour comprendre les phénomènes sociaux complexes (ibid. : 14), notamment les relations de pouvoir, les processus et les interactions sociales.

C’est un cas unique qui fut observé car il est plutôt difficile d’avoir l’opportunité d’observer les travaux d’un comité d’équité salariale, d’autant plus que 88% des entreprises déclarent avoir complété leurs exercices d’équité salariale[9]. À notre connaissance, seules les thèses de Hallée (2011) et de Boivin (2015) ont pu rapporter des résultats issus des observations d’un comité.

Cette recherche est assimilable à l’ethnographie qui repose sur l’observation directe d’une collectivité. L’ethnographie, comme méthode d’investigation, possède l’indéniable avantage de ne pas séparer la recherche de l’action (Foote Whyte, 1984 : 20). Les observations sont réalisées dans un contexte de travail, d’interaction entre personnes et dans le cadre d’échanges concrets. Cette méthode requiert une observation directe et personnelle des personnes et des situations que l’on veut enquêter. Elle implique une interaction avec les personnes durant une certaine période de temps. L’ethnographe partage ses observations avec le lecteur comme s’il lui contait une histoire (storytelling) (Friedman et McDaniel, 1998 : 115-117).

L’outil de cueillette fut l’observation. Il y a deux types d’observation : l’observation directe et l’observation participante. L’observation directe ou in situ est «une observation menée sans recours à des instruments interposés entre le chercheur et son objet » (Arborio et Fournier, 1997 : 60). L’instrument est un prolongement du chercheur ; ce dernier est partie prenante de l’instrument (Mucchielli; 1996 : 183, 198). Quant à l’observation participante, elle « consiste à prendre un rôle déjà existant dans la situation étudiée en même temps que l’on observe » (Arborio et Fournier, 1997: 27). Pour cette recherche, ce n’est pas totalement une observation participante puisque l’observateur n’est pas légalement membre du comité d’équité salariale, quoiqu’il participe aux travaux restreints en comité syndical et à certaines discussions en comité d’équité salariale. Enfin, les résultats furent analysés à l’aide de catégories conceptuelles issues des caractéristiques de la négociation et furent validés par les deux parties.

Les résultats

Une première rencontre fut organisée le 26 janvier 2016 entre les membres de la partie syndicale afin d’effectuer des essais d’évaluation dès que furent reçus les premiers questionnaires d’analyse du contenu des catégories emplois complétés et validés. Huit questionnaires furent ainsi sélectionnés. Nous avions également assuré l’anonymat des répondants en supprimant tout indice quant à leur identité à l’intérieur des questionnaires. L’objectif de cette rencontre étant de s’assurer que tous les membres de la partie syndicale du comité d’équité salariale aient la même interprétation de l’outil d’évaluation, nous avons évalué les huit questionnaires tous ensemble.

Au cours de l’évaluation, noter et conserver les justifications des résultats s’avère très utile en cas de révision ou de demande de correction (CNESST, 2015 : 34 citant Armstrong et al., 2003 : 164). Ainsi, lors de cette rencontre préalable d’essais d’évaluation, tout comme pour les autres rencontres d’évaluation en comité, l’observateur a comme responsabilité, en plus de sa participation à l’évaluation, de noter des éléments justificatifs évoqués au cours de l’évaluation. Dans le cas de la rencontre d’essais d’évaluation de la partie syndicale, ces éléments ont ensuite été compilés pour créer un document rassemblant, pour chaque sous-facteur de l’outil d’évaluation, des exemples de réponses jugées représentatives tirées des huit questionnaires évalués. L’objectif était que celui-ci serve de support et d’argumentaire à la partie syndicale lors de leur prochaine rencontre en comité d’équité salariale, soit celle du 11 mars 2016. C’est un exercice assimilable à une planification de la négociation.

Cette rencontre du 11 mars 2016 avait également comme but de s’assurer que tous les évaluateurs s’entendent sur leur interprétation de l’outil d’évaluation. Cette fois-ci, elle rassemblait les membres des parties syndicale et patronale. Les membres du comité d’équité salariale ont ainsi réalisé des essais d’évaluations de quatre questionnaires complétés. Ces derniers avaient été terminés, lors de la phase de la cueillette d’information sur les catégories d’emplois[10], par des répondants appartenant à des catégories d’emplois différentes, dont la première moitié était des CEPF et l’autre moitié des CEPM. Cette rencontre était l’occasion pour l’observateur de rencontrer les membres de la partie patronale pour une première fois; l’observateur prît une place somme toute importante au cours des discussions. Même si un consensus n’a pas été obtenu pour l’ensemble des sous-facteurs de l’outil d’évaluation, cette rencontre a permis aux deux parties d’ajuster et de s’entendre quant à l’interprétation de la majorité des sous-facteurs. La rencontre s’est donc conclue alors que les parties se sont entendues pour réviser leur interprétation des sous-facteurs causant un désaccord et d’y revenir au cours des prochaines rencontres consacrées à l’évaluation des catégories d’emplois.

Dans cette rencontre et comme observations générales, le consultant externe de la partie patronale semblait plus en contrôle du dossier, dû probablement à son expertise de consultant, que le cadre de l’équipe de la gestion des ressources humaines. Ce dernier n’intervenait pas beaucoup au cours des discussions. De plus, une tendance semblait se dégager dans les résultats d’évaluation proposés par la partie patronale. En comparaison avec les résultats qu’elle suggérait pour les CEPF, la partie patronale semblait évaluer à la hausse les questionnaires complétés appartenant à des CEPM. En d’autres termes, elle attribuait davantage de valeur au CEPM qu’au CEPF.

Au sujet de l’évaluation des catégories d’emplois, bien que les deux réunions précédentes aient donné le ton aux suivantes, le déroulement des rencontres touchant ce thème a été légèrement différent. Ainsi, comme il avait été convenu par le comité d’équité salariale dès le début de l’exercice, l’évaluation s’est déroulée en deux étapes, soit en sous-comité pour débuter, et ensuite, en comité d’équité salariale pour discuter des résultats et en arriver à un consensus.

Lors des rencontres d’évaluation en sous-comité syndical, tout comme pendant les essais d’évaluation des premiers questionnaires complétés et validés évoqués précédemment, chaque évaluateur devait d’abord réaliser son évaluation individuellement avant d’en discuter avec les autres pour en arriver à un consensus. Au cours de ces rencontres d’évaluation, les représentants des salariés ne participaient pas à l’évaluation de leur propre catégorie d’emplois. Pour chaque sous-facteur, les catégories d’emplois étaient évaluées dans un ordre aléatoire. Cela a permis de réduire l’effet de contraste, notamment lorsqu’une catégorie d’emplois, qui apparait toujours après une autre de niveau inférieur, peut être surévaluée (CNESST, 2015 : 33 citant Commission canadienne des droits de la personne (CCDP), 1996).

De retour en comité complet, chaque partie énonçait ses résultats d’évaluation des catégories d’emplois un sous-facteur à la fois. Lors de ces rencontres, chaque partie était assise de son côté respectif de la table. Chez la partie syndicale, c’est la conseillère à la classification, à l’équité et à la relativité salariales, nommée comme porte-parole, qui avait le rôle d’énoncer les résultats. Du côté de la partie patronale, c’est davantage le consultant externe qui prenait parole. Des justifications quant aux résultats étaient uniquement données dans le cas où les résultats des deux parties divergeaient. Quand cette situation se présentait, bien que la porte-parole de la partie syndicale et le consultant de la partie patronale menaient la discussion, les autres membres du comité intervenaient également en appui à leur partie tout en notant les résultats et les justifications de la partie adverse. Une fois les résultats et les justifications échangés, le comité se divisait une fois de plus pour que les deux parties révisent leurs résultats séparément. À la suite de cette révision, le comité se réunissait à nouveau afin d’en arriver à une entente sur certains résultats et ainsi de suite, jusqu’à ce que le consensus soit obtenu pour l’ensemble des résultats. Ainsi, beaucoup d’allers-retours de la sorte ont eu lieu.

Le processus d’évaluation des catégories d’emplois ayant débuté au mois de février, il s’est poursuivi sur une période d’environ quatre mois. Treize journées de rencontres en sous-comité syndical et huit journées en comité d’équité salariale complet dédiées à l’évaluation des catégories d’emplois ont été requises pour se retrouver au début de mois de juin avec seulement trois résultats d’évaluation sans consensus. N’arrivant pas à s’entendre sur ces derniers résultats, le comité a convenu de passer aux discussions portant sur la pondération et la méthode d’évaluation des catégories d’emplois et de revenir ultérieurement sur les trois résultats causant toujours l’impasse.

Au sujet de la pondération, les parties se sont mises rapidement d’accord pour utiliser, à quelques modifications près, la même grille de pondération qui avait été employée pour l’exercice du secteur parapublic de 2006. Ainsi, le temps d’une rencontre, les membres du comité se sont entendus pour dire que la pondération utilisée se collait également très bien à la mission et aux caractéristiques des emplois des professionnels salariés de l’organisme. Les légères modifications permirent d’ajuster la pondération à la méthode d’évaluation utilisée qui comportait moins de sous-facteurs que celle employée en 2006. Le comité a donc pu, à partir de cette grille de pondération ainsi que les résultats d’évaluation, calculer la valeur en points de chaque catégorie d’emplois.

C’est à partir de ces valeurs en points que pouvaient débuter les démarches pour réaliser l’estimation des écarts salariaux. Pour ce faire, le comité d’équité salariale s’est également basé sur la rémunération de chaque catégorie d’emplois. Dans le cas des professionnels salariés de l’organisme, la rémunération[11] retenue pour le calcul fut le taux maximum de l’échelle salariale de chaque catégorie d’emplois comme le prescrit la LÉS, celui-ci étant indiqué dans leur convention collective.

Contrairement à la pondération, la discussion au sein du comité d’équité salariale concernant la méthode d’estimation des écarts salariaux ne s’est pas réglée en une seule rencontre. Les deux parties du comité d’équité salariale ayant d’abord étudié les possibilités chacune de leur côté, elles en sont venues, quand il fut le temps d’aborder la question en comité d’équité salariale, à proposer des méthodes d’estimation des écarts salariaux différentes.

La LÉS propose deux grandes méthodes d’estimation des écarts salariaux : la méthode individuelle et la méthode globale. Toutefois, elle permet également l’utilisation d’autres méthodes sous l’autorisation de la CNESST (art. 61.). Pour être conformes, les méthodes doivent respecter la condition de ne pas avoir pour effet d’exclure de la comparaison une CEPF (art. 64.). Avant d’en arriver à proposer une méthode à la partie patronale, les membres de la partie syndicale ont utilisé le Progiciel pour réaliser l’équité salariale et en évaluer le maintien disponible sur le site internet de la CNESST[12] afin d’examiner quelle méthode conviendrait le mieux au cas des professionnels salariés. Le progiciel, permettant d’illustrer facilement le résultat des deux méthodes proposées par la LÉS en y entrant simplement la rémunération et la valeur en points des catégories d’emplois évaluées, a permis de visualiser les possibilités d’estimations d’écarts salariaux. Selon les calculs du progiciel, que ce soit par la méthode globale ou la méthode individuelle, les résultats révélaient des écarts salariaux pour huit des onze CEPF. Toutefois, même si la différence était petite, c’est la méthode globale comparant les salaires des CEPF à la courbe de régression des CEPM qui exposait les écarts les plus importants. C’est donc pour cette raison que la partie syndicale a décidé de proposer cette méthode d’estimation des écarts salariaux à la partie patronale.

La proposition de la partie patronale s’écartait de celle de la partie syndicale. Elle proposait plutôt d’avoir recours à un regroupement des catégories d’emplois par classes de points. Cette technique, permise par la CNESST lorsque les résultats d’évaluation des catégories d’emplois sont très rapprochés, fait en sorte que les catégories d’emplois regroupées à l’intérieur d’une même classe de points sont alors considérées de valeur égale. De ce fait, ces catégories d’emplois obtiennent un salaire identique après les corrections de l’équité salariale. L’avantage de l’emploi des classes de points est de réduire le nombre de comparaisons et de simplifier la structure de rémunération qui résulte de l’exercice d’équité salariale (Chicha, 2011 : 200). Certaines conditions doivent toutefois être respectées pour avoir recours aux classes de points. D’une part, l’établissement des classes de points ne doit pas avoir d’effet discriminatoire sur les CEPF, par exemple, si les CEPF se retrouvent systématiquement placées près de la borne supérieure des classes de points. D’autre part, les classes de points doivent regrouper des catégories d’emplois de valeur comparable et donc, ne doivent pas dénaturer les résultats de l’évaluation (Commission de l’équité salariale (CÉS), 2015 : 67-68).

La proposition de la partie patronale était donc de réunir les catégories d’emplois pour en faire cinq classes de 44 points d’écarts. Ensuite, pour estimer les écarts salariaux, la partie patronale proposait de comparer et d’ajuster la rémunération des CEPF à celle des CEPM occupant la même classe puisque le regroupement par classes de points implique que les catégories d’emplois appartenant à une même classe obtiennent un salaire identique. Dans le cas où une classe ne contenait aucune CEPM, la rémunération des CEPF de cette classe était comparée à la rémunération moyenne des CEPM appartenant à la classe précédente et à la classe suivante. Cette proposition permettait ainsi un ajustement salarial pour une seule CEPF sur onze.

Les deux parties du comité ayant présenté leur proposition respective, le grand écart dans les résultats des ajustements salariaux découlant de chacune fit en sorte que les membres du comité d’équité salariale n’arrivèrent pas à une entente au sujet de la méthode d’estimation des écarts salariaux. La partie patronale décida tout de même d’aller présenter les deux propositions à ses mandants pour connaître leur opinion. À la suite de cette rencontre, la partie patronale indiqua qu’elle ne désirait pas bouger de sa position. Ainsi, puisque la partie syndicale n’était pas prête à bouger non plus, le comité prit la décision de déposer un différend à la CNESST. En plus de la mésentente au sujet de la méthode d’estimation des écarts salariaux, le comité décida également d’y inclure la mésentente au sujet des trois résultats d’évaluation n’ayant toujours pas fait consensus. C’est la partie syndicale qui prit la responsabilité de rédiger le différend. Suite au dépôt du différend à la CNESST, il y a eu intervention d’un conciliateur et les parties se sont entendues à la suite de la conciliation pour utiliser la méthode individuelle[13].

Analyse

Pour débuter l’analyse comparative entre le contenu pratique observé et les caractéristiques de la négociation, rappelons d’abord les deux courants qui ont été exposés. La première perspective se veut être un courant normatif qui considère que le droit fondamental de l’équité salariale doit s’appliquer stricto sensu sans négociation. Le deuxième courant, basé sur le contexte des relations de travail et l’analyse empirique de la LÉS, perçoit plutôt l’application de l’équité salariale comme un objet négocié au sein des organisations assujetties. À première vue, ces deux courants peuvent sembler antagonistes. Toutefois, il n’existe pas de séparation claire entre les deux interprétations et celles-ci peuvent même coexister lors d’un même exercice d’équité salariale.

1. Les actions illustrant le respect intégral par le comité d’équité salariale des normes de la LÉS et du principe d’équité salariale considéré comme un droit fondamental

D’abord, les membres du comité d’équité salariale ont respecté les obligations de la LÉS. Aussi, ce courant normatif a également été démontré par la recherche de recommandations d’auteurs pour des bonnes pratiques[14] ayant pour objectif de minimiser la discrimination basée sur le sexe au cours d’un exercice d’équité salariale[15]. Cet exercice répond à l’objectif contenu dans l’article 51 de la LÉS selon lequel « l’employeur doit s’assurer que chacun des éléments du programme d’équité salariale, ainsi que l’application de ces éléments, soient exempts de discrimination fondée sur le sexe ».

2. Les comportements de type « négociationnels » présents au sein du comité d’équité salariale

Si des efforts ont été faits par les membres du comité d’équité salariale afin d’appliquer l’équité salariale comme un droit fondamental à l’écart des concessions, il appert tout de même que la négociation s’est également immiscée dans le processus. Pour débuter avec ces comportements qui ont pu être observés, notons d’abord l’identification claire des membres du comité d’équité salariale à leur partie respective. Comme il se fait lors de la négociation traditionnelle, les membres du comité ont toujours démontré leur appartenance à leur partie en s’assoyant de leur côté respectif de la table lors des rencontres.

Cette démonstration d’appartenance s’est également dépeinte sur le mode de travail du comité. Dès le début de l’exercice, les membres se sont entendus pour travailler de manière générale séparément, en sous-comité patronal et syndical. Les sous-comités peuvent s’assimiler aux mandants qui sont derrière les équipes de négociation et avec lesquels les porte-parole sont en contacts fréquents.

Un exemple du travail en sous-comité concerne le processus d’évaluation des catégories d’emplois. Les membres du comité ont décidé de procéder à une évaluation en deux temps. Chaque partie procédait à l’évaluation séparément et se réunissaient par la suite en comité complet pour échanger leurs résultats d’évaluation et tenter d’arriver à une entente. Comme aucune décision finale ne se prenait sans que les membres de chaque partie se soient consultés séparément, cette façon de travailler a causé énormément d’allers-retours entre les rencontres en comité et les rencontres des sous-comités.

Un autre comportement de type « négociationnel » est la présence de porte-parole pour chaque partie lors des rencontres en comité. Du côté syndical, c’est à la conseillère en équité salariale que revenait le rôle de porte-parole. Les autres membres de la partie syndicale avaient la responsabilité d’appuyer ses propos en apportant des éléments justificatifs à la discussion au besoin. Cela concorde également avec ce qui est observé généralement lors de la négociation traditionnelle dans laquelle les membres de l’équipe de négociation apportent leur soutien explicite au porte-parole. Du côté de la partie patronale, bien qu’un porte-parole ne semble pas avoir été officiellement déterminé, c’est le consultant externe qui intervenait le plus souvent et qui semblait le plus en contrôle de la situation. Le gestionnaire en ressources humaines intervenait au besoin pour appuyer les propos de son partenaire.

Cette place prédominante qu’occupent la conseillère et le consultant externe rejoint une autre caractéristique de la négociation traditionnelle : la hiérarchie au sein de chaque partie. Effectivement, que ce soit au sein de la partie syndicale ou patronale, bien qu’une hiérarchie n’ait pas été officiellement établie, il demeure que la conseillère syndicale et le consultant externe ont joué le rôle de meneurs. L’attribution de ce rôle à ces acteurs pourrait s’expliquer par leur expérience et leurs connaissances dans le domaine de l’équité salariale.

Aussi, la négociation distributive est habituellement caractérisée par un manque de collaboration entre les négociateurs (Walton et McKersie, 1991), et parfois par une attitude de confrontation (Plasse, 1987). Au sein du comité d’équité salariale, ce n’est pas totalement ce qui a été observé. À l’exception de certaines occasions où le ton est monté lors de désaccords chroniques au sujet de résultats d’évaluation, l’attitude des membres du comité d’équité salariale était généralement favorable à la collaboration, ce qui s’assimile à la négociation intégrative. Comme l’avait observé Hallée (2011) dans son étude de cas de trois comités d’équité salariale, les interactions au sein du comité étaient caractérisées par la réalisation d’ententes traduisant une quête de compromis. Cette quête de compromis survenait, par exemple, lors de l’évaluation des catégories d’emploi quand les résultats des deux parties différaient. Dans ce cas, après la révision de leurs évaluations, les membres d’une des deux parties acceptaient généralement de modifier un résultat d’évaluation. D’autres fois, les deux parties en arrivaient à un compromis en s’entendant pour un résultat situé à un point milieu entre leurs propositions initiales. Dans d’autres situations, une partie acceptait de céder un résultat d’évaluation en échange d’un autre résultat concédé par la partie adverse.

Pour arriver à ce dernier type de compromis, une stratégie particulière était employée par les deux parties: celle de conserver une ou plusieurs « cartes dans son jeu ». Comme indiqué dans le volet théorique, cette stratégie est également observée au cours de la négociation traditionnelle. Celle-ci « consiste à maintenir une position en regard d’un enjeu perçu comme important pour le vis-à-vis dans le but de concéder à un moment stratégique afin d’obtenir quelque chose en échange ou de dénouer une impasse » (Bilodeau, 2008 : 255).

Somme toute, dans l’ensemble, les rencontres du comité étaient caractérisées par la bonne collaboration des deux parties. Il reste, toutefois, que le désir de contrôle caractérisant la négociation traditionnelle s’est fait ressentir de part et d’autre. Le contrôle syndical s’est surtout exprimé par la prise en charge de nombreuses responsabilités comme, par exemple, la formation de ses membres et la collecte d’informations sur les emplois nécessaire à l’évaluation. Du côté patronal, le désir de prise de contrôle s’est surtout présenté quand le sujet des coûts associés à l’implantation de l’équité salariale était abordé. Comme Boivin (2015) l’avait aussi observé, la partie patronale a aussi souligné, à quelques reprises, la faible marge de manoeuvre financière du gouvernement pour les ajustements salariaux. L’auteure évoque « la volonté patronale de contrôler le plus possible les coûts associés à l'implantation de l'équité salariale » (ibid. : 225). Notons aussi le recours aux mandants comme processus de contrôle, lors par exemple du maintien de la méthode d’estimation des écarts salariaux proposé.

Il est possible que le caractère centralisé de la rémunération pour le Conseil du Trésor vienne affecter la démarche d’équité salariale. Toutes les questions à incidence monétaire se règlent « à une table centrale de négociation réunissant des représentants du Conseil du trésor et divers représentants des organisations syndicales » (Boivin 2015 : 138). Dans un contexte d’équité salariale, la partie patronale ne peut non plus faire fi des mandants du Conseil du Trésor qui ont ultimement le dernier mot sur les résultats de la négociation. Cela peut d’autant réduire la marge de manoeuvre de la partie patronale et expliquer le désir de contrôle des coûts. Aussi, la nécessité de maintenir une certaine cohérence interne entre l’ensemble des programmes d’équité salariale dans le secteur public, ce que le Conseil du Trésor appelle la relativité salariale[16], a pu aussi avoir un impact sur les résultats de l’exercice observé. Pour le syndicat, les exercices d’équité salariale peuvent devenir un moyen d’obtenir des augmentations salariales. Boivin (2015 : 164) mentionnait à cet égard que « la démarche d'équité salariale apparaît comme une opportunité d'améliorer [les] conditions salariales ». Nous voyons que les parties peuvent être davantage préoccupées par les aspects monétaires que par la discrimination salariale.

En somme, bien que des aspects normatifs aient pu être observés, il appert que les observations faites rejoignent davantage le contexte des relations de travail et le courant empirique de l’application de l’équité salariale.

Face à cette dualité de point de vue entre le courant normatif et empirique, il importe de se questionner sur l’impact de la présence de la négociation sur la validité de l’exercice d’équité salariale. Brière (2002) vient relativiser cette opposition en mentionnant que la présence de la négociation n’invalide pas nécessairement un exercice d’équité salariale. Il indique plutôt que si certaines conditions sont respectées, l’entente entre les parties du comité n’a pas de raison d’être l’objet de controverse ou d’être annulée. La première condition touche le caractère libre de la négociation qui doit être démontré, c’est-à-dire qu’aucune partie ne doit avoir subi de contrainte excessive afin d’en arriver à une entente. La deuxième est l’égalité relative du pouvoir de négociation des parties qui doit également être démontrée. Une partie ne doit pas imposer simplement son point de vue à l’autre. La troisième condition est la présence d’un lien rationnel et réel entre l’entente des parties et l’atteinte de l’équité salariale. La quatrième stipule que les parties doivent faire voir qu’elles ont agi de bonne foi lors de leur prise de décision. Enfin, la cinquième condition devant être respectée est que les parties doivent démontrer avoir retenu la meilleure solution dans les circonstances (Brière, 2002 : 170-171).

En dernière analyse, les résultats nous amènent à nous questionner sur la notion d’effectivité du droit. Leroy (2011 : 724) mentionne le fait que « différents auteurs ont cherché à s’écarter de l’acception classique assimilant l’effectivité à l’application de la norme juridique ». Pour ce dernier, « l’effectivité correspond à la production de tous les effets adéquats à la finalité des normes juridiques observées ». (ibid.) Ainsi, elle « vise, dès lors, tout à la fois les effets concrets ou symboliques, les effets juridiques, économiques, sociaux ou de quelque autre nature, les effets désirés ou non voulus, prévus ou non intentionnels, immédiats ou différés, à la seule condition qu’ils n’entrent pas en contradiction avec les finalités des règles de droit évaluées ». (ibid. : 731).

Dans ce contexte, nonobstant le caractère négocié ou non de l’équité salariale, doit-on aussi s’intéresser aux effets qui résultent de l’application et qui ne sont pas incompatibles avec l’objet de la LÉS qui est de corriger la discrimination salariale ? Les deux exemples qui suivent peuvent inspirer quelques pistes de recherche.

Nous pourrions tout d’abord nous préoccuper davantage d’un des effets qui consiste à établir l’équité interne à postériori de l’exercice d’équité salariale. Cette voie de l’équité interne a posteriori de l’exercice d’équité salariale est une décision qui relève des parties; il n’y a aucune règle dans la LÉS qui y fait référence. Puisque les exercices de réalisation de l’équité salariale sont similaires aux exercices d’établissement de la rémunération (Hallée, 2014 : 9), il n’y a donc qu’un pas à franchir pour les parties responsables des conditions de travail pour formaliser et prolonger ce qui a été discuté et accompli par les parties en comité d’équité salariale. En plus de l’objectif d’assurer l’équité interne, des pratiques de rémunération non discriminatoires clairement définies et formalisées pourraient atténuer le risque de voir réapparaître une « discrimination salariale que les parties en comité ont tenté de corriger » (Hallée, 2013 : 221). La pérennité de l’équité salariale serait tributaire de son degré de pénétration dans les systèmes d’établissement de la rémunération des entreprises, notamment sur le plan des efforts a posteriori pour établir l’équité interne avec les mêmes règles et outils qui ont servi à établir l’équité salariale[17] (Hallée, 2014). C’est une forme d’institutionnalisation des exercices d’équité salariale dans les systèmes de rémunération. Marie-Josée Legault (2013 :338) précisait que dans la pratique, il est souvent recommandé de faire « une démarche en deux temps : accomplir la démarche empirique d’abord, puis prendre comme point de départ les résultats obtenus pour effectuer une démarche d’équité interne ». Nos travaux empiriques sur les comités d’équité salariale indiquaient la mise en place ou la mise à jour d’une structure de rémunération négociée et formalisée a posteriori de l’exercice d’équité salariale à l’intérieur d’une convention collective pour deux des trois cas observés (Hallée, 2011). Nous retrouvons des résultats similaires dans des conventions collectives des secteurs publics, parapublics et municipaux (Hallée, 2014). Pour Chicha (2011 : 57), même si l’équité interne n’a pour objectif « de corriger la discrimination salariale (...) cet exercice peut toutefois, sous certaines conditions, corriger adéquatement la discrimination salariale ».

Également, Boivin (2015 : 288) soulignait que de « l’avis des personnes-ressources rencontrées, la démarche d'équité salariale permet une prise de conscience des femmes de la valeur de leur travail, notamment à l'étape de l'évaluation des emplois ». En corollaire, réaliser l’équité salariale peut avoir pour effet une meilleure prise de conscience de la valeur du care[18], le prendre soin ou le travail centré sur autrui, qui caractérise le travail féminin sur le marché du travail et dans nos sociétés. Nous sommes d’avis qu’une plus grande valorisation, la reconnaissance collective et citoyenne du care, peut favoriser la pérennité de l’équité salariale et est susceptible de légitimer davantage le travail féminin (Hallée, 2005). Cela peut avoir pour effet que plus d’employeurs et de citoyens se sentent concernés par l’équité salariale. Selon la juge Julien de la Cour supérieure (Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général), 9 janvier 2004: 335), la LÉS remet en cause les schémas sexistes construits socialement et qui ont pour effet de causer de la discrimination dans les organisations. L’exercice d’application de la LÉS pourrait donc avoir pour effet une évolution significative des mentalités quant à la valeur du travail féminin.

Conclusion

Durant la période observée, nous pouvons dire que l’exercice d’équité salariale répond davantage aux caractéristiques de la négociation. Il confirme les observations en comité auparavant effectués par Hallée (2011) et Boivin (2015). Ainsi, à toutes les occasions où un comité d’équité salariale fut observé, la négociation entre les parties s’y retrouve. Il faut dire que la structure même du comité répond à certaines caractéristiques de la négociation car elle impose une forme d’interdépendance, puisque l’une ou l’autre des parties ne peut réaliser seule l’équité salariale, et de représentation, considérant que les parties participent au processus en mandatant un groupe restreint d’individus.

Cette recherche partage également la perspective du GTFES (2004) selon laquelle la négociation est liée à la réalisation de l’équité salariale mais dans des structures de négociation distinctes que celles dévolues pour le renouvellement des conventions collectives. Aussi, il apparaît important de comprendre que la négociation n’est pas liée qu’à l’affrontement, portion distributive, mais également à la recherche de compromis, portion intégrative. Nos résultats montrent davantage de collaboration et de compromis que d’affrontement. C’est ce qui ressort également de la séance de conciliation avec la CNESST.

En termes de limite, nous pouvons évoquer le fait que l’observateur n’a pu assister à toutes les séances du comité d’équité salariale, ce qui a pu affecter la qualité des matériaux empiriques en restreignant l’analyse aux séances observées. L’observateur n’a pas non plus accédé à tous les caucus patronaux et syndicaux. Il y a peut-être des informations stratégiques qui ont pu lui échapper.

Certes, la négociation de l’équité salariale peut conduire à certains compromis quant à la correction des écarts salariaux entre des CEPF et des CEPM. Toutefois, dans notre régime des relations de travail, la négociation permet aux parties d’en arriver à une entente, ce qui conforte l’importance que le législateur semblait accorder à l’aboutissement conjoint[19].