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Introduction

Mettre côte-à-côte les termes « pèlerinage » et « dynamique sociale », dans le titre de cet essai, c’est annoncer d’entrée de jeu qu’il existe un rapport possible entre le pèlerinage, en tant que pratique religieuse, et la dynamique sociale en tant que phénomène qui introduit des changements au fil du temps. Indubitablement, le rapport entre les deux phénomènes vaut la peine d’être étudié.

Selon la légende, avant le décès de Sidi Ali Ben Hamdouch[1], son élève et serviteur Sidi Ahmed Dghoughi, qui deviendra après sa mort le deuxième saint vénéré du village, lui propose de se marier. Après une longue hésitation, le saint accepte finalement la proposition de son élève, à condition que ce soit avec la fille du roi du Soudan. Le disciple va donc la chercher et la ramène du Soudan. À leur retour, le maitre est déjà mort. La femme veut alors fuir le petit village et les regards des villageois. Dans une des versions de la légende, elle disparaît comme si la terre l’absorbait. Dans une autre, pour ne pas être victime de viol, elle se cache dans une grotte et se transforme en homme. Hélas, celui-ci subit un viol. Cet incident est alors associé à l’homosexualité[2] masculine au sein du village. C’est à partir d’un croisement de récits légendaires et de pratiques sociales que nous essaierons de montrer comment le pèlerinage de Sidi Ali remplit différentes fonctions sociales, politiques, économiques et spirituelles. Le pèlerinage au village de Saint Sidi Ali permettra de mettre en relief le croisement de ces fonctions et les modes de régulation d’une pratique ancrée dans le passé et le présent des populations, tant paysannes qu’urbaines, en quête de baraka et de ressourcement.

Revenons au récit de cette jeune femme étrangère qui va bouleverser les structures internes de la société. De femme, elle devient homme. Un homme qui n’échappe pas au viol : il est pour ainsi dire féminisé, possédé par le groupe. Ancrée dans l’imaginaire collectif, cette histoire de fille du roi du Soudan se prête à diverses métamorphoses ; on lui donne plusieurs prénoms car elle appartient à tous. Dans les récits oralement transmis, elle s’appelle Lalla Aïcha. Pourtant, elle porte plusieurs surnoms, en l’occurrence : Aïcha Lhamdouchia (en relation avec le chérif Sidi Ali Lhamdouchi), Aïcha Dghoughia (en relation avec le chérif Sidi Ahmed Dghoughi), Aïcha Soudania (supposée fille du roi du Soudan), Aïcha Lgnaouia (en relation avec le groupe mystique des Gnawa), ou encore Aïcha la contessa[3], etc. Ces différentes appellations reflètent la diversité des origines de cette figure. D’un côté, elle est représentée comme un djinn (esprit) qui possède le corps des femmes. De l’autre côté, elle est une figure que les chérifs et les pratiquants de la voyance (hommes et femmes) mobilisent pour guérir leurs patients.

Pour de multiples raisons – sociales, thérapeutiques ou religieuses (Jahhah 2015, 160 ; Rhani 2009 3 ; Barber 1993, 2) –, ces protagonistes attirent des populations de tous horizons. Par conséquent, les flux de pèlerins qui fréquentent ces lieux saints ont créé une dynamique socio-économique importante au sein du village. En effet, cet afflux de visiteurs a poussé de nombreux habitants locaux à délaisser l’activité agricole pour investir dans le commerce des exigences de visite[4]. Cette nouvelle situation a également attiré deux catégories de migrants : l’une est issue des villages voisins et l’autre des villes lointaines. Les premiers, commerçants, sont attirés par la dynamique économique et viennent pour s’adonner au commerce ; les seconds, voyants, profitant de la sacralité et de la dynamique impulsée, sont venus pratiquer la voyance. Les flux de pèlerins qui rythment le village, quotidiennement et de façon massive lors du rassemblement festif organisé annuellement en la mémoire du saint patron du village (Berriane, Michon et Aderghal 2016, 295), leur permettent, aux uns et aux autres, de multiplier leurs bénéfices.

Dans ce petit village rural, les pratiquants de la voyance jouent un rôle crucial en ce qui concerne la configuration des normes de la visite. Selon la mythologie locale, il s’agit d’un circuit de visites que ces thérapeutes recommandent à leurs patients. Les manières de faire, qu’elles soient répétitives ou non, la nature et la quantité des offrandes à présenter, etc., sont toutes des stratégies que ces voyants, femmes et hommes, mobilisent pour garantir l’écoulement des dons au sens de Marcel Mauss[5] (Olivier 2008). Pour avoir la baraka (bénédiction, grâce divine ou vertu bénéfique) des saints et obtenir la guérison par les soins d’une voyante, les patients font de nombreux dons. En raison de ces pratiques, les thérapeutes deviennent une classe qui s’approprie des ressources au sein de ce village niché sur le mont de Zerhoun.

À travers ce récit et tout ce qui est dit à son propos, cet article tente de saisir les relations dynamiques entre « société » et « individus » qui ont permis à la « chose sociale » d’être en mouvement (Balandier 1961, 23). En d'autres termes, il s'agit de comprendre la dynamique des pratiques cultuelles et leur relation avec l'évolution des rapports de production dans les domaines de l'agriculture et du commerce. De plus, cette étude examine l'interconnexion entre ces transformations et les trajectoires individuelles au sein du village. La recherche s’attache à étudier la pratique religieuse dans le contexte culturel dans lequel elle est inscrite et les croyances qui s’y rattachent, ainsi que ses effets socio-économiques et culturels sur la société, en l’occurrence la mobilité sociale.

Afin de répondre à cette question, nous avons effectué plusieurs séjours au village de Sidi Ali, notamment une semaine complète lors du pèlerinage annuel. Dans un premier temps, notre principale activité était l’observation. Nous avons visité les quatre lieux saints du village et nous avons pu observer les différentes pratiques rituelles – individuelles et collectives, des hommes et des femmes, etc.– exercées au sein du village pendant les jours ordinaires et durant le Moussem. Nous avons également conduit des entretiens semi-structurés auprès des pèlerins, des locaux et des pratiquants de la voyance. Au total, nous avons réalisé douze entretiens semi-structurés. Notre échantillon est composé de trois chérifs (descendants du saint Elhamdouch), une Majdouba[6], quatre visiteurs et quatre habitants locaux appartenant à des catégories socioprofessionnelles différentes (agriculteur, commerçant, artisan et sans-emploi).

Par ailleurs, nous avons opté pour une approche ethnographique, car l’objectif est de révéler les mécanismes sous-jacents aux comportements et d’appréhender le sens que les acteurs[7] donnent à leurs actions. Or, la conduite des entretiens avec les locaux et les visiteurs s’est avérée quelque peu difficile lors de nos premiers séjours. Les gens étaient réticents à s’exprimer sur la visite, étant donné que la pratique est mal vue dans l’opinion commune. Aborder la question des convictions religieuses dans un tel contexte suscite de la méfiance, d’autant plus que les journalistes, auxquels les villageois nous ont initialement assimilés, ont publié des articles porteurs de fausses informations, selon nos interlocuteurs. Petit à petit, des rapports de confiance se sont instaurés et l’espace social s’est graduellement ouvert, ce qui nous a permis d’avoir des échanges fructueux et d’aborder des questions jugées par les habitants, et les Marocains en général, comme des sujets tabous, en l’occurrence la voyance et la sexualité.

1. Sidi Ali : un lieu de pèlerinage aux mille visages

Le village de Sidi Ali, dans lequel la présente étude a été menée, se situe à environ 20 km de la ville de Meknès. Il n’est pas loin de la ville sainte « Moulay Driss Zerhoun » et du site historique de Volubilis. Sur le plan administratif, il fait partie du territoire de la commune rurale El-Mghassyin, dans la périphérie de Zerhoun. Selon les statistiques officielles (rapport du Haut-commissariat au Plan 2019), ce village montagnard compte environ 1 752 habitants. Le taux d’analphabétisme de la population ayant 10 ans et plus s’élève à 25 %. Le taux de chômage des personnes âgées de 15 ans et plus atteint 30 %. Le pourcentage d’hommes sans emploi est de 14 % et il dépasse 61 % chez les femmes. Quant à la scolarisation, 38 % de la population âgée de 15 ans et plus ne possède aucune formation scolaire. Les femmes y représentent 51 % et les hommes 67 %. En ce qui concerne la question du pèlerinage, le village de Sidi Ali contient quatre lieux de visite symbolisés par les protagonistes suivants : Sidi Ali Ben Hamdouch, saint fondateur de la confrérie Elhamdouchia, le saint Sidi Ahmed Dghoughi, Lalla Aïcha et la source d’eau sacrée.

Surnommé Hamdouch Ben Amran, le saint fondateur de la Tariqa (voie), El Hamdouchia est originaire de la tribu de Beni Arouss, située à 71 km de la ville de Larache. Il a été initié au soufisme au sein de la confrérie de Abi Ja’ad (fondée par le cheikh Abou Obaid Charqi), par son maitre Abou Abdellah Mohammed Elhafiyan Charqi (Bradi 2012, 49). En passant par l’université El Qaraouiyin et plusieurs confréries (El Hamdouchi 2016, 125), le saint a fini par s’installer au sein de la tribu Ben Rached qui portera, par la suite, son nom et deviendra le « village de Sidi Ali ». Sidi Ali Ben Hamdouch est un saint populaire connu et reconnu. Il a prodigué de nombreuses bénédictions. Selon ses visiteurs et ses disciples, son pouvoir de guérir toutes formes de maladies est incontestable. D’après l’un de ses descendants, le mausolée de Sidi Ali a été construit au XVIIe siècle par le sultan alaouite Moulay Ismaïl en raison d’une légende racontée et transmise jusqu’à nos jours dans laquelle il est question de la guérison de la stérilité de la jeune et bien-aimée épouse du sultan.

De plus, les pèlerins rendent visite au saint Sidi Ahmed Dghoughi au douar El Qli’a. Il se situe à trois kilomètres du mausolée de son maitre El Hamdouchi. Son éducation religieuse s’est faite au côté de son maitre. Il était l’un de ses élèves les plus fervents et fidèles. À son propos, nos informateurs nous ont raconté une légende selon laquelle le saint Sidi Ali, de son vivant, disait aux pèlerins : « Si vous voulez que votre pèlerinage soit accepté et en recueillir les bénédictions, veuillez commencer votre visite par Sidi Ahmed et après, venez chez moi ». Cette légende est rapportée dès les premiers contacts avec les locaux. Les courtiers de la station routière enjoignent les visiteurs à prendre un taxi et à commencer par le saint Dghoughi. Ainsi, la mission de ramener la fille du roi du Soudan a été confiée à Sidi Ahmed Dghoughi.

Ladite fille, comme nous l’avons déjà mentionné, est devenue un personnage mythique ayant de nombreuses dénominations. Chacune trouve son explication dans un récit légendaire qui pérennise et alimente l’imaginaire collectif. L’un des surnoms très connus pour désigner Lalla Aïcha ou Lmima – pour reprendre la déclinaison souvent utilisée par les locaux et les pèlerins – est « la reine de Jnun ».  Il s’agit d’un Jinn (sing. de Jnun) féminin qui, d’une part, possède le corps des femmes et, d’autre part, se mobilise pour les déposséder. Elle a inspiré également un air musical célèbre, interprété par différents groupes, notamment Gnawa. En fait, Lalla Aïcha fut et reste encore une figure mythique bien vivante dans la culture contemporaine à laquelle la croyance populaire attribue des pouvoirs magiques. Selon Mekki-Barrada, elle est un « mythe féminin qui, pour les Hamadcha, est tenu pour la principale responsable des maladies et du mal-être » (Mekki-Berrada 2013, 47).

À quelques centaines de mètres de la grotte de Lalla Aïcha et devant la confrérie de Sidi Ali Ben Hamdouch existe une source d’eau sacrée appelée « la source de Lalla Aïcha ». La sacralité de cette source renvoie à deux légendes distinctes. La première l’attribue au saint fondateur du village. Elle rapporte que le saint faisait ses ablutions dans cette même source avant de s’adonner à la prière. Par conséquent, la source est Moubaraka (elle est bénéfique). Quant à la seconde, elle renvoie à Aïcha puisque celle-ci y prenait son bain, d’où le nom « la source de Lalla Aïcha ». Au sein des petites baraques implantées autour de cette source, les femmes et les hommes se préparent avant le bain rituel. Ensuite, les pèlerins, en particulier les femmes, jettent leurs sous-vêtements, souvent un slip ou leur soutien-gorge, derrière elles pour que leurs souhaits soient réalisés et leurs objectifs soient atteints.

D’emblée, le village de Sidi Ali se distingue en tant que lieu de pèlerinage par excellence, particulièrement pendant le Moussem. Cet événement, qui se déroule sept jours après le Meloud, célèbre le saint patron du village. Il constitue une occasion où le sacré et le profane s’entremêlent, où le spirituel et le commercial se conjuguent. Selon Hassan Rachik, « le Moussem réfère à un rassemblement régulier d’individus et de groupes autour d’un saint. En plus des rites (pèlerinage et sacrifice), il implique des activités commerciales et profanes. L’idée de Moussem est inséparable de celles de marché et de réjouissance » (Rachik 1992, 14).

Enfin, on peut affirmer que, aujourd’hui, le territoire de Sidi Ali représente un havre spirituel pour ceux qui sont en quête de guérison ou de bien-être. Le parcours spirituel débute par la ziara, une visite pieuse au tombeau de Sidi Ahmed Dghoughi, suivie d’une visite du sanctuaire de Sidi Ali Ben Hamdouch. Après l’hommage aux deux saints, la visite peut s’étendre à Lalla Aïcha, et elle se conclut souvent par le rituel du bain dans la source d’eau sacrée. D’après nos observations, toutes les visites ne suivent pas nécessairement ce circuit. Certains pèlerins viennent simplement visiter les sanctuaires de Sidi Ali Ben Hamdouch et Sidi Ahmed Dghoughi. Cependant, d’autres pèlerins se rendent spécifiquement à la grotte de Lalla Aïcha et à la source d’eau. En général, la destination est déterminée par les préférences du visiteur. La quête de la baraka demeure l’objectif partagé par tous ceux qui visitent les lieux saints du village.

2. Le pèlerinage : quelques éléments conceptuels

La littérature anthropologique ayant pour objet la question religieuse au Maroc, et au Maghreb en général, a traité de près ou de loin la question du pèlerinage. Nous ne prétendons pas réaliser ci-après une étude exhaustive des écrits des prédécesseurs, mais nous en présenterons un aperçu illustrant les principaux thèmes et perspectives qui émergent de leurs travaux, offrant ainsi une vision synthétique et éclairante de certaines contributions à ce champ de recherche.

Depuis le début du XIXe siècle, le pèlerinage a fait l’objet d’études de divers auteurs, notamment Edmond Doutté, Henri Basset et Edward Westermarck. Les écrits de ces auteurs pionniers se sont focalisés sur la continuité des pratiques anciennes dans la religiosité des populations du Maghreb. La région nord-africaine regorge de nombreux lieux saints (mausolées, grottes, montagnes, sources d’eau, arbres, rochers, etc.). Sylvia Chiffoleau et Anna Madoeuf proposent la conjecture suivante afin d’expliquer cette situation : « Dans le Maghreb musulman, l’éloignement des Lieux saints de La Mecque et Médine a sans doute contribué à multiplier les figures saintes intermédiaires, et à rendre particulièrement actif le culte voué à ces personnages, notamment les pèlerinages auprès de leurs mausolées » (Chiffoleau et Madoeuf 2005, 7-35).

La vénération de ces personnages et objets sacrés en terre de l’islam est une pratique que Doutté a qualifiée d’« islamisation des croyances et pratiques religieuses », et désignée comme un « culte anthropolâtrique [8] ». De surcroît, Henri Basset souligne que ces endroits de culte sont anciens dans les régions berbères et vénérés parfois par des populations issues de différentes confessions religieuses, à titre d’exemple, pensons à Kehf l’ihoud (grotte des juifs) (Basset 1920, 8) au Maroc, plus précisément dans la région de Sefrou. Dans la même optique, Westermarck distingue deux catégories d’islam, l’islam populaire et l’islam orthodoxe (Westermarck 1926, 32-33) ; ce modèle dichotomique est réactualisé dans les écrits ultérieurs qui nous parlent de l’islam populaire et l’islam officiel, l’islam rural et l’islam citadin, l’islam pur et l’islam impur, etc. En dépit de la diversité des pratiques, celles-ci ont continuellement coexisté, voire ont contracté des alliances en fonction des conditions socioculturelles, politiques et économiques traversées.

Le village de Sidi Ali, objet de cette étude, est un bon exemple de la concomitance de pratiques dites pures et impures, particulièrement lors de son pèlerinage annuel, appelé Moussem (célébration de l’anniversaire du prophète Mohammed). Ce dernier donne lieu à des pratiques populaires diverses : rituels d’hommage aux saints patrons du village, visite de la grotte de Lalla Aïcha, bain sacré, consultations des pratiquants de la voyance, etc. Émile Dermenghem l’avait déjà souligné : « Le pèlerinage donne lieu à de curieux rites dans une atmosphère de légende » (Dermenghem 1954, 68). En relation avec notre sujet, plusieurs récits légendaires, souvent relatés dans des versions diverses, suggèrent les raisons pour lesquelles les flux de pèlerins se rendent au village de Sidi Ali, surtout pendant le Moussem. Rendre hommage aux saints est la principale raison pour laquelle le village est aménagé par les descendants des saints patrons du village, en collaboration avec les autorités locales. Or, l’événement attire des pèlerins pour de multiples raisons, notamment la quête du bien-être et la conjuration du mauvais sort. Ces raisons peuvent être ainsi sociales, thérapeutiques ou religieuses (Rhani 2009). Pour que les pèlerins comblent leurs aspirations, ils sont amenés à effectuer la ziara (visite pieuse) auprès des thérapeutes du village. Étant donné que la ziara revêt, dans ce contexte, un aspect mystique, elle devient une pratique rituelle exercée par les pèlerins au cours de laquelle ils offrent des dons et sacrifices aux intermédiaires (saints, voyants ou voyantes, grotte, etc.) pour obtenir la baraka (bénédiction divine), et, par conséquent, se défaire de leurs maux, réaliser leurs voeux et trouver leur bien-être.

D’emblée, les auteurs de L’islam au quotidien ont mis en avant le culte des saints pour évoquer ce que les Marocains désignent par le terme « pèlerinage » et le définissent à l’aide d’un concept équivalent qui est la visite pieuse : « ziara ». Ils affirment : « Le culte d’un saint correspond à des rituels privés et collectifs. Au Maroc, c’est le mot ziara qui désigne généralement le pèlerinage individuel ou en petit groupe » (Rachik et al. 2007, 60). Il est donc pertinent de noter que le pèlerinage et la ziara, dans le contexte maghrébin, sont les deux faces d’une même pièce. Les deux concepts expriment le même fait social. Dans diverses régions du Maroc, la visite pieuse rendue aux saints est perçue comme un hajj lfaqir (pèlerinage du pauvre), à la différence du hajj lghaniy (pèlerinage du riche) effectué à La Mecque en Arabie Saoudite qui nécessite des moyens financiers considérables.

La recherche de la baraka est une des raisons majeures pour entreprendre ce pèlerinage. La baraka ne fait pas que jouer un rôle essentiel dans le parcours du pèlerin, elle suscite également de nombreuses interrogations parmi les anthropologues. Nombreuses sont les études anthropologiques qui ont porté sur le fait religieux au Maghreb en général. Schématiquement, le concept de baraka est généralement associé à la spiritualité et à la croyance en l’influence divine sur la destinée des individus. En ce sens, Westermarck souligne que la baraka est une grâce divine qui se manifeste dans la vie quotidienne. Selon l’auteur, elle combine des forces actives, magiques et mystérieuses et touche les humains, les animaux, les plantes, et autres êtres vivants, mais à différents degrés (Westermarck 1926, 35). Certains écrits ultérieurs ont associé ce concept au domaine économique, le réduisant au principe de la fiscalité et de la comptabilité (Berque 1978, 65). La participation des dévots aux activités économiques entourant la zaouia est une obligation, récompensée par la bénédiction en cas de respect et sanctionnée par la malédiction dans le cas contraire. D'autres écrits l'ont reliée au domaine politique, la considérant comme un catalyseur de changement sociopolitique et la condition principale de la reconnaissance (Evans-Pritchard 1949, 8-9). La reconnaissance du pouvoir d’un dirigeant, en l'occurrence celui du chérif, découle de sa qualité et son statut du saint. Sous un autre angle d’approche, Vincent Crapanzano a, dans son étude sur les Hmadcha (qui font l’objet du présent propos), investigué la portée de la baraka dans le champ ethno-médical. Pour lui, les Hmadcha mobilisent une baraka reçue de Dieu par l’intermédiaire du saint Sidi Ali Ben Hamdouch afin de contrer les Mluk[9], c’est-à-dire les « djinns possesseurs » (Crapanzano 1973, 45).

À travers le pèlerinage – dans toutes ses dimensions – rendu au saint patron des Hmadcha, on peut voir certaines dynamiques multidimensionnelles, et, plus précisément, sa contribution à l’émergence d’une évolution sociale qui affecte les structures sociales et économiques au sein du village de Sidi Ali.

3. La dynamique démographique : entre visite et installation

Avant les années 1950, la majorité de la population marocaine vivait en milieu rural. Cette situation va subir de forts changements à partir de cette période. À cause de l’exode rural, entre autres, la population urbaine a connu une forte progression, passant de 26 % en 1950 à près de 56 % en 2000 (Catin et al. 2008, 217). Or, le village de Sidi Ali fait exception. Au lieu de voir sa population s’atrophier, il a attiré de nouveaux résidents issus tant des villages voisins que des grandes villes. Selon nos enquêtés, cette mobilité démographique intrarurale ou urbaine-rurale s’explique par la popularité de la confrérie des Hmadcha qui a commencé à grandir à partir des années 1980. Les lieux saints du village recrutent, petit à petit, de nouveaux adeptes dont une partie devient au fil du temps des résidents.

L’enquête a révélé deux catégories de néo-ruraux : ceux provenant des zones urbaines et ceux qui se sont récemment installés au village. L’une est constituée des commerçants venus majoritairement des villages voisins, l’autre est composée des pratiquants de la voyance qui sont venus des grandes villes, surtout de Casablanca. Les deux profils, commerçants et voyants, sont attirés par la dynamique du village. Ils sont tous deux venus pour profiter de la mouvance économique créée par les nombreux pèlerins qui fréquentent le village quotidiennement. Les premiers s’investissent dans les exigences de la visite : les encens, les bougies, l’eau de rose, les offrandes sanglantes (poulets, chèvres, brebis, etc.). Les deuxièmes s’investissent dans le domaine de la voyance et de la thérapie. Ces bidawa[10], comme les locaux préfèrent les appeler, occupent tout un petit quartier du village appelé « habitat ». Dans ce cadre, la décision de migrer pour les uns et pour les autres est prise selon le calcul individuel fondé sur des facteurs spécifiques et interdépendants : le pèlerinage et la dynamique économique au sein du village. Pour illustrer l’idée relative à l’installation des pratiquants de la voyance, nous citerons les propos du chérif Hamdouchi :

Pour celles et ceux qui viennent de Casablanca, ils sont venus pour exercer de la sorcellerie en toute tranquillité et en pleine vue au sein de notre village. Certains ont acheté des maisons et d’autres optent pour la location. Ils sont venus ici parce qu’ils ne sont pas en sécurité au sein de la ville. Plus que la sécurité du village, la renommée de la confrérie attire des pèlerins de tous horizons et ceux-ci constituent une clientèle importante de ces voyants.

Ahmed, chérif Hamdouchi, 52 ans [Traduction de l’arabe par l’auteur]

Plusieurs enquêtés nous ont informé que parmi les voyants habituels du village, plusieurs ont acheté leurs propres maisons au lieu d’assumer des dépenses excessives à chaque fois qu’ils rendent visite à la grotte de Lalla Aïcha. Pour leur part, les commerçants se disent rebutés par l’absence d’opportunités de travail dans leurs villages, et attirés par la dynamique économique que leur offre le village de Sidi Ali. Un magasinier, venant de Moulay Idriss Zerhoun, nous a ainsi affirmé : « La plupart des commerçants sont venus des villages voisins, à savoir : Hamraoua, Moussawa, Mghassyin, etc. » (Rachid, magasinier, 35 ans). [Traduction de l’arabe par l’auteur].

Les deux catégories que nous avons vues sont attirées par les mêmes opportunités et partagent, plus ou moins, les mêmes facteurs d’attraction, soit la dynamique créée par les flux de pèlerins et la sacralité de l’espace. C’est sur le plan des facteurs de répulsion que les deux groupes se distinguent : les commerçants sont poussés à quitter leur village natal en raison du manque de travail alors que, chez les pratiquants de la voyance, c’est l’insécurité de la ville qui les motive à émigrer et à s’installer au village de Sidi Ali. En effet, les « étrangers[11]» – mot qui revient fréquemment dans la bouche de nos interlocuteurs – constituent une part importante de la population locale. Ces « étrangers » fortifient l’activité commerciale au sein du village. Par conséquent, les locaux délaissent la culture de la terre et l’élevage du bétail et embrassent l’activité commerciale.

4. De l’économie de la baraka à la mobilité sociale

Avant les années 1980, l’activité agricole constituait la principale source économique des villageois de Sidi Ali. Selon nos interlocuteurs, c’est au cours de ces années que les prémices d’une dynamique commerciale ont commencé à se dessiner. Petit à petit, les locaux délaissaient l’activité agricole au profit de l’activité commerciale. Tous les échanges économiques qui ont cours dans le village touchent, de près ou de loin, le domaine du sacré. Les objets achetés au sein du village ont un caractère saint qui émane de la sacralité du lieu. De plus, la présentation des offrandes exige, en contrepartie, la baraka du chérif ou du voyant. Les activités commerciales se répartissent tout au long des itinéraires menant aux différents lieux de visite. De la station de taxis jusqu’à la grotte de Lalla Aïcha, en passant par la confrérie de Sidi Ali Ben Hamdouch, la source d’eau sacrée, ainsi que devant le sanctuaire de Sidi Ahmed Dghoughi, des magasins et baraques se dressent pour proposer aux pèlerins différents articles propres à la ziara (visite pieuse).

La Tabqa[12], de petite ou grande taille, constitue l’offrande principale. De plus, le pèlerin, homme ou femme, peut acheter un sacrifice sanglant, en l’occurrence : poule, chèvre, brebis ou taureau. Nous avons remarqué que les visiteurs ont souvent tendance à présenter la grande Tabqa et le sacrifice sanglant. Ils croient que la satisfaction de leurs souhaits est intrinsèquement liée à la valeur de l’offrande donnée au sorcier ou à la sorcière (Rhrani 2009, 16 ; Moundib 2006, 151). En ce sens, une Majdouba, avec laquelle nous avons échangé à ce propos, commente ainsi : « Tant que vous donnez de la valeur à Lalla Aïcha[13], votre besoin sera satisfait ». [Traduction de l’arabe par l’auteur]

Selon nos interlocuteurs, l’accroissement de cette dynamique économique suscite l’intérêt d’autres acteurs sociaux[14] appelés les « Khemmas[15] ». Ces derniers sont des self-made-men, pour reprendre l’expression utilisée par Laurent Licata (Licata 2007, 22) ; on peut aussi les voir comme appartenant à un « groupe d’ambition » ou « aspirational classes », selon la catégorisation et le lexique privilégiés par Benjamin Soares et Marie Nathalie LeBlanc (Soares et LeBlanc 2015, 67). Pour assurer leur mobilité sociale au sein d’un système stratifié, ils passent par un changement de statut. Cette mobilité individuelle leur permet d’avoir une reconnaissance sociale basée sur la pratique religieuse. Le passage du statut de khemmas à celui de « voyante » ou de « voyant » suit un cheminement bien précis.

La mise en place d’une activité commerciale constitue le point de départ de la trajectoire du futur voyant. D’abord, il installe une table en plein air sur laquelle sont exposées des bougies, de l’eau de rose, de l’encens, etc. Puis, après avoir accumulé expériences et économies, la personne dresse sa baraque et commence à accueillir les pèlerins. Son parcours commence alors à intégrer la pratique en question. Il apprend quelques versets du Coran et des hadiths (paroles du Prophète), surtout ceux qui traitent de la question des Jnun, de la magie et du mauvais oeil, etc. De surcroît, apprendre à faire les invocations et connaître les types d’encens (bkhour) à brûler ou à conseiller à ses clients est important pour réussir son projet d’ascension sociale dans cet espace rural. Ce cheminement amène l’apprenti à devenir par la suite un voyant professionnel. Ce fait est confirmé par l’un de nos enquêtés. Il déclare :

Il y a des personnes qui n’ont rien à voir avec ce domaine. Ils portent la veste de couleur verte ou le turban vert[16] et se présentent comme voyant ou Majdoub. Par naïveté, les pèlerins viennent les consulter. Ils leur disaient, en improvisant : « Vous avez ceci, vous avez cela… voilà ce qui vous arrivera, voilà ce que vous devrez faire pour en réchapper, etc. »

Jamal, commerçant, 40 ans [Traduction de l’arabe par l’auteur]

Bien que d’autres lieux saints existent, la grotte de Lalla Aïcha et les chouwafat[17] qui dispensent leurs services en ce lieu forment le principal point d’attraction des pèlerins. Certains de nos interlocuteurs allaient jusqu’à dire que même le Moussem, qui portait le nom du saint du village, devrait être renommé le « Moussem de Lalla Aïcha », étant donné que le nombre de visiteurs qui fréquentent la grotte d’Aïcha est plus important que celui qui honore le saint patron du village. Afin de faire fructifier leurs profits, constitués de dons et d’offrandes, ces thérapeutes informent leurs patients que la guérison de leurs maladies est conditionnelle à la fréquence de la visite. Ceci signifie que le patient se trouve dans l’obligation de rendre régulièrement visite au village, et par conséquent, de procéder à une offrande à chacune de ses visites. Une des personnes enquêtées, venue du nord du Maroc, nous révèle ainsi à ce propos : « Je suis une habituée du village. Je reviens chez Lalla Aïcha annuellement. Un mal m’arrivera certainement si je ne reviens pas, car je suis possédée. » En outre, et afin de s’approprier des services, le travail par réseau est la stratégie la plus adoptée par les pratiquants de la voyance. Autrement dit, et comme le rapportent nos enquêtés, les thérapeutes, à l’intérieur ou à l’extérieur du village, se recommandent les uns les autres à leurs patients. L’expression la plus commune dans la bouche de nos enquêtés est « ‘lik b lalla Aïcha », ce qui signifie « pour être guéri, vous devez visiter Lalla Aïcha ». L’un de nos interviewés, agriculteur de profession, témoigne ainsi :

La technique qu’elles utilisent, surtout les professionnelles, consiste à travailler avec d’autres demeurant dans d’autres villes et villages. Lorsque celles qui vivent au loin reçoivent un client ou une cliente et après avoir écouté ses soucis et de quoi la personne souffre, la voyante lui dit : « Personnellement, je ne peux pas vous exorciser ou guérir, vous devez rendre visite à Lalla Aïcha. » C’est là où l’escroquerie commence. En fait, lorsque la personne sort de chez elle, la voyante appelle sa correspondante demeurant au village de Sidi Ali et lui communique les informations personnelles de la patiente, à savoir : son nom, son prénom, d’où elle vient, etc., et de quoi elle souffre. À l’arrivée de la patiente chez celle qui habite ici [au village de Sidi Ali], sans dire un mot, la voyante commence à l’appeler par son nom et lui parle de sa maladie et comment cela lui est arrivé en détail [en vrai, ce n’est que ce qu’a raconté la première]. La patiente se trouve dans l’embarras et croit intégralement dans ce que la voyante lui prescrit.

Morad, agriculteur, 45 ans [Traduction de l’arabe par l’auteur]

D’emblée, s’approprier cette pratique de la voyance permet à ces protagonistes d’accumuler des richesses, issues des offrandes et des dons, et par conséquent de s’approprier des biens, surtout immobiliers. L’achat de voitures et d’appartements sont les exemples qui reviennent le plus souvent dans les énoncés de nos interlocuteurs. Les voyants qui viennent des villes lointaines et qui louent des appartements pour de courtes durées ont tendance à acheter les leurs. Le quartier appelé « habitat » est occupé, selon nos enquêtés, par les pratiquants de la voyance, particulièrement les « Bidawa » (celles et ceux originaires de Casablanca).

Pour tout dire, l’économie de la baraka a permis à ces acteurs de mener à bien leurs projets de mobilité sociale. L’appropriation de services et de biens économiques fait de ces acteurs « un groupe social repérable » (Soares et LeBlanc 2015, 77). Par conséquent, le village est devenu un espace de conflit inter et intragroupe. Cette rente est mobilisée par des acteurs généralement qualifiés d’« étrangers ». De surcroît, ces étrangers sont conçus comme porteurs d’un stigmate négatif, relativement à cet espace saint.

5. La voyance : un croisement de biens et de maux

Actuellement, la pratique de la voyance constitue la pièce maitresse de la dynamique économique au sein du village. Le nombre de visiteurs a considérablement augmenté à cause de la voyance. Les premiers bénéficiaires des profits engrangés par cette pratique sont, indirectement, les chérifs. Ce sont les ayants droit de Lalla Aïcha, l’« esprit » et la « grotte ». Ils mobilisent sa figure pour guérir leurs patients et louent sa grotte aux commerçants. La rentabilité de la grotte dépend des voyants qui ont dressé leurs baraques aux alentours et qui prescrivent à leurs clients les offrandes à présenter à Lalla Aïcha. En outre, les enquêtés ont soulevé à maintes reprises la question de l’escroquerie et de l’homosexualité comme nous allons le voir plus loin. Les pratiquants de la voyance sont à leurs yeux des escrocs qui profitent de la naïveté des patients. Aussi, l’explication donnée à ce phénomène fait appel à un motif discutable, soit l’appât du gain. Selon eux, la voyance constitue un moyen direct pour acquérir la richesse. Devenir voyant est le moyen qui leur permet de rejoindre une classe sociale supérieure.

Cela dit, les enquêtés adoptent, parfois, un double discours. Ils acceptent les pèlerinages, mais refusent ses effets jugés inacceptables. En d'autres termes, ils admettent que l'activité économique soit intense, indépendamment des facteurs dont elle dépend, en l'occurrence la pratique de la voyance. En revanche, ils dénient cette pratique et la qualifient d’escroquerie. Un chérif témoigne ainsi : « Ceux qui viennent ici sont libres de visiter Lalla Aïcha ou d’autres. Par contre, ceux qui font des scandales ici ne sont pas les bienvenus. » Un autre villageois défend la pratique de la voyance comme source de revenus des pratiquants et de ceux qui en bénéficient. Il va jusqu’à la comparer à la culture du cannabis au nord du Maroc, et à pointer son statut illégal. Il dit : « Nous n’allons jamais lutter contre cela. Pourquoi à Ketama, les agriculteurs continuent-ils à cultiver le cannabis ? Parce qu’il s’agit de leur source économique unique. Chez nous aussi, c’est pareil. C’est ce qui permet à de nombreuses familles de survivre » (Mohamed, sans emploi, 34 ans). Le point commun entre la voyance et la culture du cannabis est l’interdit, l’une par la loi divine et l’autre par la loi temporelle. L’intérêt économique permet à ces deux pratiques d’être exercées et d’échapper à l’interdiction.

Il n’y a pas que la pratique de la sorcellerie qui a porté atteinte à la réputation du village, s’ajoute à cela l’homosexualité qui exacerbe cette opinion négative que les locaux ont de leur village. Comme nous l’avons explicité précédemment, il est évident que cette pratique, dite hors norme, trouve sa légitimité dans la mythologie locale, dans la légende décrivant le viol d’Aïcha, après sa transformation en homme. Le présent récit fournit une explication détaillée de cette pratique au sein du village. C’est pourquoi les membres de la communauté homosexuelle qui visitent le village se réfèrent à Aïcha comme à « Lmima » (maman).

Ils viennent pour recevoir la baraka de leur « Lmima » par le biais des pratiquants de la voyance. L’un des enquêtés commente ainsi :

Ce sont les voyant.e.s qui ramènent les homosexuels avec eux pour qu’ils leur donnent de la baraka ici. C’est le peuple de Loth. Pour te dire, il y a des gens qui travaillent avec le Satan [sic], et pour que son travail soit efficace, il doit exercer l’homosexualité. Ils font des choses incroyables. Ils pissent sur le Coran. C’est le diable qui les oblige de [sic] faire ces gestes pour qu’il travaille avec eux. À mon avis, ce sont eux-mêmes des diables. Personnellement, je connais un voyant homosexuel. Le diable, avec lequel il travaille, est un juif. Il l’a conditionné à être homosexuel pour qu’il soit voyant.

Kamal, sans emploi, 35 ans [Traduction de l’arabe par l’auteur]

Au vu de sa position symbolique, ces individus désignés par l’enquêté de « peuple de Loth[18] » fréquentent le village pour demander la baraka à leur Lmima. Les pratiquants de la voyance assurent les rituels et organisent des Lila (littéralement « nuit » en arabe) à ce propos. Il s’agit d’une nuit dont l’objectif est, principalement, thérapeutique. Les chants et les invocations d’Allah sont accompagnés des sons du tambourin et de la flûte. La population du territoire est ambivalente vis-à-vis ceux-ci. L’insistance qu’elle met sur le terme « étranger » est révélatrice à cet égard. L’étranger est à la fois accepté en tant que source de revenus pour la population dont l’activité principale est le commerce, et rejeté en tant que porteur d’une étiquette stigmatisante au regard de cet espace sacré.

Ces pratiques dans leur totalité engendrent une mauvaise opinion de l’espace étudié puisqu’elles donnent une identité négative à cet espace. En réponse à notre question sur la mauvaise image du village, Mohammed, 82 ans, rétorque : « Oui, évidemment, je me souviens de deux homosexuels qui se sont mariés, en leur faisant faire un petit tour avec un groupe de Hmadcha, tout était dit au média, notamment les journaux ». À propos de l’événement mentionné par Mohammed, Mourad raconte et manifeste son irritation :

Je me rappelle, il y avait du makhzen avec eux, mais ils n’ont fait aucune réaction pour arrêter le scandale. Dès ce moment, ils faisaient des commentaires en disant que les chérifs de Sidi Ali n’ont rien fait, mais qu’est-ce que nous devons faire ? Est-ce que Sidi Ali disait aux homosexuels « Venez-vous marier chez moi » ? […] Depuis lors, notre village est étiqueté d’une mauvaise réputation à cause de ces gens.

Ahmed, chérif Allali, 52 ans [Traduction de l’arabe par l’auteur]

Conclusion

En conclusion, le pèlerinage constitue l’élément déclencheur d’une dynamique multidimensionnelle au sein du village de Sidi Ali. Cette dynamique a engendré des changements significatifs dans les structures socio-économiques locales. Fondamentalement, elle a conduit une partie des habitants à délaisser l’activité agricole au profit du commerce d’offrandes et de voyance. Cette évolution a entraîné une migration, attirant à la fois des résidents des villages voisins et des habitants des grandes villes. Les premiers sont attirés par les opportunités économiques, tandis que les seconds viennent chercher un lieu propice à la pratique de la voyance, qu’encourage la sacralité de ce village de renom.

Par conséquent, les membres de la catégorie sociale considérée comme inférieure ont adopté une stratégie de changement de statut afin de rejoindre leur groupe de référence : les voyants expérimentés. Cette mobilité sociale a permis à ces acteurs de transcender les frontières sociales et de devenir à leur tour des protagonistes mobilisant les figures saintes du village, ce qui a renforcé par la suite la dynamique socio-économique. Ainsi, le pèlerinage s’est révélé être bien plus qu’une simple pratique religieuse, il s’est avéré un puissant de transformation sociale et économique au sein de la communauté de Sidi Ali.