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Les études cusaines n’auraient pas connu le développement exceptionnel des dernières décennies si elles n’avaient été animées et soutenues par l’engagement, à la fois scientifique et personnel, de Donald F. Duclow. Comme sa riche bibliographie le montre, tous les auteurs de la tradition cusaine, autant les grands philosophes prédécesseurs de Nicolas que furent Proclus, le Pseudo-Denys et Jean Scot Érigène, que les philosophes qui en constituèrent les maîtres médiévaux, tels Maître Eckhart et Nicolas, ont fait l’objet des recherches du professeur Duclow. Réunies pour l’essentiel dans son ouvrage récent Engaging Erigena, Eckhart and Cusanus[1], ces recherches témoignent de sa profonde connaissance de la tradition, ainsi que de sa maîtrise de la philologie complexe développée au fil d’une tradition aussi longue. Les éditeurs de ces magnifiques hommages le déclarent d’emblée : Donald F. Duclow est un grand maître de l’histoire intellectuelle du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, en même temps qu’il est demeuré un philosophe inspiré par l’idéal cusain de l’amour de la sagesse.

Formé auprès du professeur Wilhelm Dupré (1936-2024), souvent considéré comme le fondateur des études cusaines en Europe, alors qu’ayant quitté Vienne il s’était établi à l’Université DePaul à Chicago, Donald F. Duclow avait hérité de son maître un intérêt de fond pour la philosophie de la religion et le platonisme mystique. Dans sa pensée, le projet d’une histoire comparative de la théologie philosophique devait englober à la fois le néoplatonisme grec et latin, à commencer par la pensée de Plotin et de Proclus, et le platonisme chrétien, un mouvement continu où nous retrouvons Augustin, Henri Suso, Jean Gerson et plusieurs autres théologiens et philosophes lecteurs d’Eckhart et de Nicolas.

Dans cet itinéraire de recherche qui ne laisse d’impressionner, il faut mentionner la fondation et l’animation, dès 1983, de l’American Cusanus Society, en collaboration avec Morichi Watanabe et Lawrence Bond. L’amitié qui liait ces grands savants s’était développée dans les réunions du Congrès international des Études médiévales, notamment celles qui eurent lieu régulièrement à Kalamazoo. Comme le révèle l’examen de leurs programmes, les rencontres annuelles de cette société ont joué un grand rôle dans le développement de la recherche cusaine.

Les contributions regroupées dans ces hommages se divisent en trois parties. Dans la première, nous trouvons des études sur les mouvements philosophiques et théologiques avec lesquels Nicolas de Cues était en discussion. Le rôle de la pensée de Jean Gerson, notamment de son Annotatio doctorum aliquorum qui de contemplatione locuti sunt, se révèle majeur, comme le montre la belle étude de Samuel J. Dubbleman, qui présente le lexique philosophique constitutif du platonisme mystique. Comment faut-il décrire le projet de la Theologia mystica ? L’histoire de l’apophatisme est bien connue et la théologie qui s’est développée sur ce modèle de la négation n’en a pas moins engendré une grande quantité de discours cataphatiques. L’auteur se réfère ici aux travaux de Denys Turner[2] et souligne l’importance de la définition proposée par le Pseudo-Denys, qui suscita de grands commentaires, notamment celui d’Albert Le Grand (c. 1248). Le concept même de la theologia mystica semble avoir été forgé par Bonaventure dans son Itinerarium (1259), qui distinguait la théologie au sens propre, la théologie symbolique et la théologie mystique. L’histoire de ce concept dessine une évolution qui passe par Hugues de Balma et Jean Gerson. La bibliographie ici est exceptionnellement riche et l’Annotatio (1402-1403 et 1407) de Jean Gerson y tient une grande place. Dans le débat sur le rôle de la réflexion rationnelle dans la connaissance de Dieu, et sur l’importance comparative de la prière et du sentiment, Gerson avait opté pour la primauté d’une affection « pénitentielle ». Cette magnifique étude permet de reconstruire la pensée théologique de l’époque et de saisir avec clarté la contribution de Nicolas de Cues. Le canon des ouvrages de théologie mystique émerge en effet au XIIIème siècle et n’a cessé de s’enrichir par la suite.

La contribution de Robert J. Dobie présente l’éclairage fourni par la pensée d’Eckhart et de Suso sur la question de la finitude humaine et de la souffrance, telle qu’on la trouve structurée dans l’interprétation de la Consolation de philosophie de Boèce. Des études complémentaires (Thomas M. Izbicki et Bernard McGinn) se penchent sur l’intégration de cette réflexion dans la pensée des humanistes. On lira avec intérêt dans cette section de belles études sur le débat fascinant qui opposa, sur la nature de la connaissance, Nicolas de Cues au chartreux Vincent d’Aggsbach à l’Abbaye bénédictine de Tegernsee (c. 1452-1460). Ce débat sur la docte ignorance (docta ignorantia), selon le titre retenu par Nicolas de Cues pour son ouvrage le mieux connu (1440), avait été analysé en son temps par Edmond Vansteenberghe (1881-1943), qui avait établi le dossier complet des textes de la controverse[3]. On lira dans ces hommages sur ce point la belle étude d’Elizabeth Brient sur la perfection du temps dans ce traité, mais sans oublier les travaux , publiés ailleurs, de Christian Trottmann[4]. Notons enfin les débats engendrés par les positions de Nicolas sur le judaïsme et l’islam. Cet aspect de son oeuvre a donné lieu à de nombreuses études, et on trouvera ici une étude de Wendy Love Anderson sur Rabbi Salomon, ainsi qu’une étude de Joshua Hollmann sur Nicolas de Cues et la lecture mystique du Coran. Le traité de Nicolas sur l’islam demeure en effet un pilier fondateur de l’interprétation chrétienne du mysticisme musulman et un exemple audacieux du dialogue entre les religions.

La deuxième partie de l’ouvrage présente huit études consacrées à la pensée de Nicolas, et s’ouvre sur un essai de Wilhelm Dupré sur le traité De venatione sapientiae, un texte de 1462, considéré comme le testament spirituel de Nicolas. Quelles sont en effet les exigences de cette « chasse » de la sagesse ? Comment comprendre dans ce contexte la doctrine cusaine de la vérité (verum vero consonat)? Donald Duclow avait consacré en 2019 une importante étude à ce traité[5]. Parmi les autres essais de cette partie, retenons l’étude de Thomas Leinkauf sur le Idiota de mente, qui aborde les enjeux de l’épistémologie cusaine, fondée sur la réflexion du modèle divin infini dans l’intellect humain fini.

La troisième partie examine divers thèmes de la théologie mystique, comme les liens de Nicolas à son contemporain, Marsile Ficin. Retenons ici le grand essai de Michael Edward Moore, « Raymond Klibansky and the Platonic Tradition from Plato’s Timaeus to Nicholas of Cusa », qui forme la conclusion de ces hommages[6]. Consacrée aux recherches de Raymond Klibansky, cette étude présente son projet d’une reconstruction de la tradition platonicienne en Occident, dans le but d’en montrer d’abord la continuité. Dans l’interprétation de Klibansky, la pensée de Nicolas de Cues se trouve au fondement de la cosmologie moderne. L’auteur présente ici une synthèse remarquable de l’itinéraire intellectuel de Klibansky, depuis sa formation auprès de Karl Jaspers et de Ferdinand Tönnies à ses liens avec Ernst Cassirer et avec les membres de l’Institut Warburg de Hambourg. Auteur d’une importante monographie sur la modernité[7], Michael Edward Moore montre comment une conception rigoureuse des sciences de la culture (Kulturwissenchaften) soutient le projet global de Klibansky, notamment sa connaissance du milieu de Weimar. L’étude de Moore retrace les grandes étapes d’une histoire qui, en passant par la traduction du Timée par Calcidius et les écrits de l’École de Chartres, pour ne citer que deux exemples bien connus, a conduit Klibansky, et avant lui Cassirer et Ernst Hoffmann, à rendre possible une renaissance de la pensée cusaine au vingtième siècle. Mais Klibansky ne voyait pas d’abord en Nicolas de Cues le fondateur de la modernité, il souhaitait plutôt restituer la constitution de la tradition platonicienne qui aboutit à lui. Le rôle de Nicolas dans cette évolution n’est jamais aussi clair que dans sa conception de la bibliothèque qu’il assembla à Cues et qui demeure un monument admirable construit en hommage à la tradition. On y trouve entre autres la collection des manuscrits réunis par le cardinal. Cet aspect a en effet beaucoup occupé Raymond Klibansky, comme le souligne Ethel Groffier dans son étude sur l’amour des livres[8].

Cet ouvrage, outre le curriculum du professeur Duclow et la bibliographie complète de ses écrits, contient une annotation somptueuse qui le place au rang des meilleurs instruments pour l’étude de Nicolas de Cues.