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Il est tout à fait légitime de s’interroger sur la pertinence d’une recension consacrée à un ouvrage comme celui dont il est question ici. En effet, et il convient de le préciser, il ne s’agit pas d’un texte scientifique ou universitaire. Quel est alors l’intérêt d’en parler dans une revue universitaire ? Il est possible de répondre de plusieurs façons à cette question. Disons d’abord que l’occasion est venue d’une demande réitérée : une première fois, dans un de mes séminaires d’études supérieures, où un étudiant m’a demandé un jour ce que l’on devait penser de ce livre ; puis, quelques semaines plus tard, à un diner qui n’avait rien d’académique, où une personne cultivée mais externe à l’Université m’a posé la même question.

Ces épisodes tout à fait anecdotiques et en soi négligeables renvoient à une circonstance plus générale, susceptible d’attiser notre intérêt : l’auteur de l’ouvrage en question n’est autre que Frédéric Lenoir, un des intellectuels français les plus traduits et les plus lus dans le monde. Ce philosophe-sociologue de formation (maîtrise en philosophie à Fribourg, doctorat à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales – EHESS – de Paris) a en effet publié plus de cinquante ouvrages – le plus souvent de vulgarisation – dans le domaine de la philosophie, de la spiritualité et de la religion. On se souviendra qu’il a dirigé avec Ysé Tardan-Masquelier la dernière oeuvre générale (en deux volumes) sur les religions qui ait été publiée en langue française depuis celle de Henri-Charles Puech : L’Encyclopédie des religions[1]. Il a également dirigé entre 2004 et 2013 le magazine bimestriel Le Monde des religions. Il est auteur de livres d’entretien, de romans et de contes, de BD, de pièces de théâtre. Il est aussi actif dans le monde de la télévision et de la radio. En d’autres mots, Lenoir est devenu – particulièrement dans l’univers francophone – une sorte de maître à penser en matière de spiritualité, de philosophie et de religion. Ses livres se vendent par millions et sont traduits dans une vingtaine de langues. C’est à ce titre qu’il convient de dire quelques mots à propos l’entreprise intellectuelle qui a présidé à la rédaction de l’essai dont il est question ici.

L’Odyssée du sacré prétend offrir à un lecteur moyennement instruit une sorte d’histoire de la religion et de la spiritualité, des origines les plus reculées jusqu’à l’époque actuelle. Ce survol d’environ cinq-cents pages ne vise pas à fournir un résumé détaché ou neutre. Si la présentation se veut certes équilibrée, elle n’en inclut pas moins une prise de position personnelle nette sur la plupart des enjeux émergents de l’aventure humaine religieuse ici condensée.

L’introduction entend offrir une définition des mots clés, inévitablement nombreux (ne serait-ce que dans le titre, où l’on n’en compte déjà trois). « Sacré », « religion », « spiritualité », « transcendance et immanence », « croyance » : c’est dans le but de s’entendre sur l’objet du propos que ces termes sont abordés, encore que de manière succincte, dans les premières pages. Si l’on considère que le texte s’ouvre sur une allusion plus ou moins explicite à la théorie du théologien luthérien Rudolf Otto (1869-1937) (« Au commencement étaient la crainte et l’émerveillement. Ainsi est né le sentiment du sacré », p. 7) et que dans les deux pages suivantes Lenoir s’appuie sur des références quelque peu décontextualisées à Émile Durkheim (1858-1917) et à Max Weber (1864-1920), afin de définir les concepts à étudier, on ne sera pas surpris de constater par la suite que les propos présentés au lecteur ne seront pas inspirés par la plus récente littérature scientifique. Dans cette première partie, la référence la plus proche de notre époque, lâchée sans aucune explication (au point où elle risque de demeurer incompréhensible au lecteur qui ne connaîtrait pas déjà l’auteure et sa théorie), renvoie à une monographie de la grande sociologue française Danièle Hervieu-Léger (La religion pour mémoire, 1993).

Les chapitres s’enchaînent ensuite au gré d’une périodisation grossière, fondée sur une supposée succession de quelques grandes mutations de l’humanité dans le courant des dix derniers millénaires. Après la révolution cognitive de la préhistoire, où la religion trouve son origine dans une première forme animiste-chamanique, survient la révolution agraire qui correspond à la diffusion du culte des ancêtres et à la formation des premières divinités. Ensuite, l’apparition de l’écriture marque les débuts de la société patriarcale et des polythéismes. La formation des grands empires nous transporte à l’âge axial, qui avec sa révolution éthico-spirituelle voit l’apparition des religions du salut. Un détour nous fait passer par une analyse des phénomènes de la magie, de la sorcellerie et de l’exorcisme. Les cinq derniers siècles, ceux de la modernité, sont caractérisés par la montée de l’individualisme, de la globalisation et de l’esprit scientifique. Enfin, les conclusions offrent quelques considérations plus personnelles sur l’ensemble de cet itinéraire. On y trouve également la proposition d’une nouvelle phase dans la périodisation de l’évolution humaine, à savoir le tournant actuel de l’Anthropocène (ère où l’humain devient capable de modifier l’écosystème planétaire) qui serait caractérisé par trois crises majeures : les bouleversements écologiques, qui mettent en péril la survie de l’humanité et de la planète ; la révolution numérique, qui a produit un monde globalisé et hyperconnecté ; le projet transhumaniste, qui vise à dépasser l’ordre naturel dans lequel est apparu et a évolué l’humain. Ces trois crises sont connectées à l’avènement du capitalisme et de la rationalité instrumentale.

Disons tout de suite que le livre est truffé de simplifications, de références datées ou trop faibles et, dans plusieurs cas, d’erreurs grossières. Faute de pouvoir énumérer tous les problèmes, nous n’en mentionnerons que quelques-uns parmi les plus graves.

Tout d’abord, les définitions proposées en ouverture ne sont pas précises et se fondent sur une lecture superficielle d’auteurs franchement dépassés (et, aujourd’hui, souvent contestés). Lenoir s’appuie sur l’étymologie du mot « religion » pour présenter sa compréhension du concept. Nous avons justement sur ce point un exemple du genre d’erreurs mentionnées : l’étymologie du mot qui remonte au verbe « religare » ne concerne en rien le lien entre les êtres humains (p. 8) mais le lien entre l’être humain et Dieu, et on ajoutera que cette étymologie ne nous est pas proposée (tel qu’affirmé plus en avant, à p. 410) par Augustin (354-430) – dont la proposition étymologique est d’ailleurs ignorée par Lenoir – mais par Lactance (v. 250-v. 325), qui le précède d’un siècle. Ce que nous avons dit des définitions préliminaires vaut aussi pour celles qui surviennent plus en avant dans le texte. On pense, par exemple, au passage où, désignant le sacré comme « ce qui est saint » (p. 101), Lenoir fait fi de toutes les études terminologiques qui, d’Émile Benveniste (1902-1976) jusqu’à nos jours, se sont penchées sur ces termes et ont souligné la différence fondamentale qui sépare, justement, « sacer » de « sanctus ». Cette négligence est d’autant plus grave que l’emploi de la catégorie du sacré pour circonscrire le phénomène religieux a été très critiqué dans les dernières décennies. Ce type d’insouciance dans le maniement des concepts se retrouve aussi dans les chapitres qui suivent, lorsque sont abordées les notions de magie, d’occultisme, de fondamentalisme...

Un autre problème concerne la structure de l’essai et sa forme en entonnoir, qui rétrécit progressivement la perspective. Si l’on débute avec une histoire de l’humanité entière, suivant le modèle maintes fois cité du livre de Yuval Noah Harari[2], l’horizon se rétrécit à mesure que l’on avance : le tournant axial focalise l’attention sur les religions de salut ; le chapitre sur la magie traite d’une question (désuète) qui n’existe que dans l’histoire des études occidentales des deux derniers siècles ; la modernité ouvre une moitié du livre qui est exclusivement concentrée sur des phénomènes spécifiquement européens et nord-américains (spiritisme, occultisme, transhumanisme, etc.) et sur l’histoire de la philosophie et de la psychanalyse occidentale. Je ne suis pas de ceux qui aiment dénoncer l’ethnocentrisme à tout propos, mais disons que dans ce cas précis il y a de quoi critiquer, surtout quand Lenoir croit pouvoir discerner une nouvelle tendance à la réhabilitation de « l’imaginaire, de la pensée mythique et intuitive » dans le succès des sagas du Seigneur des Anneaux, de Harry Potter et de Star Wars (p. 491).

Roger Caillois, Mircea Eliade, James G. Frazer, Marija Gimbutas, René Girard, Karl Jaspers, etc., sont des auteurs intéressants quand il s’agit d’analyser l’évolution des études et des conceptions occidentales en matière de religion, mais ils posent toute une série de problèmes lorsqu’on les utilise sans médiation et sans recul afin de reconstituer une histoire générale des croyances humaines qui soit acceptable selon les critères scientifiques actuels. Mais ce n’est peut-être pas là l’intention de ce livre. Ce soupçon est d’ailleurs renforcé par les propos concernant les guérisons miraculeuses de Lourdes ou les prodiges de Padre Pio (p. 262-267), que Lenoir semble considérer comme des faits avérés. Il nous dit en introduction que son ouvrage est le résultat de trente-cinq années de recherches mais un lecteur averti en doutera. Ce ne sont pas seulement les références contestables qui nous rendent sceptique mais aussi celles qui sont absentes : un exemple parmi tant d’autres est le nom de Pascal Boyer, que l’on aurait souhaité voir apparaître dans les pages consacrées aux études cognitives de la religion.

D’autre part, il est vrai qu’aujourd’hui aucun chercheur sérieux n’aborderait seul une matière aussi vaste : les connaissances d’un individu ne peuvent espérer couvrir toutes les questions de manière rigoureuse et informée, même dans un champ disciplinaire plus ou moins circonscrit comme les sciences des religions. Robert Bellah s’y était essayé en 2011[3] et le résultat avait été décevant, à bien des égards semblable à celui de Lenoir. Quand un intellectuel ayant atteint une certaine maturité et une reconnaissance bien établie se met à parler en élargissant le propos à rien de moins que l’histoire entière de l’humanité, c’est qu’il entend faire passer un message : plus la perspective est large, plus le message écrase la rigueur et la précision des données censées le corroborer. Et c’est d’ailleurs là que se trouve le principal problème de cette entreprise : la présentation (la sélection, devrais-je dire) des différents thèmes de l’histoire religieuse retenus par Lenoir semble surtout servir d’appui à l’affirmation de positions bien campées sur un certain nombre d’enjeux. On peut les partager ou non, là n’est pas la question. Quand, à la fin du livre (p. 487), il affirme que l’être humain a perdu son lien avec la nature à la fin du Néolithique, ou qu’il a mis de côté sa part féminine à l’avènement des grandes civilisations patriarcales, ou encore qu’il a dépouillé le divin de sa relation avec le monde à l’époque axiale[4], lors de la diffusion des grandes religions de la transcendance, on ne peut s’empêcher de penser que ces idées simplistes et discutables constituent en réalité le pivot de tout ce qui précède, dont le but n'était pas tant de creuser des questions mais d’appuyer des conclusions.

Un livre comme celui-ci doit interroger les spécialistes universitaires. Le succès d’une telle entreprise témoigne d’un besoin très présent chez nos concitoyens et concitoyennes, qui s’interrogent à juste titre sur les questions fondamentales de l’humanité et, dans plusieurs cas, souhaitent entendre parler de ces sujets en dehors des institutions religieuses, qui proposent leurs propres doctrines. Il est du devoir de tout intellectuel travaillant dans ce domaine de répondre à ce besoin, mais la tâche peut s’avérer ingrate : dans la plupart des cas, nous n’avons pas de réponse claire à donner et nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer sur tous les aspects de ces vastes questions – contrairement à Lenoir. Ce que nous pouvons faire, c’est de les approfondir, ces questions, de les présenter et de les creuser de manière accessible, sans pour autant sacrifier les nuances et les doutes. Peut-être que si on répondait avec plus de sollicitude à ce besoin, on pourrait alors se passer d’un livre comme L’Odyssée du sacré.